Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 24-32).


CHAPITRE III

JE VAIS À PILRIG


Le jour suivant, je ne fus pas plutôt éveillé dans mon nouveau logis, que je me hâtai de me lever et d’endosser mes habits neufs. Après déjeuner, je partis à l’aventure afin de poursuivre la tâche que je m’étais donnée. J’avais lieu d’espérer qu’Alan serait secouru, mais l’affaire de James était autrement difficile, et je ne me dissimulais pas qu’elle pouvait me coûter cher ; ainsi que me l’avaient prédit tous ceux à qui j’en avais parlé. Mes réflexions étaient sombres ; il me semblait que je n’étais arrivé au sommet de la montagne que pour être précipité de plus haut, que je n’avais réussi après tant et de si dures épreuves à être riche, considéré, à porter des habits de ville et une épée au côté, que pour aboutir à un suicide, et à un suicide de la pire espèce : me faire pendre aux frais du roi !

Et tout cela pourquoi ? me demandais-je, tout en marchant le long de la Grand’Rue, vers le Nord, dans la direction du Leith Wynd.

Je me répondis d’abord que c’était pour sauver James Stewart, et, certainement, le souvenir de son malheur, les pleurs de sa femme et un mot ou deux que j’avais laissé échapper en cette occasion, agissaient sur moi fortement. Cependant, je ne pouvais m’empêcher de voir que, pour le fils de mon père, ce devait être la chose la plus indifférente du monde que James mourût dans son lit ou sur l’échafaud. Il était cousin d’Alan à la vérité, mais dans l’intérêt de mon ami, le mieux serait de me tenir tranquille et de laisser le roi, le duc d’Argyle et les corbeaux recueillir les os du malheureux chacun à leur manière. Je ne pouvais oublier non plus que, tandis que nous étions tous en danger, James n’avait guère montré d’anxiété ni pour Alan, ni pour moi. Il me vint alors à l’esprit que j’étais animé d’un sentiment de justice et je pensai que le mobile était digne de moi et que — puisque nous nous mêlions de politique à notre commun détriment — la justice devait tout dominer à nos yeux, la mort d’un innocent étant un tort fait à la société tout entière. Venait ensuite l’avocat du diable ; il me servait un de ses arguments, me faisant remarquer qu’il était téméraire de m’occuper de si graves choses, que je n’étais qu’un enfant fanfaron et bavard et que la vanité seule m’engageait à poursuivre cette folie. Il me faisait ensuite envisager la question à un autre point de vue ; il m’accusait d’un égoïste calcul qui me portait à courir quelques risques pour m’assurer à ce prix une sécurité complète. Il était évident, en effet, que tant que je n’aurais pas proposé mon témoignage et déclaré mon innocence dans l’affaire du meurtre, je pourrais à chaque instant rencontrer Mungo Campbell ou les officiers du shérif, être reconnu et appréhendé ; par conséquent, si je parvenais à me blanchir, je respirerais plus librement après. Ce dernier mobile, du reste, ne me paraissait pas honteux ; c’était l’histoire des deux chemins qui aboutissent au même endroit : il était heureux pour James que je me fusse engagé d’avance, et il n’était pas moins heureux pour moi de me trouver ainsi dans l’obligation de bien faire ; avec le nom et la fortune d’un gentilhomme, était-il possible de n’en pas avoir le cœur ? Je crus voir dans cette dernière réflexion un esprit trop païen et je terminai ce combat avec moi-même par une prière : je demandai à Dieu le courage nécessaire pour aller droit à mon devoir comme les soldats vont au feu, et, si possible, la grâce d’en revenir sain et sauf comme beaucoup d’entre eux.

Ces pensées m’amenèrent à plus de résolution sans m’aveugler sur les dangers qui m’entouraient, et je me demandai si je serais bien de force, le cas échéant, à monter sans broncher les degrés de la potence. C’était une belle matinée, mais un frais vent d’est m’apportait des senteurs d’automne, de feuilles mortes, et, par elles, des idées funèbres. Le diable s’en mêlait donc, si je devais mourir dans cette marée de fortune, et encore pour le compte des autres !

Au haut de la colline de Calton, quelques enfants couraient avec des cerfs-volants qui se détachaient sur le ciel ; j’en remarquai un plus grand que les autres ; il prit son essor, puis retomba parmi les genêts, et je me dis en le voyant : Ainsi en sera-t-il de David.

Mon chemin grimpait à travers champs le long de la colline de « Monter ». On entendait de maison en maison le bruit des métiers de tisserands et le bourdonnement des abeilles dans les jardins ; les flâneurs que je voyais causant sur le pas des portes parlaient un dialecte étranger, et plus tard, je découvris que ce village était Picardy, où les tisserands français s’étaient établis et travaillaient pour le compte de la compagnie des Toiles Britanniques. J’obtins là des renseignements sur la direction que je devais prendre pour aller à Pilrig et je continuai mon chemin. Tout à coup, sur le côté de la route, une potence m’apparut portant deux hommes pendus par des chaînes. Ils avaient été plongés dans le goudron selon l’usage, le vent les faisait tourner, les chaînes claquaient et les oiseaux volaient aux alentours. Ce tableau m’apparut comme un présage de mes craintes, je ne pouvais m’arracher à cette vue et je me laissai absorber comme par une sorte d’affreuse obsession. En tournant autour du gibet, je découvris une vieille femme assise derrière qui parlait toute seule en gesticulant.

« Qui sont ceux-ci, vieille mère ? dis-je en montrant les corps.

— Dieu bénisse votre précieuse face ! Ce sont des amoureux à moi, deux de mes anciens amants, mon cher ami !

— Et pourquoi ont-ils souffert ?

— Rien que pour la bonne cause et après que je leur eusse prédit comment cela finirait !… pour deux shillings écossais qu’ils avaient pris à un enfant ! Cela suffit, car les parents sont du parti de Brouchton.

— Ah ! dis-je en moi-même sans m’adresser à la folle, ils en sont réduits à ce triste état pour une si petite faute,… tout le monde est en danger, alors.

— Donne-moi ta main, mon garçon, reprit la vieille, et je vais te dire la bonne aventure !

— Non, la mère, répondis-je, je connais assez la route où je marche, il n’est pas bon de voir de trop loin.

— Je lis ton destin sur ton front,… je vois une jolie fille qui t’a pris ton cœur… Je vois un bel homme avec un habit brun… et un gros homme avec une queue poudrée,… et je vois l’ombre du gibet qui est au milieu de ton chemin… Donne ta main que la vieille Merren te prédise ton sort. »

Les deux traits qui semblaient désigner Alan et la fille de James More m’avaient vivement frappé et je m’enfuis, laissant à la vilaine créature quelques pièces avec lesquelles elle se mit à jongler sous les ombres menaçantes des pendus.

Ma route le long des maisons de Leith m’aurait paru agréable sans cette rencontre. Le vieux rempart s’étendait à travers les champs les mieux cultivés que j’eusse jamais vus ; je jouissais beaucoup, d’ailleurs, de me trouver en pleine campagne, mais le cauchemar du gibet s’agitait dans ma tête ainsi que les gestes de la vieille et la pensée des deux pendus. Mourir par la corde, c’est une dure mort à coup sûr, et que ce soit pour avoir volé deux shillings ou (comme avait dit M. Stewart) par fidélité au sentiment du devoir, la différence semblait petite. Ainsi, me disais-je, David Balfour pourrait être pendu dans ce lieu, d’autres garçons comme lui le verraient en passant et le prendraient pour un criminel, la vieille se tiendrait à la même place et leur dirait la bonne aventure. Puis, quand viendraient les joyeuses fillettes, elles détourneraient la tête en se bouchant le nez. Je les voyais en imagination, elles avaient des yeux gris et leurs cocardes étaient aux couleurs des Drummond.

J’étais ainsi plongé dans les plus noires réflexions, quoique toujours résolu, quand j’arrivai en vue de Pilrig, une jolie maison à pignon plantée sur le bord du chemin parmi quelques petits bouquets de bois. Un cheval attendait tout sellé à la porte, mais son maître était encore dans son cabinet.

Il me reçut au milieu de livres savants et d’instruments de musique, car il n’était pas seulement philosophe, mais aussi très bon musicien.

Il m’accueillit très bien et dès qu’il eut pris connaissance de la lettre de Rankeillor, il se mit très obligeamment à ma disposition.

« Et qu’est-ce donc, dit-il, cousin David (puisqu’il paraît que nous sommes cousins), qu’est-ce donc que je puis faire pour vous ? Un mot à Prestongrange ? c’est facile, mais que doit être ce mot ?

— Monsieur Balfour, lui dis-je, si je devais vous conter mon histoire tout entière, j’ai la conviction que vous n’en seriez pas très édifié.

— Je suis fâché d’apprendre cela de vous, mon cher parent.

— Vous ne devez pourtant pas me juger trop mal, monsieur Balfour ; il n’y a rien à ma charge qui doive m’inquiéter, ni vous non plus ; rien, sinon les communes infirmités de l’homme. « De la faute d’Adam, de mes défaillances personnelles et des défauts inhérents à ma nature, de tout cela j’ai à répondre et j’espère avoir appris où chercher le secours », dis-je (car je jugeai à la figure du personnage qu’il aurait meilleure opinion de moi si je savais mon catéchisme) ; mais quant à l’honneur selon le monde, je n’ai rien de grave à me reprocher et mes malheurs sont arrivés en grande partie sans qu’il y ait de ma faute et contre ma volonté. Mes embarras viennent de ce que j’ai été mêlé à une intrigue politique dont vous aimeriez mieux certainement ne rien savoir.

— Bien, très bien, monsieur David, répondit-il, je vois avec plaisir que vous êtes tel que M. Rankeillor me l’annonce, et pour ce qui est des intrigues politiques, vous me rendez pleine justice : je m’applique à être au-dessus de tout soupçon et à me tenir en dehors de la lutte. Je me demande seulement comment il me sera possible de vous être utile si je ne suis pas au courant de l’affaire ?

— Voici, monsieur : je vous propose d’écrire à lord Prestongrange que je suis un jeune homme de bonne famille, et de certaine fortune. Je crois pouvoir dire que les deux choses sont vraies.

— J’ai la parole de Rankeillor qui me l’affirme et cela vaut toutes les garanties.

— À quoi vous pourrez ajouter dans votre lettre (si vous voulez bien en croire ma parole) que j’ai été élevé dans le respect de l’Église et du roi Georges.

— Ni l’une ni l’autre ne songera à vous inquiéter, monsieur Balfour.

— Puis vous pourrez dire, repris-je, que je demande à voir l’avocat général pour l’entretenir d’une affaire importante qui concerne le service de Sa Majesté et l’administration de la justice.

— Si je ne dois pas connaître la question, je ne prendrai pas sur moi de la qualifier. Une affaire d’une certaine importance fera aussi bien que de grande importance. Pour le reste, je pourrai m’exprimer à peu près comme vous le dites.

— Et puis, monsieur, dis-je, en passant la main sur mon cou, je serais bien désireux que vous glissiez un petit mot pour ma sauvegarde.

— Sauvegarde ! s’écria-t-il, pour votre sauvegarde ? Voilà un mot qui me déconcerte ; si l’affaire est aussi dangereuse que cela, j’avoue que j’hésite à m’en occuper en aveugle.

— Je crois que je pourrais en deux mots vous dire le gros de l’affaire, répondis-je.

— Ce serait certainement ce que vous feriez de mieux, fit-il.

— Eh bien, il s’agit du meurtre d’Appin. »

Il joignit les mains avec une exclamation ! À voir l’expression de sa figure, je crus que j’avais déjà perdu mon protecteur.

« Laissez-moi vous expliquer,… commençai-je.

— Je vous suis bien obligé : je n’en veux rien entendre, s’écria-t-il, je refuse formellement d’en entendre davantage. Pour votre famille, pour Rankeillor, et peut-être aussi un peu pour vous-même, je ferai ce qui dépend de moi pour vous aider, mais je ne veux rien entendre de plus sur l’affaire en question. Puis il est de mon devoir strict de vous avertir : ce sont là des eaux profondes, monsieur David, et vous n’êtes qu’un tout jeune homme. Soyez prudent et regardez-y à deux fois.

— J’y ai déjà pensé souvent, monsieur Balfour, et je tiens à appeler votre attention sur la lettre de Rankeillor, car, je l’espère, il y a consigné son approbation.

— C’est bien, c’est bien, dit-il, je ferai ce que je pourrai pour vous. » Alors, il prit une plume et de l’encre, réfléchit un moment et commença à écrire avec lenteur, puis il leva la tête.

« Je dois comprendre, demanda-t-il, que Rankeillor approuve ce que vous comptez faire ?

— Après quelque réflexion, il m’a commandé, Monsieur, d’aller de l’avant au nom de Dieu.

— C’est le meilleur mobile qui puisse nous faire agir », répondit-il simplement, et il se remit à écrire. Puis il signa, relut ce qu’il avait écrit et reprit :

« Voici donc, monsieur David, une lettre d’introduction que je vais marquer de mon cachet et remettre ouverte entre vos mains comme il est d’usage en pareil cas. Mais, puisque je suis dans l’ignorance de l’affaire, je vais vous la lire, afin que vous puissiez juger si elle remplit votre but.

« Pilrig, le 26 août 1751.
« Milord,

« La présente servira d’introductrice auprès de vous à mon cousin David Balfour, esq., de Sharos, jeune gentilhomme de bonne souche et de solide fortune. Il a reçu une pieuse éducation et ses principes politiques sont tout ce que peut désirer Votre Excellence. Sans être dans les confidences de M. Balfour, je sais qu’il a quelque chose à déclarer touchant le service de Sa Majesté et l’administration de la justice, sujets pour lesquels le zèle de Votre Excellence est connu. Je dois ajouter que l’intention du jeune homme est approuvée par quelques-uns de ses amis, qui vont attendre avec anxiété le résultat de sa démarche. »

« Là-dessus, j’ai signé avec les compliments d’usage.

« Vous remarquerez que j’ai dit : « quelques-uns de ses amis. » J’espère que vous pouvez justifier le pluriel ?

— Parfaitement, monsieur, mon projet est connu et approuvé par plus d’un, et votre lettre, dont j’ai le plaisir de vous remercier, est tout ce que je pouvais désirer.

— C’est tout ce qu’il est en mon pouvoir de faire pour vous et, d’après ce que je sais de l’affaire de laquelle vous allez vous mêler, je n’ai plus qu’à prier Dieu de rendre ma recommandation suffisante. »