Catriona/22
Hachette, (p. 227-234).
XXII
HELVOETSLUYS
Le temps avait changé, le vent sifflait dans les haubans, la mer grossissait et le navire commençait à lutter contre les vagues. Les cris de la vigie ne cessaient plus, car nous nous faufilions parmi les bancs de sable. Un matin, entre un rayon de pâle soleil et une averse de grêle, j’aperçus pour la première fois la Hollande, c’est-à-dire une ligne de moulins à vent, dont les ailes s’agitaient sur la côte. Je n’en avais jamais tant vu et cela me donna la sensation d’un voyage à l’étranger, d’un monde nouveau et d’une nouvelle vie. On jeta l’ancre vers onze heures, en face du port d’Helvoetsluys ; la mer était houleuse et le navire tanguait horriblement.
Nous étions tous sur le pont, sauf Mrs Gibbie, troussés dans des manteaux, nous retenant aux cordages et plaisantant d’autant mieux, comme les vieux matelots qui nous servaient de modèles.
Nous vîmes bientôt un canot se ranger le long du bord et le patron héla notre capitaine en hollandais. Celui-ci parut troublé, se tourna vers Catriona, et nous apprîmes en même temps quelle était la difficulté qui venait de surgir. La Rose allait jusqu’à Rotterdam où les passagers étaient pressés d’y parvenir pour profiter d’une correspondance, ce même soir, pour l’Allemagne. Il était possible d’arriver avec la brise qui soufflait alors, pourvu qu’on ne perdît pas de temps. Or, James More avait donné rendez-vous à sa fille à Helvoetsluys et le capitaine s’était engagé à stopper en face du port pour lui permettre de débarquer.
Le canot était là et Catriona était prête, mais la mer était si mauvaise qu’il y avait vraiment du danger ; et cependant, le capitaine n’était pas d’humeur à attendre.
« Votre père, dit-il, ne me pardonnerait pas de vous exposer ainsi. Venez avec nous jusqu’à Rotterdam, vous passerez la Meuse, vous gagnerez ensuite Brill et, de là, vous reviendrez à Helvoetsluys. »
Mais Catriona ne voulut rien entendre, elle pâlit un peu en voyant les cascades d’écume et les paquets de mer qui passaient par-dessus le gaillard d’avant, mais elle demeura ferme dans sa volonté de partir quand même. « Mon père, James More, l’a décidé ainsi », fit-elle, et ce fut son dernier mot. Je la trouvai absurde d’être si entêtée et de résister aux conseils des marins, mais elle avait une très bonne raison, si elle eût voulu nous la communiquer.
Les bateaux et les voitures sont d’excellentes choses, mais il faut les payer, et tout son avoir consistait en deux shillings et un demi-penny. C’est ainsi que le capitaine et les passagers, ne se doutant pas de son dénuement (elle était bien trop fière pour le leur faire connaître) épuisèrent en vain leur éloquence.
« Mais vous ne parlez ni français ni hollandais, lui dit l’un de nous.
— C’est vrai, mais depuis l’année 45, il y a tant d’honnêtes Écossais à l’étranger, que je suis sûre que je n’aurai pas de difficulté à me faire comprendre. »
Cette simplicité provinciale fit sourire les uns et frémir les autres. M. Gibbie se mit en colère. Il trouvait que son devoir était d’aller à terre avec Catriona puisque sa femme en avait accepté la charge, mais rien ne l’aurait décidé à affronter ce danger, car cela lui aurait fait manquer sa correspondance. Aussi prenait-il une grosse voix pour apaiser sa conscience. À la fin, il s’adressa au capitaine déclarant que c’était une infamie de livrer cette jeune fille à ces pêcheurs inconnus. Je faisais la même réflexion, et sans plus tarder, ma résolution fut arrêtée. Je pris le capitaine à part et je m’assurai qu’il enverrait nos bagages à une adresse que je lui donnai à Leyde ; puis je m’avançai, je fis signe au patron du canot, et m’adressant au capitaine :
« Je vais accompagner miss Drummond ; peu importe par quelle voie, j’arriverai à Leyde. » En même temps, je sautai dans le bateau, non sans bousculer deux des matelots dans le fond.
Une fois là, le danger paraissait plus grand encore, tellement le vaisseau se balançait au-dessus de nous, et le câble de l’ancre menaçait à chaque instant de nous faire chavirer. Je commençai à craindre d’être la victime de mon dévouement ; il me semblait impossible que Catriona pût venir me rejoindre et j’allais peut-être me trouver seul à Helvoetsluys, sans autre espoir de récompense que le plaisir d’embrasser James, ce qui était loin de me tenter. Mais je comptais sans le courage de Catriona ; elle m’avait vu sauter sans une apparence d’hésitation, bien que j’en eusse éprouvé beaucoup, avant de me décider ; elle n’était pas femme à se laisser battre, surtout par moi. Je la vis se dresser sur le roufle, se tenant à un étai, le vent soulevait ses jupes, ce qui rendait l’entreprise plus dangereuse et découvrait ses bas blancs un peu plus haut qu’on ne l’eût jugé convenable en ville. Il n’y avait pas une minute à perdre, je m’apprêtai à la recevoir et je tendis les bras ; le patron fit un effort pour approcher le canot plus qu’il n’était prudent peut-être… et Catriona s’élança dans le vide. Je fus assez heureux pour la saisir et les pêcheurs vinrent à mon aide tout en évitant de chavirer. Elle se retint à moi une seconde avec force, respirant vite et fort, et nous étions installés à nos places avant qu’elle eût lâché mes mains. Le capitaine Sang et les passagers nous crièrent un long adieu et nous voguâmes vers la côte.
Dès que Catriona fut un peu revenue à elle, elle me lâcha les mains, mais ne souffla plus un mot, pas plus que moi, du reste ; le bruit du vent et le roulement des vagues rendaient d’ailleurs la conversation difficile. Notre canot n’avançait qu’avec peine, et la Rose avait presque disparu à nos yeux, avant que nous fussions à l’entrée du port.
Dès que nous fûmes en eau calme, le patron, selon l’usage incourtois des Hollandais, arrêta son bateau et nous demanda le prix du passage ; deux « florins » (environ trois shillings et 3 pence). Catriona se récria avec vivacité et assura que le capitaine lui avait dit qu’elle n’aurait qu’un shilling à payer. « Croyez-vous, ajouta-t-elle, que je me serais embarquée sans m’être informée du prix auparavant ? » Le patron lui répondit grossièrement dans une langue où les jurons seuls étaient anglais, jusqu’à ce que, la voyant près de pleurer, je glissai six shillings dans la main du bonhomme et il voulut bien en accepter un autre d’elle. Cette petite scène m’avait étonné, je n’aime pas à voir les gens défendre leur bourse avec tant de passion : ce fut avec une certaine froideur que je demandai à Catriona où elle avait rendez-vous avec son père.
« On m’indiquera où il est, chez un brave marchand écossais du nom de Sprott, » dit-elle, puis, tout d’une haleine, elle ajouta : « Je voudrais vous remercier… vous vous êtes conduit en véritable ami à mon égard. »
— Vous me remercierez quand je vous aurai remise entre les mains de votre père, répondis-je, sans savoir à quel point je disais vrai, je pourrai lui certifier qu’il a une fille obéissante.
— Ah ! je ne sais pas si je mérite cet éloge… fit-elle d’un air peiné.
— Cependant, je crois que peu de jeunes filles auraient eu le courage de sauter dans le canot pour obéir aux ordres d’un père.
— Vous avez trop bonne opinion de moi ; pouvais-je rester quand vous aviez sauté à cause de moi ? et puis j’avais d’autres raisons. »
Alors, avec une rougeur subite, elle m’avoua sa pauvreté.
« Bonté divine ! m’écriai-je, est-il possible, seule sur le continent avec une bourse vide ! C’est fou ! C’est à peine croyable !
— Vous oubliez que James More mon père est un gentleman ruiné, un proscrit.
— Mais tous vos amis ne sont pas des proscrits ! Est-ce bien agir avec eux ? envers moi, envers Miss Grant qui vous a conseillé de partir et qui serait furieuse si elle savait ce qui arrive ? Était-ce même bien de cacher votre situation aux Grégorys, chez qui vous étiez et qui vous traitaient avec affection ? Vous êtes heureuse de tomber entre mes mains ! Supposez que votre père soit absent par hasard ; que deviendriez-vous, seule, en pays étranger ? La seule pensée me fait frémir.
— Il fallait bien que je leur mentisse à tous ; je leur ai dit à tous que j’avais de l’argent : je ne pouvais humilier mon père devant eux. »
Je sus plus tard que la dissimulation venait de lui et non pas d’elle, et qu’elle avait dû soutenir le mensonge pour ne pas le perdre de réputation. Mais, à ce moment-là, j’ignorais tout, et l’idée de son dénuement et des dangers qu’elle avait courus m’avait extraordinairement surexcité.
« Très bien, lui dis-je, cela vous apprendra, j’espère, à avoir une autre fois plus de bon sens. »
À l’hôtel, on me donna l’adresse de l’Écossais Sprott, et tout en nous y acheminant, nous regardions le pays avec curiosité.
Il y avait, en effet, bien des choses à admirer : les maisons étaient entourées d’arbres et de canaux, chacune était isolée et bâtie en jolies briques roses, avec un perron et un banc en marbre bleu auprès de la porte ; la ville entière était si propre, qu’on aurait pu dîner sur la chaussée.
Sprott était chez lui, penché sur ses livres de compte, dans une petite salle basse ornée de faïences et de tableaux avec un globe terrestre dans un cadre de cuivre. C’était un petit homme rubicond, un peu voûté. Il n’eut même pas la politesse de nous offrir un siège.
« James More Mac Grégor est-il ici, monsieur ? lui demandai-je.
— Je ne connais personne de ce nom, fit-il avec impatience.
— Je vais donc changer ma question et vous demander où nous pourrons trouver à Helvoetsluys James Drummond, alias Mac Gregor, alias James More, ancien maître d’Inveronachile ?
— Monsieur, dit-il, il n’est pas en enfer, que je sache ! et en vérité, je voudrais qu’il y fût !
— Voici sa fille, Monsieur, je suppose que vous trouverez comme moi que ce n’est pas devant elle qu’il convient de discuter la valeur de son père.
— Je n’ai affaire ni à lui, ni à elle ! s’écria-t-il avec une grosse voix.
— Permettez-moi de vous dire, monsieur Sprott, que cette jeune fille est venue d’Écosse pour le rejoindre, et je ne sais par quelle erreur on lui a donné votre nom pour adresse. Je ne suis que son compagnon de voyage, mais nous devons venir en aide, vous et moi, à notre compatriote.
— Voulez-vous me rendre fou ? cria-t-il, je vous répète que je ne sais rien et que je ne me soucie ni de lui, ni de ce qui peut lui arriver ! Je vous dis que cet homme me doit de l’argent.
— C’est possible, monsieur (et je sentais la colère me venir), mais moi, je ne suis pas votre débiteur, cette jeune fille est sous ma protection, et je ne suis pas habitué à de telles façons de parler, je vous en avertis. »
Et tout en parlant, j’avançai d’un pas ou deux vers la table, employant par hasard le seul argument qui pût toucher le bonhomme. Il pâlit aussitôt.
« Ne vous fâchez pas, Monsieur, s’écria-t-il, je n’avais pas l’intention de vous offenser ; je suis comme un vieux chien grognon, dont l’aboiement fait du bruit, mais qui n’a pas la dent mauvaise. Sandie Sprott est un bon garçon. Et si vous saviez combien cet homme m’a trompé !
— Très bien ! mais permettez-moi de vous demander quand vous avez eu de ses nouvelles pour la dernière fois ?
— Vous tombez bien ! Pour ce qui est de la jeune miss, il l’aura complètement oubliée. Je le connais, voyez-vous, il y a longtemps qu’il m’a fait perdre de l’argent. Quand il a ce qu’il lui faut, clan, roi ou famille, il envoie tout promener ! Oui, et son correspondant de même. Car nous sommes associés dans une affaire et cela coûtera cher à Sandie Sprott ! Il est mon associé, et je vous donne ma parole que j’ignore où il est. Il peut revenir demain… ou seulement dans un an, je ne m’étonnerai de rien, sauf d’une seule chose : qu’il me paye ce qu’il me doit. Vous voyez ma situation, je ne puis rien faire pour Miss Drummond, elle ne peut pas rester chez moi, je ne suis qu’un pauvre homme et si je la prenais, le rusé compère voudrait peut-être me forcer à l’épouser.
— En voilà assez, dis-je, je conduirai Miss Drummond chez de meilleurs amis. Donnez-moi de quoi écrire, et je vais vous laisser pour James More l’adresse de mon correspondant à Leyde ; il pourra s’informer auprès de moi où trouver sa fille. »
J’écrivis un mot que je cachetai, Sprott m’offrit de faire porter la malle de Catriona à l’hôtel et je lui remis, pour la peine, un dollar dont il me donna quittance.
Là-dessus, j’offris le bras à ma compagne, et nous quittâmes la demeure de ce fripon. Pendant tout le dialogue, Catriona n’avait pas ouvert la bouche, me laissant parler et décider à sa place. De mon côté, j’avais eu soin, pour ne pas la gêner, de ne pas la regarder une seule fois ; même maintenant que mon cœur éclatait de colère et d’indignation, je réussissais à paraître gai et tranquille.
« Nous allons retourner à l’hôtel pour dîner, lui dis-je, et nous demanderons les heures de départ pour Rotterdam. Je ne serai satisfait que quand je vous aurai remise saine et sauve à Mrs Gibbie.
— S’il le faut, je n’ai rien à objecter, répondit-elle, mais Mrs Gibbie ne sera guère contente de me revoir, et je vous rappelle que je n’ai qu’un shilling et trois pence.
— Et encore une fois, je vous rappelle que c’est heureux pour vous que vous soyez avec moi.
— Je ne le sais que trop ! dit-elle, et je crus sentir qu’elle s’appuyait un peu plus sur mon bras. C’est vous qui vous montrez un bon ami pour moi. »