Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 124-133).


XIII

LA PLAGE DE GILLANE


Je ne fus pas aussi avisé qu’Alan et ne profitai pas de ses connaissances topographiques comme il avait profité de celles du général Cope ; à peine puis-je dire par où nous avons passé. Mon excuse est dans la rapidité de notre marche : tantôt courant, tantôt trottant, tantôt au pas accéléré. À deux reprises, lancés à toute vitesse, nous nous heurtâmes à des paysans au détour du chemin. Alan, comme toujours, fut à la hauteur de la circonstance.

« Avez-vous vu mon cheval ? cria-t-il, hors d’haleine.

— Mon ami, je n’ai pas vu de cheval de la journée », répondit le paysan.

Alors Alan prit le temps de lui expliquer que nous voyagions avec un seul cheval, montant l’un après l’autre, que notre monture nous avait échappé et qu’il craignait qu’elle n’eût repris la route de Lutow d’où nous venions ; il employa ce qui lui restait de souffle à maudire sa mauvaise chance, et ma stupidité qu’il prétendait être la cause du malheur.

« Ceux-là ne pourront rien dire, fit-il en poursuivant son chemin ; il faut avoir soin de donner aux gens une explication convenable de ses faits et gestes, souvenez-vous-en, David ; s’ils ne comprennent pas ce que vous faites ils se méfieront, mais dès qu’ils croiront le savoir ils n’y feront plus attention. »

La route nous ramenait vers le Nord en laissant le vieux donjon d’Aberlady à gauche, et ce fut ainsi que nous atteignîmes le bord de la mer, non loin de Dirleton.

Depuis North Berwick vers l’Ouest jusqu’à Gillane Ness, on voit un chapelet de quatre petites îles : Craiglieth, Lamb, Fidra et Eyeborough, remarquables par leur différence de grandeur et de forme. Fidra est la plus originale : c’est une étrange petite île grise avec deux monticules que souligne une vieille ruine. Je me souviens qu’à mesure que nous approchions, la mer apparaissait à travers les portes ou les fenêtres de ces ruines et faisait penser à des yeux humains.

Sous le vent de Fidra, il y a un bon ancrage par les vents d’ouest, et là, nous pûmes apercevoir le Thistle mouillé à une petite distance.

La côte en face des îles est complètement déserte ; on ne voit nulle habitation et presque pas de chemin. Gillane est une petite ville sur la partie la plus éloignée de la Ness, les habitants de Dirleton vont pour leurs affaires dans les terres et ceux de North Berwick ne s’occupent que de la pêche, aussi les deux rivages sont déserts.

Une fois là et malgré les inégalités du terrain, nous nous mîmes à ramper à plat ventre en regardant de tous côtés ; la mer et le ciel étaient lumineux, un vent très doux courbait les herbes, des bandes de lapins s’enfuyaient dans leurs terriers et d’innombrables mouettes augmentaient encore l’animation du paysage. Nul doute que cet endroit eût été bien choisi pour favoriser un embarquement secret, si le complot n’avait pas été éventé. Nous réussîmes peu à peu à nous glisser jusqu’au bout des dunes qui, à cet endroit, dominaient d’assez près la mer. Là, Alan s’arrêta.

« David, nous voici arrivés à un moment décisif : tant que nous resterons couchés ici, nous n’avons rien à craindre, mais je ne suis pas plus près de mon bateau ni de la côte de France ; d’autre part, si nous nous redressons pour faire signe au brick nous risquons de voir du nouveau. Où pensez-vous que soient nos hommes ?

— Peut-être ne sont-ils pas encore arrivés, dis-je, et, même s’ils sont là, il y a quelque chose en notre faveur : ils croient que c’est par l’Est que nous viendrons, tandis que c’est le contraire.

— Ah oui ! si nous étions en force et si nous devions nous battre, nous les aurions bien trompés par cette manœuvre, mais il ne s’agit pas de bataille, David, et ce que nous avons en perspective ne me réjouit pas du tout.

— Le temps passe, Alan !

— Je le sais ; et « je ne sais rien d’autre », comme disent les Français, mais de quelque côté qu’on l’envisage, cela est une mauvaise affaire. Si seulement je pouvais deviner où ils sont !

— Alan, lui dis-je, je ne vous reconnais pas ; il faut agir maintenant ou jamais.

— « Ce n’est plus moi, chanta Alan avec un drôle de visage, partagé entre la honte et la plaisanterie.

« Ni vous ni moi, continua-t-il, ni vous ni moi.

« Jurez, Johnie mon ami, ni vous ni moi ! »

Puis tout à coup, se redressant, il agita son mouchoir et s’avança vers la grève. Je le suivis lentement tout en examinant les dunes vers l’Est ; d’abord, ses signaux ne furent pas remarqués, car Scongal ne l’attendait pas si tôt et nos ennemis guettaient de l’autre côté ; peu à peu, cependant, on s’agita à bord du Thistle, et tout semblait prêt, car en deux secondes, nous vîmes une chaloupe se détacher du vaisseau et filer vers la terre.

Presque au même instant, à un mille environ du côté de Gillane Ness, j’aperçus une silhouette d’homme agitant les bras au sommet de la dune, mais il disparut presque aussitôt et les mouettes effrayées s’envolèrent en désordre.

Alan n’avait pas vu cette apparition, car il ne quittait pas des yeux la chaloupe et le navire.

« À la grâce de Dieu ! s’écria-t-il, quand je lui dis ce que je venais de voir ; que les hommes nagent fort ou mon cou aura à subir une rude étreinte ! »

Cette partie de la côte était longue et plate ; c’était, à marée basse, une facile promenade ; un petit ruisseau coulait vers la mer et la ligne des dunes semblait être les remparts d’une ville. Nous ne pouvions deviner ce qui se passait derrière. Nous ne pouvions pas davantage hâter la vitesse du canot ; le temps paraissait s’arrêter comme nous pendant cet instant d’attente et d’angoisse.

« Je voudrais savoir quels ordres ils ont reçus, s’écria Alan ; nous valons quatre cents livres à nous deux. Qui sait, David, s’ils n’ont pas des fusils ? Ils auraient beau jeu du haut de ces dunes !

— C’est moralement impossible, dis-je, ils ne peuvent avoir de fusils : cette poursuite a dû être organisée dans le plus grand secret, tout au plus ont-ils des pistolets.

— Vous avez sans doute raison… Malgré tout, il me tarde fort de voir approcher le canot. »

Et il se mordait les doigts, sifflant d’impatience.

L’embarcation était environ au tiers de la distance à parcourir et nous, déjà au bord de l’eau, nous enfoncions dans le sable mouillé. Il n’y avait plus qu’à attendre, à guetter les progrès du canot, essayant d’oublier les dunes impénétrables couvertes de mouettes et derrière lesquelles nos ennemis tenaient sans doute conseil.

« Voilà en vérité une belle occasion de recevoir des balles, dit Alan, et je voudrais, mon ami, avoir votre sang-froid.

— Alan ! m’écriai-je, que dites-vous ? Vous êtes pétri de courage ! C’est votre nature même, comme je pourrais le prouver s’il en était besoin !

— Et vous seriez dans l’erreur. Ce qui fait illusion, c’est mon expérience et ma perspicacité, mais quant au courage, au sang-froid devant la mort, je ne suis pas digne de vous tenir la chandelle. Voyez : me voici ne pensant qu’à partir, et vous voilà (pour ce que j’en sais) décidé à rester. Croyez-vous que j’en serais capable ? Non : d’abord parce que je n’ai pas le courage qu’il faut, et puis parce que je suis un homme d’expérience et que je voudrais vous voir au diable plutôt qu’aux mains de ces gens-là.

— C’est là que vous en venez, m’écriai-je ; oh ! Alan, vous pouvez en imposer à de vieilles femmes, mais pas à moi ! »

Le souvenir de ma tentation dans le bois me rendait ferme comme un roc.

« J’ai promis à votre cousin Charles de revenir, continuai-je, j’ai donné ma parole.

— On tient sa parole quand on le peut ; vous allez y manquer tout de même à votre parole, et pour tout de bon, avec les gens qui vous guettent par là ! Et pour quoi faire ? continua-t-il avec une gravité menaçante, pouvez-vous le dire ? Va-t-on vous enlever comme lady Grange ? ou vous passer une lame dans le corps et vous enterrer dans le sable ? Ou bien, vont-ils vous enfermer comme James ? Peut-on se fier à ces gens-là ? Vous voulez donc vous jeter dans la gueule de Simon Fraser et des autres whigs ?…

— Alan ! criai-je, ce sont tous des fripons et des bandits, et là, je suis d’accord avec vous ; mais raison de plus pour qu’il se trouve un honnête homme dans le pays. Ma parole est donnée et je la tiendrai. Je l’ai dit à votre parente, je ne reculerai devant aucun risque ; vous le rappelez-vous ? C’était la nuit où fut tué Red Colin. Je ferai ce à quoi je me suis engagé. Prestongrange m’a promis la vie sauve, s’il est parjure, c’est ici que je dois mourir.

— Fort bien, fort bien ! » dit Alan.

Pendant ce temps, nous n’avions plus rien vu ni entendu. La vérité était que nous les avions pris au dépourvu ; le gros de la troupe — je l’appris plus tard — n’était pas encore arrivé ; — ceux qui étaient là s’étaient disséminés dans la plaine vers Gillane, il fallait du temps pour les avertir et le canot approchait ; — c’était d’ailleurs une bande d’aventuriers des Highlands pris dans plusieurs clans, sans chef, et plus ils nous regardaient, Alan et moi, moins ils avaient envie de nous attaquer ; c’est du moins ce que je supposais.

Ce n’était pas, en tout cas, le capitaine du brick qui avait trahi Alan ; il était dans la chaloupe, ramant lui-même de toutes ses forces,… ils approchaient ; Alan, rouge d’excitation, touchait à la délivrance, quand nos amis des dunes, voyant leur proie leur échapper, se mirent à crier subitement tous à la fois.

Les hommes dans le canot aussitôt s’arrêtèrent.

« Qu’est ceci ? demanda le capitaine, car ils étaient à portée de la voix.

— Des amis à moi », répondit Alan, et il entra dans l’eau pour rejoindre l’embarcation. « David, me cria-t-il en s’arrêtant, David, ne venez-vous pas ? Je suis désolé de vous laisser.

— Je ne ferai pas un pas », répondis-je.

Il resta une seconde hésitant, déjà dans la mer jusqu’aux genoux.

« Celui qui veut aller à Cupar va à Cupar »[1], dit-il, et, enfonçant jusqu’à la ceinture, il fut hissé dans le canot qui se dirigea aussitôt vers le brick.

Je demeurai où il m’avait laissé ; les mains derrière le dos, je le regardais s’éloigner ; lui, de son côté, ne me quittait pas des yeux. Tout à coup, je me sentis près de verser des larmes et il me sembla que j’étais l’être le plus abandonné, le plus seul au monde. Me hâtant de tourner le dos à la mer, je me mis à regarder les dunes ; il n’y avait plus trace d’homme ; le soleil brillait sur le sable humide, le vent sifflait dans la plaine, les mouettes encombraient le ciel ; je commençai à remonter vers la dune, observant d’un œil distrait les poux de mer qui sautillaient sur les câbles échoués. Je ne voyais, je n’entendais plus rien sur cette plage maudite, et cependant, je savais que j’étais surveillé, épié par des coquins à gages, non pas des soldats sans doute, car ils nous auraient attaqués de prime abord, mais des hommes loués pour exécuter une consigne. Laquelle ? Allais-je être enlevé ou assassiné sur l’heure ? La première hypothèse me paraissait la plus probable ; la seconde était cependant possible aussi, et je sentais mon sang se glacer dans mes veines.

Je tourmentais la poignée de mon épée ; quoique très inhabile à m’en servir, je pouvais toujours me défendre et frapper au hasard. Mais je réfléchis bientôt que toute résistance serait inutile. Ce guet-apens était sans doute l’expédient auquel Prestongrange avait fait allusion devant moi et sur lequel lui et Fraser étaient tombés d’accord ; je croyais bien que l’avocat général avait l’intention de sauver ma vie, mais Fraser était capable d’avoir glissé quelques instructions supplémentaires dans l’oreille de Neil et de ses compagnons. Si donc je montrais la lame de mon épée, je pouvais tomber aux mains de mon pire ennemi et décider moi-même de mon sort.

J’étais arrivé au pied de la berge, je me retournai, le canot approchait du brick et Alan agitait son mouchoir en signe d’adieu ; je répondis avec mon chapeau ; mon ami ne m’apparaissait plus que comme un point dans l’espace, je serrai les dents et je marchai droit devant moi pour escalader la dune. La côte était raide et le sable glissait sous les pieds, je parvins pourtant assez vite au sommet par un sentier herbeux.

Je n’eus pas à attendre ; plusieurs hommes se montrèrent aussitôt, six ou sept environ, chacun un sabre à la main.

À cette vue, je fermai les yeux et fis ma prière. Quand je les rouvris, ils étaient près de moi, silencieux, m’examinant de tous leurs yeux, ce qui me donna une étrange sensation de l’éclat de leurs regards et de la méfiance avec laquelle ils m’approchaient.

Je levai les mains en l’air ; alors, ils me demandèrent avec un fort accent des Highlands si je me rendais.

« Oui, répondis-je, mais en protestant, si vous savez ce que cela veut dire, ce dont je doute. »

À ces mots, ils se précipitèrent tous sur moi comme une volée d’oiseaux sur une bête morte, me saisirent, prirent mon épée et tout l’argent que j’avais, m’attachèrent les mains et les pieds avec des liens solides et me jetèrent sur une touffe d’herbes. Puis ils s’assirent autour de moi et me contemplèrent comme un être dangereux, un lion ou un tigre. Peu à peu cependant, cette attention silencieuse cessa, ils se rapprochèrent les uns des autres, se mirent à causer en gaélique et, très cyniquement, se partagèrent mes dépouilles. Pour me distraire pendant ce temps, je pouvais suivre de l’œil la fuite de mon ami. Je vis la chaloupe accoster le bateau, les voiles se gonfler et le brick disparaître derrière les îles par le North Berwick.

Pendant deux heures environ, il arriva d’autres Highlanders ; bientôt, ils furent une vingtaine et Neil avait paru des premiers.

À chaque nouvel arrivant, on recommençait le même petit récit qui se terminait par des plaintes et des explications, mais j’observai qu’aucun des retardataires n’eut de part au butin. La dernière discussion fut très violente et je crus qu’ils allaient se battre, mais bientôt, ils se divisèrent, la plupart d’entre eux repartirent et prirent le chemin de l’Ouest ; trois seulement, Neil et deux autres, restèrent à la garde de leur prisonnier.

« Je connais quelqu’un qui ne sera pas satisfait de votre travail d’aujourd’hui, Neil Duncanson », lui dis-je quand les autres se furent éloignés.

Il m’assura pour toute réponse que je serais bien traité, car il savait que « la dame me connaissait ».

Ce fut là toute notre conversation et nul autre être ne parut tant que le soleil brilla à l’horizon. La nuit venue, j’eus conscience de l’arrivée d’un cavalier qui vint vers nous monté sur un cheval de ferme.

« Amis, cria-t-il, avez-vous un papier pareil à celui-ci ? »

Il en déploya un, Neil en produisit un second que le nouveau venu examina avec des lunettes de corne en disant que c’était bien nous qu’il cherchait ; il descendit alors et me hissa à sa place, mes pieds attachés sous le ventre de la bête. Nous partîmes aussitôt sous sa conduite. Il avait dû prendre ses mesures pour voyager sans risquer d’ennuyeuses rencontres, car le pays était absolument désert, à peine vîmes-nous deux êtres humains, un couple d’amoureux qui, nous prenant pour des contrebandiers, s’enfuirent en toute hâte.

Nous passâmes au pied de Berwick Law du côté sud ; puis nous traversâmes quelques collines dénudées et je vis la lumière d’un hameau et la vieille tour d’une église parmi les arbres, tout cela trop loin pour appeler au secours, en admettant que j’en eusse la pensée. Enfin, nous entendîmes de nouveau le bruit de la mer ; la lune éclairait un peu, je pus distinguer les trois tours et les bâtiments de Tantallon, cette vieille forteresse des Douglas rouges. Là, on s’arrêta, le cheval fut attaché au fond des fosses et je fus conduit dans la cour et, de là, dans le vestibule pavé de pierre du château. Mes gardiens firent du feu, car le froid était vif. On me rendit la liberté de mes mains et notre guide inconnu (un Lowlander) me donna du pain d’avoine et un verre d’eau-de-vie de France. Puis il me laissa seul avec mes trois gardiens qui se tinrent près du feu buvant et causant. Le vent soufflait par les brèches de la muraille, chassait les flammes et la fumée et sifflait dans le haut des tours ; j’entendais la mer battre les rochers. Rassuré sur ma vie, le corps brisé de fatigue, je me tournai sur le côté et m’endormis profondément.

Je ne sais à quelle heure je m’éveillai, la lune avait disparu et le feu était presque éteint. Je sentis que mes pieds étaient libres, deux hommes m’enlevèrent aussitôt et me portèrent à travers les ruines jusqu’à un bateau de pêche amarré dans la petite crique formée par le roc. Là, je fus embarqué et le canot s’éloigna de la rive à la lueur des étoiles.



  1. Proverbe écossais dont l’origine est inconnue et qui signifie qu’on ne peut empêcher un homme de faire une sottise.