Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (7p. 21-34).



CHAPITRE VIII.

Entreprise.


Cécile n’eut ni le temps de se repentir, ni celui de faire des réflexions : outre le trouble de ses esprits et le peu de temps qui lui restait, elle avait réellement trop de choses à arranger pour qu’elle pût se livrer à d’autres considérations. Sa répugnance pour le mensonge était trop grande pour en inventer dans cette occasion ; elle se contenta de dire qu’une affaire de grande importance l’appelait à Londres ; et quoiqu’elle s’apperçût de la curiosité de madame Harrel et d’Henriette, n’ayant pas la liberté de la satisfaire, elle ne chercha point à la repaître de fictions, et les abandonna à leurs conjectures. Elle aurait fort voulu qu’Henriette l’eût accompagnée ; mais ce voyage ne pouvait que l’affliger. Elle se contenta donc de prendre avec elle sa femme-de-chambre ; et suivie d’un laquais, elle partit le lendemain matin, quittant sa maison pour aller contracter un engagement qui l’obligerait bientôt à y renoncer pour toujours.

Toute désintéressée qu’elle était, sa situation lui paraissait aussi fâcheuse que critique. Dès qu’elle avait été en possession d’une fortune que d’autres auraient regardée comme digne d’envie, elle n’avait plus connu le repos ; en vain avait-elle cherché la paix et la tranquillité, elle avait été la dupe des fourbes et la proie des indigents. La seule consolation qu’elle eût éprouvée avait été de leur en faire part, et ce n’était que dans ce moment qu’elle pouvait espérer d’être heureuse, précisément lorsqu’elle était sur le point de renoncer à ce que tout le monde envisage comme le souverain bien.

Ces réflexions firent place à d’autres encore plus désagréables : elle se trouvait pour la seconde fois prête à faire une action de la légitimité de laquelle elle n’était point convaincue, et dont dépendraient par la suite son repos et sa félicité : cette action en elle-même imprudente, clandestine et mystérieuse, la privait de l’héritage d’un oncle qui avait voulu l’enrichir, et était tout-à-fait opposée aux intentions du père de son époux, dont la désobéissance ne pouvait manquer de lui attirer son courroux. Ces tristes pensées la tourmentèrent pendant toute la route. Elle arriva à Londres, et descendit à un hôtel garni de la rue d’Albermale, que Delvile lui avait indiqué, et qu’il avait eu soin de lui faire préparer ; elle se rendit aussitôt chez madame Delvile. Il était assez indifférent qu’elle fût reconnue des domestiques, puisque leur maître ne devait pas tarder à être informé du véritable motif de son voyage. On la fit entrer dans une salle basse, et pendant qu’on informait madame Delvile de son arrivée, son fils accourut pour la recevoir. Elle vit bien à son air que les choses n’étaient point telles qu’il l’aurait désiré, et apprit, après plusieurs questions, que sa mère était beaucoup plus mal. Extrêmement affectée de cette triste nouvelle, elle commença à se repentir de son imprudente course. Delvile s’efforça, en rappelant son propre courage, de remettre ses esprits ; mais lorsque la gaieté n’est pas naturelle, elle se communique difficilement : tourmenté de peines et de soucis, il n’était guères en état de paraître content et à son aise. On les avertit bien-tôt que madame Delvile attendait Cécile ; elle la trouva couchée sur un lit de repos, pâle, faible et très-changée. Delvile la présenta à sa mère, en lui disant : voici, madame, une personne dont la vue vous apportera de la satisfaction et de la tranquillité. Cette visite réellement, s’écria madame Delvile, en levant un peu la tête et l’embrassant, ne saurait m’être plus agréable. Vertueuse et noble Cécile, que d’honneur vous faites à mon fils ! avec quelle joie, si je guéris jamais, ne m’empresserai-je pas à l’aider à s’acquitter de tout ce qu’il vous doit ?

Cécile affligée de sa situation, et touchée de ses bontés, ne lui répondit que par ses larmes : les yeux de Delvile en étaient baignés, et il s’écria avec attendrissement : voilà une entrevue que mon cœur désirait depuis si long-temps ! la femme que j’avais choisie entre les bras d’une mère que je révère autant que je la chéris ! rétablissez-vous seulement, ma chère mère, et j’oublierai toutes les calamités qui ont précédé cet heureux dénouement. Il dit à Cécile qu’on avait défendu à sa mère de parler, et recommandé la plus grande tranquillité, évitant tout ce qui pourrait l’émouvoir, et il la pria de garder avec elle un profond silence. Ce sera donc votre affaire, dit celle-ci avec un peu plus de gaieté, de trouver moyen de nous amuser ; et si vous voulez vous donner cette peine, nous vous promettons de nous taire. Si je ne trouve pas le secret de vous amuser, je parviendrai au moins à vous obliger à prendre du repos, et alors je serai encore plus satisfait. Mortimer, repartit-elle, est-ce là cette ingénuité que le devoir et l’amitié ont droit d’exiger de vous ? Quelle est dans cet instant l’idée qui vous occupe le plus ; ma santé ou le desir de pouvoir vous entretenir librement avec miss Beverley ? Peut-être l’un et l’autre, répondit-il gaiement et en rougissant. Vous voudriez cependant que l’on crût, reprit madame Delvile, que vous ne pensez qu’à moi seule ? J’ai toujours remarqué que lorsqu’un projet avait deux différents buts, celui qui est le plus apparent n’est jamais celui qu’on a le plus à cœur.

Elle garda alors un profond silence, et Delvile s’entretint avec Cécile de leur plan, de leurs espérances, et de la manière dont ils se conduiraient. Il se proposait, au sortir de l’église, de se rendre en droiture au château de Delvile pour faire part de son mariage à son père, et de revenir tout de suite à Londres, où il pria Cécile de rester avec sa mère, afin que les retrouvant toutes deux ensemble, il ne fût pas obligé de retourner une seconde fois dans la province de Suffolk, pour lui dire adieu.

Cécile s’opposa sérieusement à ce dernier article, en disant que le seul moyen d’éviter qu’on ne découvrît leur mariage était que, d’abord après la célébration, elle revînt chez elle. Elle ne voulut pas non plus lui permettre de reparaître dans la province de Suffolk, où son voyage ne servirait qu’à retarder celui de sa mère, et à l’exposer à des soupçons désagréables. Elle lui promit qu’il aurait régulièrement de ses nouvelles, et comme la faiblesse de madame Delvile exigeait qu’ils voyageassent très-lentement, elle se fit remettre l’état de sa route, promettant qu’il trouverait une de ses lettres dans toutes les grandes villes où ils séjourneraient. Il voulut absolument lui laisser le contrat qu’il avait déjà fait dresser, avec les changements que demandait leur nouvelle situation, ayant de la répugnance à mettre dans cette confidence M. Monckton, dont la conduite à son égard lui avait déplu, et en qui Cécile même n’avait plus que très-peu de confiance. Il avait eu recours, comme auparavant, à M. Singleton, ce même jurisconsulte qui lui avait servi de père pour la conduire à l’église. Madame Delvile n’était pas assez bien pour assister à la cérémonie, et Delvile n’aurait jamais désiré qu’elle eût bravé aussi publiquement la volonté de son père.

Cécile donna alors de nouveaux regrets à la mort de son amie madame Charlton, dont la présence dans une occasion aussi importante l’aurait rassurée et soutenue. Elle n’avait personne de son sexe à qui se confier ; et sentant une répugnance invincible à se rendre à l’autel seule avec des hommes, elle accepta les offres de la femme-de-chambre de madame Delvile, qui se présenta pour l’y accompagner. Cette femme était depuis plusieurs années à son service : sa maîtresse l’aimait, et en faisait le plus grand cas.

Ces arrangements, ainsi que plusieurs autres qui furent interrompus par les soins qu’ils donnèrent à madame Delvile, prirent toute leur soirée. Delvile ne voulut pas, comme l’autre fois, la devancer à l’église ; il la pria d’éloigner ses domestiques entre sept à huit heures du matin, temps auquel il viendrait lui-même la chercher. Elle se retira de bonne heure, afin que madame Delvile pût se coucher, et elles convinrent qu’elles ne se verraient pas le lendemain. Cécile craignant de témoigner trop de faiblesse, s’en allait sans prendre congé ; mais madame Delvile l’ayant appelée, lui dit : recevez en partant ma bénédiction ; et elle ajouta, après l’avoir tendrement embrassée : mon fils, comme mon génie tutélaire, prétend avoir le droit exclusif de me conduire ; mais je veux m’affranchir un instant de son pouvoir, pour dire à ma chère Cécile le plaisir et le soulagement que mon esprit a déjà reçus de sa présence. Ma plus grande espérance de guérison est fondée sur la satisfaction anticipée que je me promets de pouvoir être témoin de votre félicité mutuelle : si malheureusement ma maladie avait des suites funestes, et que je ne pusse jouir de ce bonheur, je ne suis plus inquiète du sort de Delvile, qui était la chose de ce monde qui m’intéressait le plus. Puisse le ciel exaucer les vœux que je lui adresse pour tous deux ! car je ne mets plus de différence entre vous. Il y a long-temps que mon amitié me portait à désirer que vous devinssiez ma fille. Aimez-la, Mortimer, comme elle le mérite, et chérissez-la avec la plus vive reconnaissance… Bannissez, chère Cécile, toutes les craintes qui vous agitent, et soyez sûre que vous trouverez en Mortimer Delvile un époux qui adorera vos vertus et fera honneur à votre discernement. Elle l’embrassa encore ; et voyant qu’elle était trop affectée pour parler, elle la laissa partir sans en exiger de réponse. Elle se leva le lendemain de très-bonne heure, et elle envoya sa femme-de-chambre chez madame Hill, donna quelques commissions à son laquais pour des quartiers assez éloignés, et leur recommanda à tous d’être de retour à neuf heures précises ; c’était le moment pour lequel elle avait retenu une voiture qui devait la reconduire chez elle. Delvile, qui attendait impatiemment leur sortie, dès qu’il les eut perdus de vue, se présenta à la porte. On le fit entrer dans une salle, où elle vint sur le champ le recevoir ; et après qu’il lui eût dit que le ministre, M. Singleton et la femme-de-chambre de sa mère, qui l’attendaient, se trouvaient déjà à l’église, elle lui présenta la main sans parler. Le calme qui suit ordinairement l’espérance trompée, prit chez Cécile la place de l’émotion et de la crainte. Persuadée qu’elle ne serait jamais l’épouse de Delvile, elle attendait seulement avec une impatience qui tenait un peu du désespoir, de voir comment et par qui elle serait encore séparée de lui.

Lorsqu’ils arrivèrent à l’église, il la remit à M. Singleton, priant secrètement que ce ne fût pas en vain comme la première fois. La femme-de-chambre de madame Delvile la suivit, le ministre se trouvait prêt, et ils s’avancèrent tous vers l’autel. La cérémonie était commencée, Cécile paraissait plutôt machinalement qu’avec réflexion écouter la liturgie ; mais à ces mots, néanmoins s’il y a quelqu’un dans cette assemblée qui sache quelque chose qui doive empêcher ce mariage, et que l’une des parties soit déjà liée avec une autre personne qu’il le déclare. Delvile lui-même trembla de frayeur, craignant que quelqu’un de caché ne répondît ; et Cécile, avec un courage mêlé de crainte, regarda tout autour d’elle, uniquement pour découvrir d’où partirait la voix, s’il s’en élevait. Heureusement, personne ne parut, et la cérémonie s’acheva tranquillement. La nouvelle épouse reçut après cela les plus tendres remerciements de Delvile et les compliments de son petit cortège avant que l’idée dont elle avait été si fortement préoccupée, fût assez dissipée pour lui persuader qu’elle était réellement mariée.

Delvile la conduisit à la porte de l’église où elle trouva une chaise et la suivit de loin ; mais voyant Delvile dans son appartement, quoiqu’il lui eût formellement promis de ne pas s’y présenter, la langueur qui s’était emparée de ses sens, la quitta. Il n’y était venu que pour lui témoigner combien il était reconnaissant de la grâce qu’elle venait de lui accorder, et lui recommander un million de choses qui intéressaient sa tendresse et son repos. Craignant que ses domestiques ne rentrassent, il s’arracha d’auprès d’elle, et prit le chemin du château de Delvile.

Cécile ne pouvait encore revenir de son étonnement. Se trouver unie à Delvile, être à lui du consentement de sa mère… qu’il fût son époux sans que son père eût pu l’empêcher ; tout cela lui paraissait un songe, mais un songe qu’elle n’aurait pas voulu que le réveil dissipât, et qui commençait à faire le bonheur de sa vie.


Fin du Livre neuvième.