Catriona/02
Hachette, (p. 13-23).
CHAPITRE II
L’AVOUÉ DES HIGHLANDERS
M. Charles Stewart l’avoué habitait tout en haut du plus haut escalier qu’un maçon ait jamais construit : quinze étages, pas moins ; et quand je fus monté jusqu’à sa porte, quand un clerc l’eut ouverte et m’eut donné l’assurance que son maître était chez lui, j’eus tout juste assez de souffle pour congédier mon porteur.
« Que le diable vous emporte à l’est ou à l’ouest », lui dis-je, et, lui prenant le sac d’argent, je suivis le clerc à l’intérieur de l’appartement.
La première pièce était un bureau avec une table couverte de papiers d’affaires. C’était la place du clerc. Dans la pièce suivante où il m’introduisit et qui communiquait avec l’autre, je vis un petit homme plongé dans l’examen d’un dossier ; il leva à peine les yeux quand j’entrai et laissa son doigt appuyé sur la page comme tout prêt à me renvoyer et à continuer son étude. Cela ne me plut qu’à moitié et ce qui me plaisait encore moins, était de voir que le clerc se trouvait en bonne posture pour ne pas perdre un mot de ce que nous dirions : je m’informai poliment si c’était bien monsieur Stewart l’avoué que j’avais devant moi ?
« Lui-même, répondit-il ; et si la question n’est pas indiscrète, qui pouvez-vous bien être vous-même ?
— Vous n’avez jamais entendu parler de moi, lui dis-je, mais je vous apporte comme introduction le gage d’un ami que vous connaissez bien,… et je répétai en baissant la voix,… que vous connaissez très bien… Seulement, le moment n’est peut-être pas propice pour vous entretenir de lui ! Je dois vous dire, d’ailleurs, que le genre d’affaire dont il s’agit est de nature confidentielle, et j’aimerais à savoir que nous sommes seuls. »
Il se leva sans mot dire, repoussa ses papiers comme un homme ennuyé d’être dérangé, envoya son clerc faire une commission quelconque et referma la porte sur lui.
« Maintenant, monsieur, dit-il, en revenant, vous pouvez parler franchement. Pourtant, cria-t-il, attendez ! je reconnais en vous ma famille ! ou bien vous êtes un Stewart, ou c’est un Stewart qui vous envoie… C’est un beau nom, je ne le nie pas, et ce n’est pas à moi à le tourner en ridicule, car c’est le nom de mon père ; mais voyez-vous, dès que j’en entends le son, je commence à m’irriter malgré moi !
— Je m’appelle Balfour, répondis-je, David Balfour de Sharos, et quant à celui qui m’envoie, je n’ai qu’à laisser parler cet objet. »
Et je lui montrai le bouton d’argent que je tenais d’Alan.
« Remettez cela dans votre poche, monsieur, s’écria-t-il comme saisi de crainte ; inutile de prononcer le nom ! je connais son bouton et que le diable l’emporte ! Où est-il maintenant ? »
Je lui répondis que je ne savais pas au juste où était Alan, mais que ce devait être quelque part, en sûreté (il le croyait du moins), vers le Nord, où il resterait jusqu’à ce qu’on pût lui procurer un navire pour aller en France. J’expliquai ensuite par quel moyen on pouvait communiquer avec lui.
« J’ai toujours pensé que je serai un jour pendu à cause de ma propre famille ! s’écria-t-il, et je crois, ma parole, que ce jour est arrivé maintenant ! Lui trouver un navire ! Cet homme est fou ! Et l’argent, qui le fournira ?
— Cette question-là me regarde, monsieur Stewart, dis-je, voici un sac de bonnes pièces, et s’il en faut davantage, on en trouvera là où celles-ci ont été prises.
— Je n’ai pas à vous demander quelles sont vos opinions politiques, à ce que je vois ?
— C’est inutile, en effet, car je suis whig autant qu’on peut l’être, répondis-je en souriant.
— Eh bien, eh bien, que veut dire cela ? s’écria-t-il en se reculant, un whig ? Alors, comment êtes-vous là avec le bouton d’Alan ? Et dans quelle louche affaire êtes-vous embarqué, monsieur le whig ? Comment ! Voici un jacobite poursuivi et accusé de meurtre, dont la tête est mise à prix deux cents livres ; vous venez me demander de m’occuper de lui, et puis vous me dites que vous êtes whig ! Je n’ai pas souvenir de tels whigs, quoique j’en aie connu beaucoup !
— C’est pourtant bien simple, monsieur : comme rebelle poursuivi, Alan mérite toute ma pitié et il est mon ami. Je ne puis que regretter qu’il n’ait pas été mieux conseillé, mais enfin, il est accusé de meurtre et accusé à tort.
— C’est vous qui le prétendez, fit Stewart.
— Vous m’en entendrez dire bien davantage sous peu. Alan Breck est innocent et James l’est aussi.
— Il est certain que c’est la même affaire, dit-il : si Alan est reconnu innocent, James ne peut pas être retenu. »
Je lui racontai alors brièvement les détails de ma rencontre avec Alan et l’amitié qui s’en était suivie, puis la circonstance qui m’avait fait assister au meurtre d’Appin et les diverses aventures de notre fuite dans les landes, enfin, je lui fis le récit de ma fortune recouvrée.
« Maintenant, monsieur, continuai-je, vous voilà au courant de tout ce qui s’est passé et vous pouvez juger vous-même comment je me trouve mêlé aux affaires de vos parents et amis (affaires que, je l’avoue, dans notre intérêt à tous, je voudrais savoir moins compliquées et moins tragiques). Vous pouvez maintenant vous rendre compte qu’il y a dans tout cela des détails qui ne peuvent être livrés à n’importe quel homme d’affaires ; il ne me reste donc plus qu’à vous demander si vous voulez vous en charger ?
— Inutile de dire que je n’en ai pas la moindre envie, mais vous me présentez le bouton d’Alan et je n’ai guère le choix. Voyons, quelles sont vos instructions ? ajouta-t-il en reprenant sa plume.
— La première est de faciliter le départ d’Alan, je n’ai pas à le répéter.
— Je n’ai garde de l’oublier, en effet, répliqua-t-il.
— La seconde chose est de faire parvenir à Cluny la petite somme que je lui dois[1] ; il me serait difficile d’en trouver le moyen, mais, pour vous, je suppose que ce ne sera pas embarrassant. C’est deux livres cinq shillings que je lui dois. »
Il le nota.
« Puis, repris-je, il y a un M. Henderland, un prédicant licencié et missionnaire à Ardgour, à qui je voudrais envoyer un peu de tabac ; ayant des relations avec vos amis d’Appin, ce sera une bagatelle pour vous.
— Combien de tabac ?
— Je pensais deux livres.
— Deux livres, répéta-t-il en écrivant.
— Enfin, il y a la fille Alison Hastie, à Limekilns, celle qui nous fit traverser la Forth : je voudrais lui donner une robe neuve convenable pour sa position ; ce serait une satisfaction pour moi, car véritablement, nous lui devons la vie tous les deux.
— Je suis bien aise de voir que vous ne gaspillez pas votre argent, monsieur Balfour, dit-il en achevant d’écrire.
— J’en serais bien fâché aux premiers jours de ma fortune, monsieur Stewart, répondis-je ; et maintenant, si vous vouliez calculer le total de la dépense et vos honoraires, j’aimerais à savoir s’il me reste quelque argent de poche. Ce n’est pas que je ne sois prêt à vous laisser le tout pour qu’Alan soit conduit en sûreté sur le continent. Mais comme, pour la première fois, j’ai retiré une grosse somme de la Banque, il me semble que cela me donnerait un mauvais air de revenir dès le lendemain chercher de l’argent. Prenez tout ce qu’il faut cependant, car je ne suis pas très désireux de vous revoir.
— Je vois que vous avez encore une qualité : la prudence, mais ne craignez-vous pas de laisser tant d’argent à ma disposition ?
— Je tiens à en courir la chance, répliquai-je ; ah ! mais j’ai un dernier service à vous demander, c’est de m’indiquer un logis ; je n’ai pas de gîte pour ce soir, mais il me faudrait un logement que j’aie l’air d’avoir trouvé par hasard, car il n’est pas à désirer que M. l’avocat général ait connaissance de mes relations avec vous.
— Que votre esprit soit en repos là-dessus, monsieur, je ne prononcerai pas votre nom, mais j’ai encore assez bonne opinion de l’avocat général pour croire qu’il ne connaît pas votre existence. »
Je vis que j’avais pris mon homme à rebours.
« Alors, répondis-je, un mauvais jour se lève pour lui, car il fera ma connaissance bon gré, mal gré ; pas plus tard que demain, il aura ma visite.
— Votre visite ! répéta Stewart abasourdi, suis-je fou ou bien l’êtes-vous ? Qu’est-ce qui peut vous amener chez l’avocat général ?
— Simplement le désir de me disculper devant la Justice et de lui déclarer l’innocence de James et d’Alan.
— Monsieur Balfour ! s’écria-t-il, vous moquez-vous de moi ?
— Non, monsieur, fis-je avec calme, quoique vous-même ayez pris quelque liberté de ce genre avec moi ; mais je vous prie bien de comprendre une fois pour toutes que je ne suis pas d’humeur à plaisanter.
— Ni moi, dit Stewart, et je vous prie de bien comprendre (puisque c’est votre façon de parler) que votre manière d’agir me plaît de moins en moins. Vous venez ici me faire toutes sortes de propositions qui m’obligeront à des actes imprudents et pouvant me compromettre, et ensuite vous me dites que vous allez tout droit, en sortant de mon bureau, faire votre paix avec l’avocat général ! Le bouton d’Alan et les quatre quartiers d’Alan lui-même ne me feront pas faire un pas de plus !
— Je vais vous parler avec plus de calme, repris-je, et j’espère qu’à nous deux, nous arriverons à nous entendre ; moi, je ne vois pas d’autre moyen que d’aller me déclarer moi-même et apporter mon témoignage, mais peut-être en verrez-vous un autre ? S’il en est ainsi, je conviens que vous me rendriez un fier service, car je pense que mon commerce avec Son Altesse ne sera pas très profitable à ma santé. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je dois déclarer ce que je sais, car cela peut sauver la réputation d’Alan, déjà si compromise, et le cou de James, ce qui est le plus pressé. »
Il garda le silence une seconde et puis :
« On ne vous laissera jamais rendre ce témoignage, dit-il.
— C’est ce que nous verrons ; je suis têtu quand je m’y mets.
— Que vous êtes naïf ! C’est James qu’il leur faut ! C’est James qu’ils veulent pendre ! Alan aussi, bien sûr, s’ils peuvent l’attraper, mais James, en tout cas ! Allez trouver l’avocat général, parlez-lui comme vous le dites et vous verrez qu’il aura vite trouvé une manière de vous museler !
— J’ai une meilleure opinion de ce magistrat, répondis-je.
— Au diable votre magistrat ! s’écria-t-il, c’est l’homme de Campbell ! Vous allez avoir la meute entière à vos trousses et il en sera de même pour l’avocat général, pauvre homme ! Il est incroyable qu’on puisse être aveugle à ce point ! S’il n’y a pas moyen d’arrêter votre langue, il y aura un niais de plus qui aura la corde au cou. Ils peuvent vous envoyer en prison, ne le savez-vous pas ? s’écria-t-il en me poussant du doigt comme pour appuyer sa pensée d’un geste suggestif.
— Je le sais, dis-je, pas plus tard que ce matin, un autre homme de loi m’a dit la même chose.
— Qui était-ce ? Il avait du bon sens, au moins ! »
Je répondis que je ne pouvais le nommer, car c’était un whig pacifique qui n’avait pas la moindre envie d’être mêlé à ces affaires.
« Je pense que, bientôt, tout le monde y sera mêlé, s’écria Stewart, mais qu’allez-vous faire ? »
Je lui racontai ce qui s’était passé devant la maison de Sharos entre Rankeillor et moi.
« Fort bien ! Vous serez pendu ! Vous serez pendu à côté de James ! Voilà mon horoscope.
— J’espère que non, mais je sais bien que j’en cours le risque.
— Le risque ! cria-t-il ;… mais il s’arrêta tout à coup. J’ai à vous remercier, dit-il plus doucement, pour votre fidélité à mes amis, car vous montrez un grand courage. Je dois cependant vous avertir que vous allez passer un gué profond. Je ne voudrais pas être à votre place (moi, un Stewart), pour tous les Stewarts qui ont pu exister depuis Noé. Risquer, certes, je veux bien risquer quelque chose pour eux, mais être accusé devant un jury vendu à Campbell, et, cela, dans un pays soumis à Campbell, et à propos d’une affaire concernant un Campbell ! pensez ce que vous voudrez de moi, Balfour, mais c’est au-dessus de mes forces.
— Chacun voit les choses à sa manière, dis-je ; moi, je les vois avec les idées que je tiens de mon père.
— Gloire à sa mémoire ! il a laissé un fils digne de lui ! Cependant, il ne faut pas que vous me jugiez trop mal. Mon cas est difficile. Voyez, monsieur, vous me dites que vous êtes whig : moi, je me demande ce que je suis. Pas whig bien sûr, je ne pourrais pas m’y résoudre… Mais, je vous le dis tout bas, mon garçon,… je ne suis peut-être pas très ardent pour l’autre parti.
— En vérité ? C’est bien ce que j’aurais pensé d’un homme de votre intelligence.
— Chut ! pas de flatterie, il y a de l’intelligence des deux côtés. Pour ma part, je ne souhaite aucun mal au roi Georges, et quant au roi Jacques — Dieu le bénisse, — il est aussi bien, à mon avis, de l’autre côté de l’eau. Je ne suis qu’un modeste homme de loi sans ambition, amoureux de mes livres et de ma bouteille. Un bon plaidoyer, un contrat bien dressé, un peu de bruit au Parlement de temps en temps, une petite promenade le samedi, c’est tout ce qu’il me faut. À quoi veulent-ils en venir avec leurs plaids et leurs grandes épées ?
— Il est sûr que vous ne ressemblez guère à un farouche montagnard.
— Je n’y ressemble pas du tout, et cependant, c’est mon sang, et quand le clan joue, nul ne devrait danser plus que moi ! Le clan et le nom, tout est là. C’est bien ce que vous disiez tout à l’heure : « J’ai les idées que m’a données mon père ». Trahisons, traîtres, leurs mouvements au dehors et au dedans,… le recrutement français,… les rapports qui s’entretiennent par les recrues,… tout cela s’explique, « c’est le clan ». Et leurs procès ! Quelle pitié que leurs procès ! J’en ai eu un entre les mains pour le jeune Ardshiel mon cousin, il réclamait son domaine en s’appuyant sur son contrat de mariage ! Un domaine confisqué ! Je leur ai dit que c’était une absurdité ;… mais allez donc leur faire entendre raison ! Il a fallu marcher, et me voyez-vous faisant le fier derrière un avocat qui n’était pas plus à son aise que moi, car c’était la ruine pour nous deux ? Nous étions marqués à l’encre rouge, disqualifiés… Malgré tout, que puis-je faire ? Je suis un Stewart et je ne puis déserter mon clan et ma famille. Or, pas plus tard que hier, on a conduit au donjon un de nos jeunes parents. Pourquoi ? La réponse est facile : Décret de 1736, recrutement pour le roi Louis. Vous verrez, il me demandera d’être son conseil et il y aura une nouvelle tache à ma réputation. Voulez-vous que je vous dise ? Si je savais seulement le quart d’un mot d’hébreu, je vous jure que j’enverrais tout promener et je me ferais ministre !
— C’est une dure situation, dis-je.
— Tout est dur, et c’est ce qui fait que vous m’intéressez,… vous qui n’êtes pas un Stewart, et qui ne craignez pas de vous occuper de leurs affaires. Et, cela, dans quel but ? Je me le demande ;… à moins que ce ne soit par amour du devoir.
— J’espère en effet que c’est pour cela, répondis-je.
— Alors, c’est très beau ! Mais voici mon clerc de retour et, si vous le voulez bien, nous allons dîner ensemble tous les trois. Je vous donnerai ensuite l’adresse d’un très brave homme qui sera enchanté de vous loger. Et je vais gonfler vos poches avec le contenu de votre sac, car, pour toute cette affaire, je ne prendrai pas si cher que vous pensez, pas même pour la question de la traversée. »
Je lui fis signe que son clerc était à portée d’entendre.
« Bah ! Vous n’avez rien à craindre de Robbie, c’est un Stewart lui aussi, un vrai diable ! Il a fait plus de recrues et trafiqué avec plus de papistes qu’il n’a de cheveux sur la tête. C’est lui qui s’occupe de cette branche de mon métier. Qui avons-nous en ce moment pour traverser la mer, Rob ?
— Il y a Andie Scongal sur le Thristle, répliqua Rob aussitôt ; j’ai vu aussi Hoseason, mais je crois que son bateau est retenu. Puis Tam Stobo, seulement, je ne suis pas si sûr de Tam. Je l’ai vu en colloque avec de drôles de gens et s’il s’agissait de quelque chose d’important je ne m’adresserais pas à lui.
— Il s’agit d’une tête qui vaut deux cents livres, Robin, dit Stewart.
— Alors, ce ne peut être qu’Alan Breck ! s’écria le clerc.
— Tout juste, répondit son maître.
— Par tous les vents ! C’est sérieux, je vais voir Andie, alors, c’est lui qu’il vous faut.
— Il paraît que ce n’est pas une petite affaire ? dis-je.
— Monsieur Balfour, il n’y a pas de raison pour que cela finisse, je vous le dis.
— Votre clerc a prononcé tout à l’heure un nom qui m’est connu : Hoseason du brick le Covenant. Avez-vous confiance en lui ?
— Il ne s’est pas bien conduit avec vous et Alan, je le sais ; mais cependant, voici mon idée sur cet homme : s’il avait pris Alan à son bord à la suite d’une convention, je suis sûr qu’il n’aurait pas manqué à sa parole. Qu’en dites-vous, Rob ?
— Il n’y a pas plus sûr qu’Éli, dit le clerc, je m’en rapporterais à sa parole. Oui, comme à celle du Chevalier ou d’Appin lui-même.
— N’est-ce pas lui qui a conduit le Docteur ?
— Lui-même.
— Et il l’a ramené ?
— Oui, avec une bourse pleine,… et Éli le savait.
— Il ne faut pas juger les gens à première vue, je le vois, dis-je.
— C’est vrai répondit l’avoué, et c’est ce que j’ai oublié quand vous êtes entré, monsieur Balfour. »
- ↑ Voir les Aventures de David Balfour.