Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 106-113).


XI

LE BOIS DE SILVERMILLS


Je pris ma course à travers la vallée jusqu’à Stockbridge et Silvermills. Voici quelles indications m’avaient été données pour rencontrer Alan : « Chaque nuit, de minuit à deux heures, dans un petit bois à l’est de Silvermills et au sud de la prise d’eau du moulin. » Je trouvai facilement le bois sur une pente escarpée, avec le ruisseau rapide et profond dans le bas ; là, je commençai à marcher moins vite et à réfléchir sur ce que j’allais faire. Je m’aperçus que je n’avais conclu qu’un sot marché avec Catriona ; il n’était pas probable que Neil eût été envoyé seul pour accomplir sa mission, il pouvait seulement être le seul homme de la troupe appartenant au personnel de James More ; dans ce cas, il était possible que j’eusse contribué à la perte du père de Catriona sans me sauver moi-même.

À dire vrai, aucune des deux hypothèses ne me plaisait : si, en retenant Neil, la jeune fille avait nui à son père, je savais qu’elle ne se le pardonnerait jamais ; si, d’autre part, j’étais poursuivi par les camarades de Neil, n’allais-je pas causer la perte d’Alan ?

J’étais arrivé à la lisière ouest du petit bois quand ces réflexions me frappèrent comme d’un coup de massue. Mes pieds s’arrêtèrent d’eux-mêmes et mon cœur cessa de battre.

Quelle folle partie suis-je en train de jouer ? pensai-je, et je tournai sur mes talons avec l’idée d’aller me cacher n’importe où !

Je me trouvais alors en face du village de Silvermills ; le sentier passait tout auprès en faisant un crochet, mais je le dominais d’un bout à l’autre, et, Highlander ou Lowlander, personne n’était en vue. C’était là une chance dont Stewart m’avait recommandé de profiter ; je me mis à courir le long du ruisseau jusqu’au delà du bois, du côté est, puis, le traversant par le milieu, je retournai à la lisière ouest d’où je pouvais avoir l’œil sur le sentier sans risquer d’être aperçu ; il était toujours désert et l’espoir me revint.

Pendant plus d’une heure, je demeurai caché sur la lisière du bois et ni lièvre ni aigle n’aurait pu surveiller les environs mieux que moi ! Le soleil était couché, mais le ciel était encore lumineux ; bientôt, l’obscurité augmenta, les distances et les formes des objets commencèrent à se confondre et le guet devint difficile. Tout ce temps, je n’avais pas entendu le moindre bruit de pas venant de l’est de Silvermills, et les rares individus qui étaient passés dans la direction ouest étaient d’honnêtes paysans revenant des champs avec leurs femmes. En admettant que je fusse traqué par les plus fins limiers d’Europe, il leur était impossible de deviner où je me trouvais. Alors, m’enfonçant un peu plus dans le bois je m’étendis pour attendre Alan.

J’avais pris de grandes précautions, j’avais observé non seulement le chemin, mais tous les buissons et les champs des environs ; cela n’était plus possible maintenant, car la nuit était tout à fait tombée. La lune luisait à peine dans le bois ; partout, régnait le silence absolu de la campagne, et une fois couché sur le dos, j’eus tout le temps d’examiner ma conduite.

Deux choses me vinrent d’abord à l’esprit, en premier lieu, que je n’aurais pas dû me rendre à Dean ; puis, qu’y étant allé, je ne devrais pas en ce moment être couché en cet endroit. Ce lieu où Alan viendrait était justement celui que la raison aurait dû m’interdire : je le reconnaissais et, cependant, je ne bougeais pas. Je pensais à l’épreuve à laquelle j’avais soumis Catriona il y avait à peine une heure, et comme quoi j’avais un peu abusé du danger d’Alan pour la décider à retenir Neil au risque d’exposer son père à la colère de Simon. J’étais donc doublement coupable maintenant en demeurant à cette place, puisque je risquais de faire prendre mon ami. Jusque-là, le témoignage de ma conscience avait soutenu mon courage. Mais ce n’était plus le cas, et je me sentis livré aux plus folles terreurs. Tout à coup, je me levai en proie à une forte tentation : Si, de ce pas, j’allais trouver Prestongrange ? Je pourrais sans doute le rejoindre encore malgré l’heure avancée, je lui ferais une soumission complète. Qui donc pourrait m’en blâmer ? Ce ne serait pas Stewart l’avoué, je n’aurais qu’à lui dire que j’avais été suivi et, voyant l’impossibilité de me tirer d’affaire, que j’avais abandonné la partie. Ce ne serait pas Catriona ; pour elle, j’avais une réponse toute prête : Je n’avais pu supporter l’idée qu’elle eût fait courir un danger à son père à cause de moi. Je pouvais donc ainsi vaincre comme en me jouant toutes les difficultés qui m’avaient assailli ; je pouvais me délivrer de tout soupçon injurieux au sujet du meurtre d’Appin ; ne plus avoir rien à démêler avec tous ces Stewart, ces Campbell et tous les whigs et tories de la terre ! Vivre dès lors à ma guise, jouir en paix de ma fortune et employer quelques heures de ma jeunesse à courtiser Catriona : ce serait en tout cas une occupation plus agréable que de courir les bois, d’être poursuivi comme un malfaiteur et de recommencer la vie de misère que j’avais menée pendant ma fuite avec Alan[1].

Cette capitulation me parut honorable et possible et je m’étonnai de ne pas en avoir eu l’idée plus tôt. Cela m’amena à rechercher la cause de ce brusque changement dans ma manière de voir. Je n’eus pas de peine à la trouver dans mon découragement actuel, et ce dernier lui-même venait de l’imprudence que j’avais commise en allant voir Catriona. Quant au motif de cette visite, il était facile à découvrir et n’était autre que la vieille concupiscence : l’amour de soi, l’égoïsme.

Tout aussitôt, le texte de la Bible s’offrit à ma mémoire : « Comment Satan pourrait-il chasser Satan ? »

Voyons ! pensai-je, par égoïsme, et pour l’amour de deux beaux yeux, je venais d’exposer la vie d’Alan et celle de James ? Et je voulais revenir à la saine raison en prenant le chemin qui m’en avait éloigné ? Non ! le mal qui avait été fait par l’égoïsme, l’abnégation devait le guérir, la chair que j’avais choyée devait être crucifiée. Je n’avais plus qu’à voir quel était le parti qui me plaisait le moins et à le prendre. C’était évidemment de quitter ce bois sans attendre Alan et de suivre ma destinée dans la solitude.

J’ai voulu narrer en détail cette heure de trouble, afin qu’elle pût être de quelque utilité à la jeunesse et lui servir d’exemple. Mais si « on a des raisons même pour planter des choux », dit un proverbe du comté de Fife, de même, en morale et en religion, il y a place pour le bon sens. Je réfléchis donc que l’heure du rendez-vous approchait et qu’on n’y voyait plus. Si je m’en allais (ne pouvant siffler de peur d’attirer l’attention), les gens qui étaient à mes trousses pouvaient me manquer dans l’obscurité et tomber sur Alan. Si je restais, je pouvais du moins mettre mon ami sur ses gardes et assurer ainsi son salut. J’avais compromis la sécurité d’autrui par égoïsme, la risquer de nouveau par le désir de faire pénitence n’était pas plus raisonnable. Je ne fus pas plutôt debout, que je me rassis, mais je me sentais fort maintenant ; je m’étonnais de ma précédente faiblesse et je me réjouissais de voir mon courage revenu.

Presque aussitôt, il se produisit un bruissement dans le fourré. Mettant ma bouche contre terre, je sifflai deux ou trois notes de l’air d’Alan ; la réponse tout aussi discrète ne se fit pas attendre et bientôt, nous nous heurtâmes dans l’obscurité.

« C’est bien vous, David ? murmura-t-il.

— C’est moi-même, répondis-je.

— Ah ! mon garçon, j’ai assez peiné pour vous revoir ! Comme le temps m’a paru long ! tout le jour caché dans une meule de foin où je ne pouvais distinguer mes dix doigts ! puis deux heures chaque nuit à vous attendre ici, et vous ne veniez pas ! Ce n’est pas trop tôt que vous soyez là, j’embarque demain pour la France. Que dis-je ? demain ! c’est aujourd’hui qu’il faudrait dire !

— Oui, Alan, c’est aujourd’hui, il est plus de minuit et vous avez une longue route à faire.

— Nous allons d’abord causer, dit-il.

— Assurément ; j’ai beaucoup à vous raconter. »

Je lui retraçai de mon mieux tout ce qui s’était passé. Ce fut un récit un peu confus, mais assez clair pour lui. Il m’écouta sans me questionner, riant de temps en temps comme un homme que ce qu’il entend réjouit. Son rire dans la nuit sans que nous puissions nous voir était extrêmement doux à mes oreilles et à mon cœur.

« David, vous êtes un beau caractère, dit-il, quand j’eus terminé, un rude lapin après tout, et je ne voudrais pas avoir affaire à vos pareils ! Quant à votre histoire, Prestongrange est un whig comme vous, aussi je n’en dirai rien ; je crois d’ailleurs qu’il est moins mauvais que les autres, si du moins on peut avoir confiance en lui ! Mais Simon Fraser et James More sont des nôtres et je leur donnerai le nom qu’ils méritent : le diable le plus noir fut le père de Fraser, tout le monde sait cela, et quant aux Gregara (Mac Gregor), je n’ai jamais pu les voir en peinture ! Je fis un jour saigner le nez à l’un d’eux alors que je me tenais tout juste sur mes jambes. Mon père fut fier de moi ce jour-là (Dieu l’ait en sa sainte garde), et il y avait de quoi ! Je ne nie pas que Robin soit un bon joueur de cornemuse, mais quant à James, le diable est son conseil.

— Il faut réfléchir, dis-je : Charles Stewart a-t-il raison ? est-ce moi seulement qu’ils cherchent ou nous deux ?

— Ah !… quelle est votre opinion, vous qui êtes un homme d’expérience ?

— Cela me dépasse, répondis-je, je n’ai pas d’opinion.

— Moi non plus ! Pensez-vous que cette fille vous tiendra parole ?

— Cela, j’en suis sûr.

— Il ne faut jurer de rien ! en tout cas, c’est fini, il y a longtemps que l’heure de sursis est écoulée et que Neil a rejoint ses compères.

— Combien pensez-vous qu’ils doivent être ?

— Cela dépend ! S’il ne s’agit que de vous, ils auront probablement envoyé deux ou trois hommes décidés, mais s’ils comptent sur moi, on peut bien dire dix ou douze. »

Cette fanfaronnade m’arracha un sourire.

— « Je crois que de vos deux yeux, vous m’en avez vu battre autant et même davantage, s’écria-t-il.

— Peu importe ; ils ne sont pas à nos trousses pour le moment.

— C’est votre opinion ? Moi, je ne serais pas surpris qu’ils fussent en train de battre ce bois. Ce doivent être des Highlanders, des hommes de Fraser, je suppose, et quelques-uns de ceux de Gregara ; or, je sais que tous, et surtout les Gregara, sont des gaillards expérimentés et habiles. Un homme, voyez-vous, ne sait rien avant d’avoir conduit un troupeau de bétail avec des habits rouges à sa poursuite. C’est ainsi que j’ai acquis pas mal de mon expérience. C’est une meilleure école que la guerre, qui est une drôle d’affaire, par exemple ! Les hommes de Gregara, donc, ont beaucoup de pratique.

— Je reconnais que c’est là une branche d’éducation qui a été négligée chez moi.

— On s’en aperçoit ! Mais l’étonnant avec vous, gens instruits, c’est que vous êtes ignorants sans vous en douter ; moi, au contraire, pour le grec et l’hébreu, je ne puis oublier ma nullité ; voilà la différence entre nous. Maintenant, vous voilà couché dans ce bois et vous croyez être débarrassé de ces Fraser et de ces Mac Gregor. Pourquoi ? Parce que je ne les vois pas, dites-vous ; mais, nigaud, c’est là leur force !

— Mettez les choses au pire si vous voulez : que faut-il faire ?

— C’est ce que je me demande. Nous pouvons nous séparer, d’abord, ce qui ne serait guère de mon goût, et du reste, j’y vois des inconvénients : il fait bien noir, et il nous sera de toute façon bien difficile de leur échapper ; si nous demeurons ensemble, nous ne formons qu’une ligne, mais si nous nous séparons, nous en formons deux, c’est-à-dire que nous leur donnons une chance de plus. Ma seconde raison est celle-ci : s’ils nous cherchent, il se peut qu’ils nous trouvent, n’est-ce pas ? et alors, je ne serais pas fâché de vous avoir pour second ; je pense aussi que vous ne vous trouverez pas mal de m’avoir à vos côtés. Je crois donc que nous devons immédiatement quitter ce bois et prendre à l’Est, vers Gillane, où je trouverai mon bateau. Cela va nous rappeler notre fuite dans la bruyère et nous aurons le temps de penser à ce que vous allez devenir ; je n’aime pas à vous laisser seul derrière moi.

— Allons ensemble alors, dis-je ; retournez-vous par le même chemin ?

— Je n’y tiens pas ; ce sont de bonnes gens, mais je crois qu’ils seraient plutôt désappointés de me revoir ; par le temps qui court, je ne puis être le bienvenu, évidemment. C’est pourquoi j’apprécie d’autant plus votre société, David, car, sauf avec Charles Stewart, j’ai à peine ouvert la bouche depuis le jour où nous nous sommes quittés à Corstorphine. »

Là-dessus, il se leva et nous commençâmes à marcher vers l’Est, à travers bois.



  1. Voir les Aventures de David Balfour.