Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (7p. 1-20).




CHAPITRE VII.

Relation.


Ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’on vint avertir Cécile que Delvile la demandait. Pourrez-vous pardonner, s’écria-t-il en la voyant, la funeste et peu satisfaisante lettre que je vous ai écrite ? Je ne voudrais pas vous désobéir deux fois de la même manière, et jusqu’à présent il m’aurait été impossible de vous écrire différemment. Les médecins ont donc, dit Cécile, déjà fini leur consultation ? Hélas ! oui ; et le résultat en est très-alarmant : tous conviènent que la maladie de ma mère est dangereuse, et ils s’abstiènent plutôt de défendre que de lui conseiller le voyage ; mais elle y est sérieusement résolue, et veut partir sans délai. Je vais la rejoindre avec toute la diligence possible, et je ne compte pas me reposer un instant avant d’être auprès d’elle. Cécile exprima avec beaucoup de tendresse le chagrin que lui causait la situation de madame Delvile, et ses regards témoignèrent en même temps combien elle plaignait son fils. Il lui apprit alors que sa mère craignant pour sa vie, et attendrie en sa faveur par l’aveu qu’elle avait su arracher à ses médecins de sa situation périlleuse, s’était déterminée à tenter un dernier effort pour les rendre heureux, et d’en attendre l’effet, malgré sa maladie et le sacrifice qu’elle faisait en différant son voyage.

Ainsi, oubliant généreusement son ressentiment, elle avait écrit à son époux avec tendresse, lui témoignant le regret que lui causait leur mésintelligence, et l’envie qu’elle avait de se réconcilier avant de quitter l’Angleterre. Elle lui apprenait que les médecins qu’elle avait consultés regardaient sa guérison comme très-incertaine, déclarant en même temps que la tranquillité d’esprit lui était encore plus nécessaire que le changement d’air ; et elle ajoutait que cette tranquillité ne pouvait lui être rendue qu’en mettant fin aux peines que lui causait le triste état de son fils. Elle le priait donc de faire connaître l’auteur des bruits calomnieux qu’on avait répandus contre la réputation de miss Beverley, l’assurant qu’après avoir pris de bonnes informations, il trouverait que rien n’était si faux, et qu’elle jouissait du calme d’une personne qui n’avait rien à se reprocher. Elle lui représentait avec beaucoup de force que son fils serait déshonoré, si après le sacrifice auquel elle avait consenti, il était capable de penser à une autre alliance. Elle joignait ensuite à ce raisonnement les sollicitations les plus pressantes, protestant que son inquiétude et ses chagrins contribuaient encore plus que sa maladie à mettre ses jours en péril. J’ai tenu bon, disait-elle en finissant sa lettre, tant que sa dignité personnelle, l’honneur de son nom et de sa famille ont été en danger ; mais à présent que l’intérêt seul se trouve compromis, qu’il n’y a plus que ce motif qui s’oppose à sa félicité, qu’il croirait manquer de délicatesse en ne tenant pas sa parole, je ne saurais plus combattre sa résolution. Quoique par-là les espérances que nous avions d’une alliance avantageuse se trouvent renversées, vous conviendrez par la suite avec moi, que l’objet en faveur duquel il y renonce, nous dédommagera avec usure de cette perte. Cécile se sentit à la fois agréablement affectée, humiliée, ranimée, et mortifiée par cette lettre, dont Delvile lui remit la copie. Et quelle a été sa réponse, demanda-t-elle ? je ne saurais décemment, répliqua-t-il, vous en dire mon sentiment : lisez-la vous-même, et vous me direz le vôtre.


À l’honorable Madame Delvile.

« Votre très-singulière lettre, madame, m’a extrêmement surpris. Je m’étais flatté, depuis que j’avais formellement déclaré que je désapprouvais ce mariage, qu’il n’en serait plus question. Je suis très-affligé que votre maladie soit aussi sérieuse ; je ne saurais pourtant imaginer que le consentement que je donnerais à une alliance si humiliante pour ma famille, contribuât à votre guérison ; tout me fait un devoir de m’y opposer, non-seulement à cause du nom et de la fortune, mais encore par rapport à la demoiselle même : d’ailleurs, j’ai d’autres raisons plus importantes que celles-ci, que ma parole m’oblige de taire. Après une pareille déclaration, je ne crois pas que personne ait la hardiesse de vouloir m’offenser en me les demandant : tout ce que vous alléguez pour sa justification est d’après ce qu’elle vous a dit elle-même : quant à ce dont on l’accuse, les informations que j’ai eues à ce sujet me viènent d’une autorité moins suspecte. Je défends donc à mon fils sous peine d’encourir mon indignation, de m’en parler davantage ; et j’espère, madame, de votre part une pareille condescendance. Je me flatte que ce n’est pas d’aujourd’hui que Mortimer Delvile et sa mère savent que je ne fais rien sans raison, j’ajouterai même, trop légèrement ».


Il terminait sa lettre par quelques froids compliments sur son voyage et le rétablissement de sa santé.

Cécile, après l’avoir lue, lui dit avec indignation : je suis persuadée que vous pensez précisément comme moi au sujet de cette lettre, et je crois qu’il y a déjà long-temps que nous aurions fait prudemment de nous épargner les uns et les autres ces vaines et inutiles altercations. Actuellement, du moins, songeons qu’il est temps qu’elles finissent, et ne nous exposons pas volontairement à de nouvelles disgrâces, après celles que nous avons déjà essuyées. Oh ! non, s’écria Delvile, tâchons de nous en affranchir pour toujours ! Il est temps d’y mettre un terme, mais non par une séparation qui serait beaucoup plus cruelle. Il lui apprit ensuite que sa mère, très-piquée de voir, par le ton d’indifférence de cette lettre, le ressentiment qu’il conservait pour la dispute qui avait précédé leur séparation, ne refusait plus actuellement de se prêter à des mesures qu’elle croyait que son fils ne pouvait plus se dispenser de prendre. Juste ciel ! s’écria Cécile très-étonnée, est-ce bien madame Delvile qui tient un pareil langage ?… Elle consentirait… Elle a toujours été, répondit-il, la maîtresse de sa manière de penser, et a jugé des choses par elle-même. Lorsqu’elle s’est opposée avec tant de chaleur à notre union, elle se trouvait alors du même avis que son mari, et c’est ce qui a fait qu’ils ont été d’accord. Mon père, inébranlable et sévère de son naturel, conserve obstinément les préjugés qu’il a une fois adoptés : ma mère, aussi généreuse que vive, aussi noble que fière, cède facilement à la conviction, et n’est pas plutôt persuadée, qu’elle l’avoue ingénuement ; et voilà ce qui les a brouillés. Je puis me flatter que mon père me pardonnera ; mais je ne dois m’attendre à nulle condescendance de sa part : quant à ma mère, je peux en attendre tout ce que je dois m’en promettre ; car en lui passant un peu de vivacité, vous lui trouverez toutes les qualités qui honorent le plus l’humanité.

Cécile, dont l’attachement et le respect pour madame Delvile étaient on ne peut pas plus sincères, et qui aimait dans le fils cet enthousiasme pour sa mère, joignit volontiers ses louanges aux siennes, et convint qu’elle lui paraissait la plus estimable des femmes.

À présent donc, lui dit-il du plus grand sérieux, voici le moment où je vais mettre à l’épreuve le généreux attachement dont vous faites profession : lisez ce qu’elle vous écrit… Elle m’a laissé le soin des détails ; mais j’ai insisté pour qu’elle m’autorisât par sa lettre, de crainte que vous ne crussiez que son consentement ne fut qu’un beau rêve de ma part. Cécile la prit en tremblant, et s’empressa de la parcourir.


À Miss Beverley.

« Nous sommes malheureux, ma chère et jeune amie, depuis que nos intérêts sont devenus différents, et que nous plaçons tous le bonheur dans la réunion des biens dont l’assemblage est impossible. En courant après ce bonheur chimérique, nous négligeons celui qui est à notre portée, et la mort nous atteint avant que nous ayons trouvé la félicité. Puissiez-vous, ma chère Cécile, aussi bien que mon fils, profiter de mon expérience ! Mes espérances pour mon fils ont été poussées trop loin ; je voulais un parti qui joignît, à une illustre naissance un caractère aussi rare que le vôtre, ma Cécile, et une fortune considérable. Cette réunion était impossible. Cependant cette erreur de ma part est devenue la cause de sa félicité, qui m’est plus chère que la vie, plus précieuse que tout, excepté son honneur. Sauvons-le cet honneur inappréciable ; mais qu’il ne soit plus son tyran. Je me rends aux vœux de mon fils, je renonce de bon cœur aux richesses qui y mettaient obstacle, et l’espérance de le voir heureux ranime mes forces défaillantes.

» Je quitte l’Angleterre, peut-être n’y reviendrai-je jamais. Je la quitte… ô funestes effets de l’aveuglement et de la passion !… par une suite de cette violence avec laquelle je me suis opposée à ce que je désire actuellement si fort de voir accomplir. Mais la résignation avec laquelle vous avez consenti à ce qu’on exigeait, me prouve que votre cœur est tout entier à mon fils, et que vous êtes digne de posséder le sien : l’honneur qui en résulte pour lui est plus solide et plus flatteur que celui que l’alliance la plus illustre eût jamais pu lui procurer.

» Je désirerais fort vous voir avant mon départ, parce que je crains de n’avoir plus cet avantage, et que je voudrais ratifier de bouche un consentement que j’avais si absolument refusé de donner. Je ne puis me rendre à Bury… Ne serait-il pas possible que vous vinssiez à Londres ? On m’a dit que vous me laissiez l’arbitre de votre sort… En vous unissant à mon fils, je crois vous prouver que je sens tout le prix de l’honneur que vous me faites.

» Venez donc, ma chère amie, venez ici pour que je vous embrasse encore une fois. N’attendez pas plus long-temps un consentement trop retardé ; mais hâtez-vous, afin que je puisse bénir la fille que j’ai si souvent désiré d’avouer ; que je puisse lui demander pardon de tous les chagrins que je lui ai causés ; et remettant entre ses mains la félicité de mon fils pour l’avenir, presser entre mes bras les deux objets les plus chers à mon cœur ! »

Augusta Delvile.


À la lecture de cette lettre, Cécile versa des pleurs ; elle déclara que si cette femme respectable eût exigé qu’elle la suivît hors du royaume, elle n’aurait pas hésité un instant à la satisfaire. Eh bien donc, s’écria Delvile, que nos incertitudes cessent enfin ! Écoutez-moi avec la même bonté que ma mère… Soyez à moi, ma Cécile, sans différer… et ne me forcez pas, par d’éternels scrupules à risquer de vous perdre une seconde fois. Juste ciel ! monsieur, s’écria Cécile fort émue, dans l’état où madame Delvile croit être, voudriez-vous l’obliger à différer son départ ? Non, pas un instant ! Je voudrais seulement m’assurer de votre main, et ensuite la suivre, fût-ce même au bout de l’univers. — Ce que vous demandez est absurde et impossible… Et quel parti prendrez-vous avec M. Delvile ? c’est précisément à cause de lui que je suis si pressé. Si, par un prompt mariage, je ne préviens pas de nouvelles oppositions de sa part, tous les maux que j’ai déjà soufferts se renouvèleront, et une nouvelle altercation avec ma mère avancera le moment de sa mort.

Cécile, qui comprit son intention, protesta d’abord qu’elle ne consentirait plus à un mariage clandestin ; mais il la supplia de l’écouter encore un moment ; il lui représenta le désagrément de leur situation mutuelle. Son père lui avait interdit toute nouvelle démarche pour obtenir son consentement ; l’impénétrable mystère dont il s’obstinait à voiler le nom de l’auteur de ses préjugés, prévenait tous les efforts qu’il aurait pu faire pour les détruire ; par conséquent, un mariage public avec de tels obstacles, le mettrait au désespoir, et il serait furieux si l’on osait braver ouvertement ses défenses et son autorité. Hélas ! s’écria Cécile, nous n’avons donc d’autre parti à prendre que celui de nous séparer. — Ne le croyez pas, je vous en conjure ; nous vivrons, j’espère, assez pour éprouver un sort heureux. Et pourriez-vous donc, s’écria-t-elle d’un ton de reproche, ô, M. Delvile ! pourriez-vous encore me presser de m’allier secrètement à votre famille ? Je suis au désespoir, répondit-il, de mettre votre complaisance à une si forte épreuve ; cependant, n’avez-vous pas promis de vous en rapporter à la décision de ma mère ? Je l’avoue ; j’avais cru que son approbation assurait ma paix et ma tranquillité ; mais comment aurais-je prévu que madame Delvile approuverait un pareil projet ? — Elle ne l’a approuvé que parce qu’elle est persuadée que cette ressource est la seule qui nous reste. Ainsi, mon unique espoir est fondé sur votre condescendance. La lettre de mon père ne prouve que trop qu’il n’écoutera ni prières, ni justification : au contraire, il serait furieux qu’on eût la témérité d’oser le contredire. Mais lorsqu’il saura que vous êtes sa fille, son honneur se trouvant alors confondu avec le vôtre, il sera aussi empressé à lui rendre tout son éclat, qu’il l’est actuellement à le ternir.

Attendons au moins votre retour, et voyons dans cet intervalle ce qu’on pourra gagner sur lui. Oh ! pourquoi, s’écria Delvile très-sérieusement, languirais-je encore plusieurs mois dans cette cruelle incertitude ? Si j’attends plus long-temps, je suis perdu. Mon père, par les ordres qu’il faut absolument que je laisse, découvrirait les préparatifs faits sans son aveu, et il parviendrait peut-être, en mon absence, à vous forcer de renoncer à moi. Êtes-vous bien sûr, lui repartit-elle en souriant, qu’il aurait ce pouvoir ? Je ne suis que trop sûr qu’à la moindre nouvelle qu’il aurait de mon intention, irrité comme il l’est dans cette occurrence, il ne se ferait aucun scrupule, pour me punir de ma désobéissance de me donner sa malédiction ; et je suis persuadé que ni vous ni moi ne serions insensibles à cette preuve de son courroux, et qu’elle troublerait notre félicité.

Cécile sentit toute la force de ce raisonnement ; et quoiqu’elle n’en convînt pas, il vit bien qu’il opérait en sa faveur Il lui dit ensuite que, quant aux avantages qu’il se proposait de lui faire, on préparerait sans perdre de temps un contrat pareil à celui qui avait été dressé lorsqu’ils avaient compté se marier, qui serait signé et scellé dans les formes, et par lequel il promettrait, dès qu’il serait en possession de son bien, de lui constituer le même douaire que son père avait assuré à sa mère. Au lieu d’avoir trois maisons, continua-t-il, ainsi que mon père les a actuellement, je compte affermer pour un temps tous mes biens ; pendant ce temps-là, nous résiderons chez l’étranger ou à la campagne, et je ne doute pas qu’au bout d’un petit nombre d’années nous ne soyons, par nos économies, tout aussi riches que nous pourrons le désirer. Il lui parla encore de successions de parents qui ne pouvaient lui manquer, et que le consentement que sa mère donnait à leur mariage lui assurerait encore mieux. Ensuite il entra dans les détails de son nouveau plan. Il se proposait, sans perdre un instant, de retourner à Londres : il la conjura, au nom de sa mère, de partir elle-même le lendemain matin de bonne heure, afin de pouvoir donner toute la soirée à madame Delvile ; osant se flatter que son intercession serait assez puissante pour l’engager à consentir à ce qu’il lui demandait, afin que tout fût prêt pour leur mariage. Après la cérémonie si long-temps désirée, il se devait rendre sur le champ en poste auprès de son père, et aurait au moins l’avantage de lui prouver son respect par son empressement à être le premier à le lui apprendre. Ce devoir rempli, il accompagnerait sa mère, et remettrait à son retour les arrangements nécessaires. Ainsi, continua-t-il, je ferai le voyage comme garçon ; et j’aurai soin, quand je reviendrai, que tout soit en état pour recevoir convenablement ma chère épouse. Dites-moi à présent si vous avez quelque raison à opposer à l’exécution de ce dessein.

Je ne vois, en vérité, répartit Cécile, aucune nécessité de précipiter si fort les choses. N’est-ce pas trop m’éprouver, s’écria Delvile impatienté, de me parler dans ce moment de précipitation, après une attente aussi pénible ? Je ne vous demande point de déranger vos propres affaires en quittant l’Angleterre, pour venir avec moi. Nous pourrons, conformément aux dispositions favorables, ou au mécontentement de mon père, nous établir tout-à-fait pour le présent hors du royaume, et revenir quand l’occasion le permettra, passer quelque temps en Angleterre. Ma mère ne cessera jamais de nous protéger ouvertement… Ayez, je vous supplie, un peu de fermeté ; persévérez dans la promesse que vous lui avez faite, et daignez me donner votre main, aux conditions qu’elle exige. Une condescendance si généreuse vous l’attachera pour toujours ; en mettant fin à ses inquiétudes, vous contribuerez au rétablissement de sa santé. Avec une pareille épouse et une pareille mère, que me restera-t-il à désirer ? Si je me plaignais de n’être pas plus riche, il faudrait que je fusse bien avare… Parlez donc, ma Cécile, tirez-moi de cette affreuse inquiétude, et dites-moi que votre parole vous est aussi sacrée que votre honneur, et que ma mère n’a point donné son consentement en vain.

Cécile soupira profondément, et dit, après avoir un peu hésité : je savais peu ce que je promettais, et je ne sais guères mieux à présent ce que je dois faire… Je vois que la félicité humaine ne peut jamais être parfaite ; néanmoins, puisqu’à ces conditions, madame Delvile veut bien consentir que j’entre dans sa famille… Elle s’arrêta ; mais Delvile la pressant sérieusement de continuer, elle ajouta : je pense que je ne dois pas révoquer le pouvoir que je lui ai donné. Delvile, transporté de joie et de reconnaissance, oublia dans ce moment qu’il était pressé, et que tout le rappelait à Londres ; il ne songea qu’à ses bontés, et à lui inspirer de la persévérance. Elle l’obligea néanmoins à la quitter, afin qu’on ne s’apperçût pas de sa visite, et elle le chargea d’assurer sa mère que, s’en remettant entièrement à sa prudence, elle se soumettait à sa décision.