Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 114-123).


XII

NOUVELLE EXPÉDITION AVEC ALAN


Il était environ deux heures du matin ; il n’y avait pas de lune, un fort vent d’ouest chassait les nuages et nous commençâmes notre voyage par une nuit aussi noire que celle que pourrait souhaiter un fugitif ou un assassin. La blancheur du chemin nous guida dans la ville endormie de Broughton, puis, de là, à travers le village de Picardy, à côté de mon ancienne connaissance, le gibet des deux voleurs. Un peu plus loin, nous eûmes pour phare une lueur qui éclairait une des hautes fenêtres de Lechend. Nous guidant d’après cette indication, mais bien au hasard pourtant, nous poursuivîmes notre route à travers le pays, non sans fouler les moissons ou trébucher contre les arbres. Nous arrivâmes enfin à la région marécageuse de Figgate Whins ; là, sous un buisson de genêts, nous nous étendîmes pour sommeiller le reste de la nuit.

Vers cinq heures, le jour nous éveilla, la matinée était superbe, le vent soufflait toujours, mais les nuages avaient tous fui vers l’Europe. Quand j’ouvris les yeux, Alan était déjà levé et se souriait à lui-même. Je pus le regarder la première fois à cet instant depuis notre séparation et je le contemplai avec joie. Il portait le même grand pardessus, mais, chose nouvelle, il avait mis de longues guêtres tricotées qui lui venaient au-dessus du genou. C’était sans aucun doute un déguisement prudent, mais le jour promettant d’être chaud : cela paraissait un peu hors de saison.

« Eh bien, David, dit-il, voici une belle matinée, une journée qui s’annonce bien. C’est un fameux changement depuis ma meule de foin ! Aussi, pendant que vous dormiez, j’ai fait quelque chose qui ne m’arrive pas souvent.

— Et quoi donc ?

— J’ai récité ma prière, répondit-il. À propos, et nos gens, comme vous dites, où sont-ils ? ajouta-t-il.

— Dieu le sait ! ce qu’il y a de sûr c’est qu’il nous faut courir la chance de les rencontrer.

— Allons, debout, David, encore une fois, tentons la fortune ! c’est une bonne promenade que nous avons devant nous. »

Nous nous dirigeâmes vers l’Est par le bord de la mer où les marais salants fument à l’embouchure de l’Esk. Le temps était vraiment magnifique, le soleil dorait le Siège d’Arthur[1] et les vertes Pentlands ; la beauté du paysage sembla assombrir l’humeur d’Alan.

« Je me trouve nigaud de quitter l’Écosse par une belle journée comme celle-ci, dit-il, j’aurais envie de rester, quitte à être pendu !

— Vous plaisantez, Alan.

— Ce n’est pas que la France soit un vilain pays, s’écria-t-il, mais ce n’est pas la même chose. C’est peut-être plus beau, mais ce n’est pas l’Écosse ! Je l’aime bien quand j’y suis, mais il me manque les dévots Écossais et la fumée de charbon.

— S’il ne vous manque pas autre chose, Alan, ce n’est pas une affaire !

— Il me sied mal de me plaindre, d’ailleurs, reprit-il, moi qui suis à peine sorti de ma meule de foin.

— Vous en étiez donc bien las de votre meule ?

— Las n’est pas le mot, je ne suis pas homme à me laisser aisément démoraliser, mais j’aime mieux être à l’air libre et voir le ciel au-dessus de ma tête. Je suis comme le vieux Black Douglas, qui aimait mieux entendre chanter l’alouette que la souris. Et cet endroit, voyez-vous, David, quoique ce fût une place excellente pour se cacher, était sombre du matin au soir. Il y avait des jours (ou des nuits, car comment les distinguer !) qui me semblaient durer autant que tout un hiver.

— Comment saviez-vous l’heure du rendez-vous ?

— Le brave homme m’apportait chaque soir de la viande et une goutte d’eau-de-vie ; comme il venait à onze heures, je savais que, quand j’avais mangé, il était temps d’aller dans le bois. Là, je me couchais et je vous attendais, David, ajouta-t-il en me tapant sur l’épaule ;… puis je devinais de mon mieux quand les deux heures étaient écoulées, alors, je revenais à ma meule de foin. Ce n’était pas un métier agréable, et je remercie Dieu d’avoir pu le supporter.

— Que faisiez-vous dans cette solitude ?

— Mon Dieu, pas grand’chose : quelquefois, je jouais aux osselets, je suis un passionné joueur d’osselets ; mais il n’y a pas grand intérêt à jouer quand personne ne vous applaudit. D’autres fois, je composais des chansons…

— Sur quels sujets ?

— Oh ! sur les cerfs… et sur la bruyère, et sur nos anciens chefs qui sont tous disparus depuis longtemps ;… enfin, sur les sujets ordinaires des chansons. Puis je faisais semblant d’avoir des cornemuses et de jouer. Je jouais quelques grands exploits,… il semblait que j’en étais spectateur. Mais l’important, c’est que c’est fini. »

Cela l’amena à me faire conter mes aventures plus en détail et il me combla d’éloges, jurant par moments que j’étais un rude lapin !

« Ainsi Simon Fraser vous a effrayé ? demanda-t-il.

— Oui, je l’avoue.

— J’aurais été comme vous, David, c’est vraiment un homme terrible. Mais il faut lui rendre justice tout de même, et je dois vous dire que sur un champ de bataille il n’y a rien à lui reprocher.

— Est-il donc brave ? demandai-je.

— Brave ! il l’est autant que mon épée ! »

Et cela lui rappela l’histoire de mon duel.

« Quand je pense à ce duel ! s’écria-t-il, je vous avais pourtant donné une leçon à Corrynakiegh. Et trois fois, trois fois désarmé ! C’est une tache à ma réputation, moi qui vous avais donné quelques principes ! Voyons, en place, tirez l’épée ; vous ne bougerez plus d’ici tant que vous ne pourrez pas me faire plus d’honneur !

— Alan, dis-je, c’est une folie, le moment est mal choisi pour une leçon d’escrime.

— Vous avez peut-être raison, répondit-il, mais trois fois désarmé, malheureux ! Et vous, ne bougeant pas plus qu’une statue, sauf pour aller ramasser votre épée comme un chien va ramasser un mouchoir ! David, ce Duncansby doit être un homme extraordinaire, il doit être très adroit… Si j’avais le temps de retourner, j’irais essayer quelques coups avec lui… C’est sans doute un prévôt ?

— Mais, mon pauvre ami, vous oubliez que c’est moi qu’il avait pour adversaire !

— Bon, dit-il ; mais trois fois !

— Vous savez bien que je ne suis qu’un ignorant en fait d’escrime ! m’écriai-je.

— C’est possible, mais je n’ai jamais rien vu de pareil.

— Je vous jure une chose, Alan : la prochaine fois que nous nous reverrons, j’aurai acquis l’adresse qui me manque. Vous n’aurez plus honte de votre ami.

— Ah ! oui, la prochaine fois ! et quand viendra-t-elle, cette prochaine fois ? J’aimerais bien à le savoir !

— Eh bien, Alan, j’y pense aussi, et voici mon projet : j’ai envie d’être avocat.

— C’est un métier très fastidieux, David, et pas très bien vu d’ailleurs ; vous seriez mieux sous l’uniforme que dans la robe d’un avocat.

— Il est certain que ce serait le vrai moyen de nous retrouver, dis-je ; mais comme vous porteriez l’uniforme du roi Louis et moi celui du roi Georges, la rencontre serait un peu délicate.

— Il y a du vrai là dedans.

— Je veux donc être avocat et je trouve que c’est un métier convenable pour un gentilhomme qui a été trois fois désarmé. Mais voici le plus beau de l’affaire : Une des meilleures écoles de droit, celle où mon parent de Pilrig a fait ses études, c’est l’université de Leyde en Hollande. Qu’en dites-vous, Alan ? Un cadet du Royal-Écossais ne peut-il pas devancer les étapes et venir voir un étudiant de Leyde ?

— Certes, la chose est possible, s’écria-t-il ; je suis justement dans les meilleurs termes avec mon colonel le comte de Drummond Melfort, et, mieux encore, j’ai un cousin qui est lieutenant-colonel dans le régiment des Écossais-Hollandais. Rien ne sera plus facile que d’obtenir un congé pour aller voir le lieutenant-colonel Stewart de Halketts. Et lord Melfort, qui est un vrai savant et qui écrit des livres comme César, sera sans doute très heureux de connaître mes impressions de voyage.

— Lord Melfort est auteur ? » demandai-je, car, malgré tout l’enthousiasme que professait Alan pour le métier militaire, j’avais encore plus d’estime pour les gentilshommes qui écrivaient des livres.

« Auteur, David, répondit-il. On croirait, n’est-ce pas, qu’un colonel a quelque chose de mieux à faire ? mais je n’ai rien à dire, moi qui compose des chansons.

— Eh bien alors, il vous reste à me donner votre adresse en France et, sitôt arrivé à Leyde, je vous enverrai la mienne.

— Voici l’adresse de mon capitaine, elle suffira : Charles Stewart of Ardshell esq., à Melun (Île-de-France). Votre lettre arrivera plus ou moins vite, mais elle me parviendra sûrement. »

Nous déjeunâmes à Musselburgh avec de bons merlans et je m’amusai beaucoup des discours d’Alan ; son pardessus et ses guêtres attiraient un peu l’attention par cette chaude matinée et une explication devenait utile ; Alan s’en acquitta à merveille, il engagea la conversation avec notre hôtesse par quelques compliments sur la cuisson des merlans ; le reste du temps, il l’entretint d’un froid qu’il avait eu sur l’estomac, relatant gravement tous les symptômes et écoutant avec le plus vif intérêt les conseils que la brave femme s’empressait de lui donner.

Nous quittâmes Musselburgh avant l’arrivée de la première voiture d’Édimbourg, car, comme le fit remarquer Alan, c’était là une rencontre inutile. Le vent n’était pas frais, le soleil chauffait dur et Alan commençait à souffrir en proportion.

De Prestonpans au champ de bataille de Gladsmuir, il se mit à me raconter les péripéties de ce combat et se fatigua ainsi plus qu’il n’était nécessaire. De là, nous marchâmes jusqu’à Cockenzie.

Bien que l’on y construisît alors des bateaux pour la pêche des harengs, cet endroit ressemblait à une ville déserte et abandonnée, on ne voyait que des maisons en ruine. Mais l’auberge était propre, et Alan, qui n’en pouvait plus, ne résista pas à la tentation d’une bouteille de bière. Il recommença aussitôt l’histoire du coup d’air sur l’estomac, se permettant seulement de varier les symptômes de la maladie. J’écoutais tranquillement en pensant que je ne lui avais jamais entendu dire trois mots sérieux à une femme ; il avait une manière de plaisanter et de se moquer des filles qui n’appartenait qu’à lui. Je lui en fis l’observation pendant une absence de notre hôtesse.

« Que voulez-vous ? dit-il, un homme doit faire de son mieux avec les femmes, il faut leur conter un petit bout d’histoire pour les amuser, les pauvres êtres ! C’est ce que vous devriez apprendre, David, vous devriez savoir les principes, c’est comme un métier cela ; par exemple, si celle-ci avait été une jeune fille ou une jolie fille, elle n’aurait pas eu la patience d’écouter le récit de ma maladie. Mais quand elles sont vieilles, elles n’aiment plus la plaisanterie et font leurs délices de la médecine. Pourquoi ? est-ce que je sais ? Elles sont ce que Dieu les a faites, je suppose. Mais un homme ne serait qu’un manant s’il manquait d’égards pour elles. »

Et comme la femme rentrait, il se tourna vers elle comme s’il était très impatient de renouer la conversation. La dame avait greffé sur l’histoire de l’estomac d’Alan celle d’un de ses beaux-frères d’Aberlady et elle décrivait la maladie avec la plus évidente satisfaction.

Par moments, son récit était triste ; parfois, il devenait terrible, et il en résulta que je tombai dans une sorte de somnolence et que, sans plus rien écouter, je regardais vaguement par la fenêtre ouverte, sachant à peine ce que je voyais. Tout à coup, je tressaillis.

« Nous lui fîmes une fomentation aux pieds, disait la femme, et on lui mit une brique chaude sur l’estomac ; nous lui donnâmes de l’hysope et de l’eau de Royal Penny, puis du baume de soufre pour la toux…

— Monsieur, dis-je, l’interrompant avec calme, un de mes amis vient de passer à côté de la maison.

— Vraiment ? » répondit Alan, comme s’il s’agissait d’une chose de peu d’importance. Et il continua : « Vous disiez, madame ? » L’ennuyeuse femme reprit aussitôt son discours.

Cependant, il la paya avec une demi-couronne et elle dut sortir pour chercher de la monnaie.

« Était-ce la tête rouge ? demanda Alan.

— Vous y êtes, répondis-je.

— Que vous disais-je dans le bois ? s’écria-t-il, et cependant, c’est tout de même étrange qu’il soit là : était-il dans le chemin ?

— Oui, il suivait le chemin.

— Il a dépassé la maison ?

— Tout droit, sans regarder à droite ni à gauche.

— C’est encore plus étrange ! Il faut nous sauver, David, et vite,… mais où ? Le diable s’en mêle, c’est comme autrefois !

— Il y a une chose différente, c’est que, maintenant, nous avons de l’argent dans nos poches.

— Et une chose encore plus différente, monsieur Balfour, c’est que, maintenant, nous avons des chiens à nos trousses ; ils sont sur la voie, ils sont à l’hallali, mon David ! C’est une mauvaise affaire ! » et il s’arrêta pour réfléchir, avec un regard que je connaissais bien.

« Dites donc, la mère, fit-il quand la femme revint, avez-vous un chemin de traverse derrière cette maison ? »

Elle lui répondit que oui et indiqua la direction.

« Alors monsieur, me dit-il, je crois que c’est notre plus court. Adieu, ma bonne dame ; je n’oublierai pas l’eau de cannelle. »

Nous sortîmes par la cour de la maison et fûmes bientôt en pleins champs. Alan regardait soigneusement de tous côtés et, voyant que nous étions dans un endroit isolé et hors de vue, il s’assit.

« Tenons conseil, dit-il, mais avant tout, profitez de cette leçon que je viens de vous donner. Supposez que j’aie agi comme vous, qu’aurait pensé de nous la vieille femme ? Et que pense-t-elle maintenant ? Elle pense à un beau et aimable voyageur qui a une maladie d’estomac et qui s’est intéressé aux souffrances de son beau-frère, David ! essayez donc d’avoir un peu d’intelligence !

— J’essaierai, Alan, dis-je.

— Et maintenant, que faire de cette tête rouge ? Allait-il vite ou lentement ?

— Entre les deux.

— Pas signe de hâte ?

— Pas le moindre.

— Hum ! C’est étrange,… nous n’avons rien vu ce matin, ils nous ont dépassés ; il n’a pas l’air de nous chercher et, pourtant, il est sur notre chemin. Attendez, David, je commence à avoir une idée. Je suppose que ce n’est pas vous qu’ils cherchent, mais moi ; et je crois qu’ils savent bien où ils vont.

— Ils savent ?… demandai-je.

— André Scongal m’a peut-être vendu, lui ou sa famille, qui connaissait quelque chose de l’affaire, ou bien le clerc de Charles, ce qui serait dommage aussi ; enfin, si vous me demandez quelle est ma conviction intime, je vous dirai qu’il y aura des têtes fendues sur le sable de Gillane.

— Alan ! m’écriai-je, si vous ne vous trompez pas, ils seront en nombre là-bas, et cela ne servira pas à grand’chose de fendre des têtes.

— C’est tout de même une satisfaction, mais attendez,… attendez,… je pense… Grâce à ce bon vent d’ouest, je pense que nous avons une dernière chance ! Prenons ce chemin, David. Je n’ai rendez-vous avec Scongal qu’à la nuit. « Mais, a-t-il dit, si je peux avoir un peu de vent d’ouest je serai là longtemps avant la nuit et je vous attendrai derrière l’île de Fidra. » Par conséquent, si nos hommes savent l’endroit, ils doivent aussi savoir l’heure désignée pour mon embarquement ; vous devinez où je veux en venir, David ? Grâce à Johnie Cope et autres compères, je connais ce pays comme le dos de ma main et si vous êtes prêt à faire une autre petite course avec Alan Breck, nous allons rentrer dans les terres et revenir au bord de la mer par Dirleton. Si le bateau est là, nous tâcherons d’aller à bord ; s’il n’y est pas encore, j’aurai juste le temps de revenir à ma meule de foin. Mais, dans les deux cas, je crois que nos gens resteront à se tourner les pouces en nous attendant.

— J’estime, en effet, que nous avons encore quelques chances, dis-je. Allons, Alan, je vous suis. »



  1. Nom d’une montagne aux environs d’Édimbourg.