Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 203-214).


XX

JE CONTINUE À VIVRE DANS LA BONNE SOCIÉTÉ


Je fus l’hôte de la famille Prestongrange pendant deux mois, et je fis connaissance avec le barreau, la Cour et la fleur de la société d’Édimbourg. Mon éducation ne fut pas négligée, loin de là ; j’étudiai le français pour me préparer à aller à Leyde ; je me mis à l’escrime ; je travaillai jusqu’à trois heures par jour, et je fis de rapides progrès. D’après le conseil de mon cousin Pilrig, qui était bon musicien, je pris des leçons de chant, et par ordre de miss Grant, je suivis un cours de danse où je dois avouer que je ne fus pas brillant. Tout cela servit surtout à me donner le vernis de la bonne société ; je ne fus plus si gauche avec mes basques d’habit et mon épée, et je sus me comporter dans un salon comme si j’y eusse été habitué dès l’enfance. Ma toilette fut revisée avec le plus grand soin, et les petits détails tels que la hauteur à laquelle mes cheveux devaient être attachés, ou la couleur de mon ruban, furent l’objet de longues discussions entre les trois sœurs.

J’acquis donc très vite un air à la mode, qui n’aurait pas peu surpris les braves gens d’Essendean si j’étais allé leur faire visite. Les deux plus jeunes demoiselles ne demandaient pas mieux que de discuter tel détail de mon habillement, car cela rentrait dans le cadre de leurs pensées habituelles ; mais, quoique polies et même cordiales, souvent, elles n’avaient pas l’air de remarquer ma présence, ou ne savaient pas toujours dissimuler que je les ennuyais. Quant à leur tante, c’était une personne originale et je pense qu’elle m’accordait autant d’attention qu’au reste de la famille, ce qui n’est pas beaucoup dire ! Miss Grant et l’avocat général étaient donc mes seuls amis et notre familiarité s’accrut bientôt d’un plaisir commun : l’équitation. Pendant une vacance des tribunaux, nous étions allés tous les trois passer quelques jours au château de Grange, et là, nous avions commencé à monter à cheval à travers champs. De retour à Édimbourg, nous continuâmes autant que le permettaient les continuelles occupations de l’avocat général. Quand nous étions bien mis en train par l’ardeur de la course à cheval, par les obstacles à vaincre ou par les intempéries, ma timidité était entièrement vaincue ; la différence de rang s’oubliait et les phrases n’étant pas de commande, venaient tout naturellement sur les lèvres ; c’est ainsi, au cours de ces agréables promenades, qu’on me fit raconter ma vie, depuis le jour où j’avais quitté Essendean, jusqu’à mon voyage à bord du Covenant et la bataille sur le carré, le naufrage, ma fuite dans les bruyères, etc.

L’intérêt qu’ils prirent à mon histoire leur inspira le désir de voir Shaws et, un jour de congé du tribunal, nous montâmes à cheval de bon matin et prîmes cette direction.

Bientôt, nous fûmes à portée de mon patrimoine ; la maison s’élevait au milieu d’une plaine givrée par un froid intense ; tout semblait désert et les cheminées sans fumée donnaient l’impression de la solitude et de la désolation. Là, lord Prestongrange mit pied à terre, me donna son cheval et alla seul rendre visite à mon oncle, tandis que mon cœur se gonflait d’amertume à la vue de cette demeure et à la pensée du vieil avare qui grelottait sans doute à la cuisine.

« Voilà ma maison et ma famille ! dis-je.

— Pauvre monsieur Balfour ! répondit miss Grant. »

Je ne sus jamais ce qui se passa pendant cette visite, mais à voir le visage de lord Prestongrange quand il nous rejoignit, elle ne dut pas être agréable à mon oncle.

« Vous serez bientôt le maître ici, me dit l’avocat général, en se retournant vers moi, le pied déjà dans l’étrier.

— Je ne désire que ce qui m’est dû, répondis-je, et ne voudrais faire de tort à personne. »

Je dois noter cependant que, pendant son absence, nous nous étions livrés, miss Grant et moi, à des projets d’embellissement, que j’ai du reste exécutés plus tard.

De là, nous allâmes jusqu’à Queensferry, car lord Prestongrange voulut lui-même s’occuper de mes affaires et voir Rankeillor. Celui-ci nous souhaita une chaude bienvenue et parut ravi de recevoir un si grand personnage. L’avocat général resta plus de deux heures enfermé avec lui et je sus plus tard qu’il avait témoigné pour moi d’une grande estime et d’un sincère intérêt. Pendant cette longue conférence, miss Grant, le jeune Rankeillor et moi résolûmes de nous promener aux environs et, prenant un bateau, nous passâmes la Hope de Limekilns. Rankeillor fit la cour d’une façon ridicule à miss Grant et celle-ci, ne voulant sans doute pas renier son sexe, s’en montra flattée. Mais cela eut un avantage, car lorsque nous fûmes sur l’autre rive, elle lui demanda de garder le bateau tandis que nous allions un peu plus loin jusqu’à l’auberge. Elle avait imaginé cette promenade pour voir Alison Hastie, car, s’étant vivement intéressée à mon récit, elle voulait faire la connaissance de cette jeune fille qui avait contribué à me sauver la vie[1].

Cette fois encore, nous la trouvâmes seule ; son père passait toutes ses journées dans les champs. Elle nous fit de très respectueuses révérences, comme il convenait vis-à-vis de personnes de qualité et d’une si jolie demoiselle en amazone.

« Est-ce ainsi que vous reconnaissez vos amis ? lui demandai-je en lui tendant la main.

— Bonté du ciel ! Je ne vous reconnais pas… Mais me regardant mieux elle s’écria : Le garçon déguenillé ? est-ce bien vous ?

— C’est moi-même, dis-je en riant.

— Bien souvent, j’ai pensé à vous et à votre ami ! et je suis heureuse de vous voir avec de si beaux habits, continua-t-elle ; je me doutais bien que vous aviez dû retrouver votre famille, car j’ai bien à vous remercier du beau cadeau que j’ai reçu de vous.

— Voyons, me dit alors miss Grant, allez faire un tour dehors comme un bon garçon que vous êtes, c’est elle et moi qui avons à causer. »

Je la laissai aussitôt et elle demeura un quart d’heure dans la maison. Quand elle en sortit, j’observai deux choses : elle avait les yeux rouges et une broche d’argent qu’elle portait ce jour-là avait disparu de son cou.

« Je ne vous ai jamais vue si belle, lui dis-je.

— Oh ! David, ne faites pas le nigaud ! répondit-elle, et elle fut plus taquine que jamais tout le reste du jour. »

Nous rentrâmes tard de cette excursion, une des plus agréables de ma vie.

Cependant, je n’avais plus entendu prononcer le nom de Catriona ; miss Grant était impénétrable et me fermait la bouche par des plaisanteries. Un jour enfin, elle entra dans le salon au retour d’une promenade et je lui trouvai quelque chose d’anormal dans la physionomie, son teint était coloré, ses yeux brillaient et elle esquissait un petit sourire dès que son regard s’arrêtait sur moi. On aurait dit qu’elle incarnait la malice et, tout en se promenant dans la pièce, elle me chercha querelle et déclara à la fin, avec beaucoup de colère, qu’elle n’accepterait aucune excuse, que je l’avais gravement offensée et que je devais lui demander pardon à genoux.

Devant une attaque aussi injuste, je finis par m’irriter à mon tour.

« Je ne vous ai rien dit d’offensant, je ne sais ce que vous voulez dire, et quant à me mettre à genoux, c’est une posture que je réserve pour Dieu.

— Eh bien, je veux être servie comme une déesse, s’écria-t-elle en secouant ses boucles brunes, et tout homme qui approche de mon cotillon doit en passer par là.

— J’irai jusqu’à vous demander pardon et encore, ce sera pour sacrifier à l’usage, car je jure que je ne sais pas pour quelle faute, mais si vous aimez les situations de comédie, vous pouvez chercher ailleurs.

— Oh ! David ! s’écria-t-elle, même si je vous en priais. Je réfléchis que je luttais contre une femme, c’est-à-dire contre un enfant, et sur un point de pure convention.

— C’est un enfantillage, indigne de vous et de moi ; cependant, je ne veux pas vous refuser et le ridicule en retombera sur vous. »

Et je mis un genou en terre.

« Là ! s’écria-t-elle, ravie, voilà la vraie position ! Voilà où j’ai réussi à vous amener. Maintenant, attrapez ! »

Et me jetant un billet plié, elle s’enfuit de la chambre en riant.

Ce billet n’avait ni date ni adresse. Le voici :

« Cher monsieur David, je reçois constamment de vos nouvelles par les soins de ma cousine miss Grant, et j’en ai un vif plaisir. Je me porte très bien et j’habite un endroit charmant parmi de braves gens, mais tout doit demeurer secret. J’espère cependant que nous pourrons nous revoir un jour. Tout ce qui a trait à votre amitié m’a été raconté par ma chère cousine, qui nous aime tous les deux. C’est elle qui me prie de vous écrire et se charge de ma lettre. Je vous demande de lui obéir en tout et je reste

Votre amie affectionnée.
« Catriona Mac Gregor Drummond »

« P.-S. — Ne me ferez-vous pas l’amitié d’aller voir ma cousine Allardyce ? »

Ce ne fut pas la moindre de mes « campagnes » (pour parler comme les militaires) que cette visite que je fis pour complaire à Catriona. Mais je fus récompensé par un accueil charmant ; la farouche cousine était complètement changée et je la trouvai souple comme un gant. Je ne sus jamais comment miss Grant s’y était prise pour arriver à ce résultat, mais elle n’avait pas dû paraître en personne, son père étant trop compromis dans toute l’affaire. C’était lui, en effet, qui avait empêché Catriona de retourner chez sa cousine ; il l’avait confiée à la famille Gregory, une société agréable pour elle, car ils étaient de son clan, bien que dévoués à l’avocat général. Ils l’avaient gardée secrètement, l’avaient aidée à opérer la délivrance de son père, et l’avaient reçue de nouveau à sa sortie de prison. C’est ainsi que lord Prestongrange put se servir de cet instrument sans que ses relations avec la fille de James More fussent ébruitées. Il y eut bien quelques murmures au moment de l’évasion de ce triste sire, mais le gouvernement avait répondu par des mesures de rigueur, les gardiens furent punis et mon pauvre ami le lieutenant Duncansby fut rayé de l’armée. Quant à Catriona, tout le monde fut satisfait qu’elle ne fût pas poursuivie.

Miss Grant ne voulut jamais se charger d’une réponse pour Catriona.

« Non, répondait-elle en riant quand j’insistais, je dois empêcher le grand pied d’entrer dans les plats. »

Ce silence forcé me parut très dur, je savais qu’elle voyait ma petite amie plusieurs fois par semaine et elle lui apportait de mes nouvelles « quand je le méritais », disait-elle.

Le jour vint pourtant où elle se relâcha de sa rigueur, mais je me demande si cet adoucissement ne fut pas plutôt un raffinement de cruauté. Voici le fait :

Elle m’emmenait souvent chez une vieille dame très aimable et infirme et me laissait quelquefois chez elle pour lui tenir compagnie et la distraire par le récit de mes aventures. Miss Tibbie Ramsay (c’était son nom) habitait le cinquième étage d’une grande maison située dans une ruelle très étroite ; elle était très bonne pour moi et me contait les choses les plus intéressantes sur l’histoire de l’Écosse. Je dois ici ouvrir une parenthèse pour dire que de la fenêtre de sa chambre, on voyait à travers la rue une meurtrière de la maison d’en face destinée à éclairer l’escalier. Cet après-midi-là, Miss Grant m’avait laissé chez sa vieille amie, qui me parut distraite et préoccupée ; moi-même, je ne me sentais pas très à l’aise, car sa fenêtre était ouverte et il faisait froid.

Tout à coup, j’entendis la voix de Miss Grant à une petite distance.

« Par ici, Shaws ! criait-elle, regardez bien par la fenêtre ce que je vais vous montrer. »

C’était assurément le plus beau spectacle que j’eusse jamais vu :

La rue était ensoleillée, on y voyait donc parfaitement. Derrière les barreaux de fer de la meurtrière, se détachant sur le mur noir, j’aperçus deux ravissants visages. Inutile de les nommer, c’étaient Miss Grant et Catriona.

« Voilà ! cria Miss Grant, je voulais qu’elle vous vît « dans vos beaux habits », comme a dit la fille de Limekilns, je tenais à lui montrer ce que j’ai su faire de vous. »

Il me revint alors à l’esprit qu’elle avait été, ce jour-là, plus méticuleuse que d’habitude sur ma toilette ; et je pense que les mêmes soins avaient dû être pris pour Catriona.

Quoique sérieuse et sensée, Miss Grant était étonnamment occupée de chiffons.

« Catriona ! » ce fut le seul mot qui put sortir de mes lèvres.

Elle ne répondit rien, mais elle sourit délicieusement et me fit un petit signe de la main.

Ce fut tout ; car aussitôt, on l’entraîna loin de la meurtrière.

Cette chère vision ne fut pas plutôt évanouie que je me précipitai dans les escaliers pour la suivre. En bas, je trouvai la porte de la maison fermée à clef ; je remontai chez Miss Ramsay et la suppliai de me faire ouvrir. Ce fut peine perdue, mon éloquence n’eut aucun résultat, elle avait donné sa parole, me dit-elle, et il fallait me résigner. Je n’avais pas d’autre parti à prendre, d’ailleurs, car je ne pouvais ni enfoncer la porte, ni sauter dans la rue. Je dus me borner à guetter leurs silhouettes dans l’escalier et ce fut une maigre consolation, car je n’aperçus que deux ombres encapuchonnées. Catriona ne me jeta même pas un regard d’adieu. Je sus plus tard que Miss Grant l’en avait empêchée en lui disant que « l’on n’est jamais à son avantage vue d’en haut ».

Aussitôt à la maison, je reprochai à Miss Grant sa cruauté.

« Je regrette que vous ne soyez pas satisfait, me dit-elle en affectant un air modeste ; pour ma part, j’ai trouvé cela tout à fait charmant. Vous étiez encore mieux que je n’espérais, vous aviez l’air (sans vouloir vous donner d’orgueil) d’un vrai prince, quand vous avez paru à la fenêtre ! Vous aurez sans doute remarqué qu’elle ne pouvait voir vos pieds.

— Oh ! criai-je, ne me parlez plus de mes pieds ! ils ne sont pas plus grands que ceux des autres !

— Ils sont même plus petits que d’autres, mais je parle en paraboles, comme un prophète hébreu.

— Je ne m’étonne plus qu’ils fussent parfois lapidés ! m’écriai-je, mais pourquoi avez-vous pris plaisir à me tenter ainsi ?

— L’amour est comme l’homme, dit-elle, il lui faut quelque aliment.

— Ô Barbara ! laissez-moi la revoir, suppliai-je, vous le pouvez… vous la voyez quand vous voulez ; permettez-moi de la voir une demi-heure seulement !

— Qu’est-ce qui s’est chargé de cette affaire d’amour ? est-ce vous ou moi ? » demanda-t-elle.

Et comme je continuais à insister, elle trouva un bon expédient, elle se mit à imiter les inflexions de ma voix quand je prononçais ce nom : Catriona. Elle me réduisit ainsi au silence.

Je n’avais plus entendu parler du Mémoire. Si lord Prestongrange et Sa Grâce le Lord Président en surent quelque chose, ils le gardèrent pour eux, et le 8 novembre, au milieu d’une rafale de vent et de pluie, le malheureux James fut bel et bien pendu à Lettermore près de Ballachulish.

Telle fut la conclusion de ma campagne politique. En dépit de tous les efforts, les innocents ont payé pour les coupables et il en sera probablement toujours ainsi. Et jusqu’à la fin des temps, la jeunesse (qui ne connaît pas la malice humaine) luttera comme j’ai lutté, tandis que le cours des événements la poussera de côté et continuera son chemin comme une armée en marche. James fut pendu et moi, pendant ce temps, j’étais l’hôte de lord Prestongrange, lui ayant même de la reconnaissance pour ses soins paternels. James fut pendu et quand je rencontrais M. Simon dans l’escalier, j’étais contraint de le saluer comme mon supérieur ; James fut pendu par fraude et par violence, le monde n’en marcha pas plus mal et les auteurs de cet horrible attentat étaient de respectables pères de famille qui allaient à l’église et recevaient les sacrements.

Mais j’étais guéri pour toujours de cette détestable chose qu’on appelle la politique ! J’en avais vu les dessous et les infâmes rouages. Une vie simple, calme, était toute mon ambition dès que j’aurais retiré ma tête du danger et ma conscience du chemin de la tentation. Je n’avais en effet guère à m’enorgueillir de mes exploits ; après les plus beaux discours et les plus sincères résolutions, je n’avais réussi à rien.

Le 25 de ce même mois, un bateau devait partir du port de Leith, et je fus tout à coup averti d’avoir à faire mes malles pour Leyde. Je n’osai rien dire à l’avocat général, naturellement ; il y avait assez longtemps qu’il me donnait l’hospitalité, mais avec Miss Grant, j’étais plus à l’aise et je me plaignis de cet exil forcé et soudain.

Je lui déclarai que si elle ne me permettait pas de dire adieu à Catriona, je ne partirais point.

« Ne vous ai-je pas bien conseillé jusqu’ici ? me demanda-t-elle.

— Oui, et je n’oublie pas ce que je vous dois ni qu’« on » m’a ordonné de vous obéir, mais vous êtes quelquefois si moqueuse que je ne sais s’il convient que je me fie absolument à vous.

— Eh bien, alors, écoutez-moi ; le bateau part à une heure, soyez à bord dès le matin à neuf heures. Vous garderez votre canot et si vous n’êtes pas satisfait de mes adieux quand je vous les enverrai, vous reviendrez et vous chercherez Catriona tant qu’il vous plaira. »

Je ne pus rien obtenir de plus et je pris le parti de me résigner à attendre.

Le jour de notre séparation arriva ; nous avions l’un pour l’autre une véritable amitié, je lui avais beaucoup de reconnaissance, et la manière dont nous devions nous quitter me tourmentait et m’empêchait de dormir, de même que le chiffre des étrennes à laisser au personnel de la maison. Je savais qu’elle me trouvait timide, j’aurais voulu me hausser dans son opinion, sous ce rapport. Après nos bonnes relations, d’ailleurs, la raideur ne me semblait pas de mise.

Je pris donc mon courage à deux mains, et, ayant préparé ma phrase depuis la veille, je lui demandai la permission de l’embrasser.

« Vous vous oubliez étrangement, monsieur Balfour, dit-elle en réponse, je ne me souviens pas de vous avoir donné le droit de me parler ainsi. »

Je restai devant elle comme une horloge arrêtée, je ne savais que penser, quand tout à coup, elle m’entoura de ses bras et m’embrassa de tout son cœur.

« Ô inimitable baby ! s’écria-t-elle, pensiez-vous que je vous laisserais partir comme un étranger ! Parce que je ne puis vous regarder sans rire, vous ne devez pas croire que je ne vous aime pas. Maintenant, il me reste un conseil à vous donner pour terminer votre éducation. Ne demandez jamais rien à une femme, elles sont obligées de dire non. Mais Dieu n’a pas encore créé une femme qui sache résister à la tentation. Vous n’ignorez pas que les théologiens estiment que c’est la malédiction d’Ève : elle n’a pas refusé la pomme, ses filles ne savent pas la refuser non plus.

— Puisque je vais si prochainement perdre mon joli professeur… dis-je.

— Voici qui est galant, fit-elle avec une révérence.

— … Je désirerais lui poser une question, continuai-je, puis-je demander à une jeune fille de m’épouser ?

— Croyez-vous pouvoir l’épouser sans cette précaution préliminaire, ou bien voudriez-vous que ce fût elle qui vous le demandât ?

— Vous voyez que vous ne pouvez pas être sérieuse cinq minutes !

— Je serai toujours sérieuse pour une chose, David, je serai toujours votre amie. »

Quand je partis le lendemain matin, les quatre dames étaient à la même fenêtre d’où nous avions regardé Catriona, elles crièrent adieu et agitèrent leurs mouchoirs lorsqu’elles me virent monter à cheval.

L’une d’elles avait des regrets ; et la pensée de son amitié, le souvenir du jour où je m’étais présenté pour la première fois à cette porte, le chagrin et la reconnaissance se mêlaient dans mon esprit.



  1. Voir les Aventures de David Balfour.