Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (7p. 35-43).



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LIVRE X.


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CHAPITRE PREMIER

Découverte.


Le retour de Cécile fut encore plus heureux que son voyage à Londres ne l’avait été : l’incertitude qui la tourmentait à son départ, avait fait place au contentement et à l’espoir d’une félicité parfaite. Ses amies lui témoignèrent leur étonnement d’un retour aussi prompt ; mais leur curiosité sur les motifs de ce voyage ne fut point satisfaite. Henriette fut charmée de la revoir ; et Cécile, dont la pitié augmentait l’affection pour elle, la pressentit sur l’événement auquel elle souhaitait la préparer, en lui faisant entendre qu’il ne tarderait pas à arriver. Henriette fit son possible pour recevoir cette nouvelle de sang-froid, et répondit à cette preuve de confiance par des félicitations ; mais son courage ne put soutenir cet effort héroïque ; elle soupira, changea de couleur, et sortit subitement pour aller pleurer.

Les agréments personnels de Delvile, et les services qu’il avait rendus à son frère, avaient fait la plus forte impression sur un cœur qui s’était donné entièrement à lui sans s’en appercevoir. Elle ne s’était jamais demandé à elle-même à quoi la mènerait une passion aussi peu raisonnable. Elle l’avait entretenue par des projets chimériques et romanesques, dont elle voyait toute l’illusion. Cécile, à travers l’excès de la douleur de son amie, démêla clairement son innocence ; et elle était trop généreuse et trop équitable pour en être offensée. Elle lui pardonnait aisément d’avoir été trop sensible au mérite de Delvile, et la plaignait sans la blâmer. Elle redoubla ses bontés et ses caresses, dans l’espoir de la consoler ; mais elle ne voulut pas pousser plus loin sa confidence, dans l’espérance que la réflexion et le bon sens naturel d’Henriette la mettraient en état de la mieux soutenir.

Un événement qui arriva deux jours après, vint réveiller les nouvelles inquiétudes de Cécile. On annonça la dame Matt, cette pauvre femme qu’elle avait établie à Bury. Elle lui permit de monter, et lui ayant demandé ce qu’elle desirait : rien, à-présent, mademoiselle, lui répondit-elle ; je ne viens point ici pour m’entretenir de mes propres affaires, mais uniquement pour vous apprendre une nouvelle. Vous m’aviez défendu de parler du mariage dont la cérémonie fut interrompue d’une manière si extraordinaire, et je vous assure que, depuis lors jusqu’à ce moment, je n’en avais pas ouvert la bouche : mais je suis parvenue à découvrir la personne qui y mit opposition, et je viens vous l’apprendre. Cécile, extrêmement surprise, la pria de continuer. Eh bien, Mademoiselle, je ne sais pas encore bien positivement son nom ; mais je peux vous indiquer sa demeure ; car aussi-tôt que j’ai jeté les yeux sur elle, dimanche passé à l’église, je l’ai reconnue, et je l’aurais suivie jusques chez elle, si elle n’était pas montée en carrosse, ou que j’eusse pu marcher assez vîte : j’ai pourtant demandé à un des laquais son domicile, et il m’a répondu qu’elle vivait dans la grande maison connue sous le nom du Bosquet. Vous savez peut-être, mademoiselle, où elle est située. Il m’a même dit son nom, que je ne saurais actuellement me rappeler. Juste ciel ! s’écria Cécile, ne serait-ce pas Bennet ? — Oui, mademoiselle, c’est bien ce nom là, je m’en ressouviens à-présent.

Cécile se hâta de la renvoyer, et lui recommanda de ne faire part à personne de cette anecdote. Affligée et révoltée de cette découverte, elle vit alors avec horreur que tous ses doutes se trouvaient enfin éclaircis, et que la perfidie de son plus ancien ami expliquait clairement cet odieux mystère. Elle ne regardait la demoiselle Bennet, que comme un agent dont on s’était servi dans cette occasion, et n’était irritée que contre celui qui l’avait employée. Ce doit être M. Monckton, s’écria-t-elle ! lui que je connais depuis si long-temps, qui m’a servi de mentor, dans la probité duquel j’avais une si grande confiance, à qui j’ai eu recours dans mes tribulations et qui a dirigé presque toutes mes actions !… M. Monckton me trahir aussi honteusement, aussi cruellement ! abuser d’une confidence que mon estime pour lui m’avait arrachée ! s’en prévaloir pour me faire l’injure la plus sanglante ! Elle ne douta plus que ce ne fût aussi lui qui l’eût desservie auprès de M. Delvile. Il n’était pas possible qu’elle eût deux ennemis dans le monde aussi acharnés contre elle ; et celui qui avait montré assez peu de délicatesse pour oser, même au pied de l’autel, interrompre une cérémonie auguste, était seul assez vil pour l’avoir calomniée avec tant de noirceur.

Des idées aussi défavorables une fois conçues, les conjectures les portèrent encore plus loin. L’attention de Morrice à l’accompagner jusqu’à Londres, sa visite après qu’elle y fut arrivée, et son affectation à observer et à suivre Delvile, lui parurent des démarches dictées par M. Monckton, dont il venait alors de quitter la maison ; elle était convaincue que Morrice, quels que fussent les ordres que M. Monckton eût pu lui donner, n’aurait pas hésité un instant à les exécuter ; et elle ne douta pas que les informations de ce jeune homme n’eussent contribué à l’instruire de ses démarches. Il s’agissait ensuite de pénétrer le motif d’une perfidie aussi noire et aussi compliquée : un seul pouvait l’avoir dictée ; et Cécile, quoique naturellement peu défiante, le découvrit bientôt.

Accoutumée depuis long-temps à regarder M. Monckton comme un ami aussi sûr que désintéressé, le respect qu’elle avait eu pour lui dans son enfance, lui faisait recevoir les moindres attentions de sa part comme les faveurs ; et loin de s’y dérober, elle les avait innocemment recherchées. Le zèle de M. Monckton à lui donner ses avis, sa conduite franche, aisée et cordiale avaient empêché qu’elle soupçonnât ses vues secrètes. Le mystère venait d’être dévoilé ; son aversion pour la famille Delvile, à laquelle elle avait attribué jusqu’alors tout ce que sa conduite avait eu de défectueux à ses yeux, n’aurait jamais été capable de le porter à une telle extrémité. Cette aversion même se trouvait alors expliquée, et mille circonstances concouraient à confirmer ses soupçons. L’intérêt plus qu’ordinaire, que M. Monckton prenait à sa fortune, ses exhortations à l’économie, le desir qu’il avait témoigné qu’elle allât habiter la maison de M. Briggs, tout contribuait à lui faire connaître le véritable motif de ses attentions. Elle était encore livrée à ces réflexions, lorsqu’on vint lui annoncer la visite de M. Monckton. La surprise et l’indignation qu’elle ressentit en l’entendant nommer, lui occasionnèrent un tremblement universel, et sans hésiter un instant, elle lui fit dire qu’elle était en affaire, et ne pouvait absolument quitter son appartement. Elle ne pouvait se résoudre à le voir, après s’être assurée de son hypocrisie et de sa scélératesse. Elle sentait cependant que la chose ne pouvait en rester là : s’attendant à quelque nouvel artifice de sa part, et bien résolue à ne s’en pas laisser abuser, elle envoya encore chercher la même femme, pour la questionner et se faire instruire avec plus d’exactitude de tout ce qu’elle avait pu découvrir.

Cette femme était sortie pour aller travailler en ville, et ne pouvait quitter qu’à la nuit : lorsqu’elle fut venue, qu’elle eut répondu à ses demandes, elle vit, par la description qu’elle lui fit, que la personne en question ne pouvait être que la demoiselle Bennet. Elle la pria de revenir le lendemain dans la matinée, et envoya un laquais au Bosquet, chargé de faire ses compliments à la demoiselle Bennet, et de lui offrir son carrosse pour le lendemain, à l’heure qui lui conviendrait, ayant quelque chose d’important à lui communiquer. Elle prévoyait bien que ce message pourrait faire naître des soupçons, et l’engager à se tenir sur ses gardes : ce qui ne l’empêcha pourtant pas de penser que la rencontre imprévue de la femme en question, qu’elle comptait lui confronter dès l’instant de son arrivée, déconcerterait les projets qu’elle aurait formés pour sa justification. M. Monckton lui-même n’aurait rien à opposer à cette conviction, et comme elle ne le regardait plus comme son ami, elle voulait par ce moyen s’éviter la peine d’entretenir le moindre commerce avec lui.