Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (6p. 14-40).



CHAPITRE IX.

Récit.


Une semaine s’écoula, pendant laquelle Cécile, quoique mélancolique, évita avec soin la solitude qui aurait pu entretenir son affliction. Elle ne prononçait jamais le nom de Delvile ; elle avait prié madame Charlton de ne lui en point parler ; elle appela à son aide tout ce que le docteur Lyster lui avait appris de la fermeté de son amant, inspirée par la noble émulation de l’imiter.

Cette semaine, où elle avait éprouvé les plus rudes combats, venait de finir, lorsqu’elle reçut par la poste la lettre suivante de madame Delvile.


À Miss Beverley.
Bristol, le 21 Octobre.

« J’espère que ma jeune et tendre amie ne sera pas fâchée d’apprendre mon heureuse arrivée dans cette ville. Pour moi, aucune nouvelle ne saurait m’être plus agréable que celle qui m’instruira de sa bonne santé et de sa prospérité. Je ne prétends pas pour cela lui demander une réponse ; je m’en remettrai au hasard pour en être informée ; et je ne lui écris actuellement que pour lui dire que je ne lui écrirai plus.

» Ce que je vous dois est au-dessus de tout remerciement, et ce que je pense de vous est au-dessus de toute expression. Ne me souhaitez donc point de mal, quoique j’aye paru le mériter ; je suis désespérée de la tyrannie dont j’ai été forcée de faire usage à votre égard.

» Mon admirable Cécile, je vais vous dire adieu pour long-temps : vous ne serez plus tourmentée d’une correspondance inutile, qui ne servirait qu’à rappeler des souvenirs pénibles, ou à renouveler des regrets encore plus cuisants. Je ne cesserai d’adresser des prières ferventes au ciel pour votre bonheur, auquel rien n’est plus propre à contribuer que l’empire que vous avez sagement et constamment conservé sur vos passions. Je l’ai souvent admiré, mais jamais avec autant d’attention que dans cette circonstance critique, où ma santé a été la victime de mouvements trop prompts et trop violents que je n’ai pas eu la force de réprimer.

» Ne me répondez point ; toutes les preuves que vous pourriez encore me donner de la noblesse de vos sentiments, seraient pour moi de nouvelles blessures. Oubliez-nous donc tout à fait… Hélas ! vous ne nous avez connus que pour votre malheur… Oubliez-nous, chère et inestimable Cécile ; cela n’empêchera pas que la reconnaissance ne grave profondément votre souvenir dans mon cœur.

Augusta Delvile.


La philosophie dont Cécile s’était armée, et sa résignation apparente ne purent tenir contre cette lettre ; elle versa un torrent de larmes. En renonçant à Delvile, elle sentait qu’il convenait de ne plus le voir : elle était convaincue que parler de lui serait une folie, une imprudence ; mais qu’on lui dît que par la suite ils devaient mutuellement ignorer leur existence… elle voyait en cela une cruauté inconcevable.

Ce premier moment donné à sa douleur, fut court, et bientôt interrompu. On vint lui dire qu’un étranger la demandait ; n’ayant aucune envie de se montrer, elle le fit prier de se nommer, et d’avoir la complaisance de revenir dans un autre moment. Sa femme-de-chambre vint de nouveau lui rapporter sa réponse, et lui dire qu’il l’avait assurée que son nom lui était inconnu, et qu’à moins qu’elle n’eût des affaires de la plus grande importance, il souhaiterait extrêmement de lui parler. Elle serra sa lettre, et descendit dans la salle, où, à son grand étonnement, elle apperçut M. Albani. Je ne m’attendais guères, monsieur, lui dit-elle, au plaisir de vous voir. Au plaisir ! répéta-t-il ; ma présence peut-elle vous en causer ?… Quel étrange abus des mots ? Pourquoi se jouer des termes de cette manière ? Le langage ne sert-il donc qu’à offenser les oreilles par des faussetés ? Le don de la parole ne nous aurait-il été accordé que pour pervertir l’usage de la raison ? Je ne saurais vous causer aucun plaisir ; je n’ai plus la faculté d’en procurer à personne : vous ne sauriez m’en donner… le monde entier ne pourrait vous en fournir les moyens. Eh bien, monsieur, lui répondit Cécile qui n’avait pas la force de le contredire, je ne chercherai point à excuser cette expression. Ce dont je peux vous assurer avec vérité, c’est que je suis du moins aussi aise de vous voir à présent, que je pourrais l’être de la présence de la personne qui me serait le plus agréable. Vos yeux, s’écria-t-il, sont rouges ; votre voix est tremblante… Jeune, riche, et faite pour plaire, ayant le monde à vos pieds, ce monde que vous ne connaissez encore qu’imparfaitement, et dont vous n’avez point éprouvé la fausseté… Auriez-vous trouvé moyen de hâter le moment de la douleur ? Comment vous y êtes-vous prise pour ouvrir la boite qui renferme les misères humaines ? Précipitation fatale et précoce ! Une fois ouverte, elle ne peut plus se refermer, et les maux qu’elle contenait ne vous quitteront plus qu’au terme de votre carrière. Hélas ! répondit Cécile, ce que vous m’annoncez est bien cruel, et n’en est pas moins vrai. Pourquoi, reprit-il, vous êtes-vous approchée de la source fatale ? Elle ne s’est sûrement pas approchée de vous. Ce n’est point le mal qui cherche l’homme ; mais c’est l’homme qui cherche le mal. Il se promène au soleil, le nuage ne l’arrête point ; il poursuit sa course, tandis qu’il aurait pu éviter l’orage dont il avait apperçu les avant-coureurs, et qui finit par éclater sur sa tête. Surpris, épouvanté, il se repent de sa témérité ; il crie, il appèle du secours ; il est alors trop tard ; il fuit, l’éclair et le tonnerre le poursuivent. Telle est la présomption de l’homme ! Et toi, simple et aveugle colombe, aurais-tu suivi la route ordinaire, sans faire attention que ta carrière était trop précipitée pour te conduire au port, sans t’appercevoir que tu risquais ta tranquillité, cette compagne de ta première jeunesse, que tu n’as connue que par hasard, et lorsque tu y pensais le moins. Si tu l’avais réellement perdue, tu espérerais vainement de la recouvrer.

Dans l’état de faiblesse où Cécile se trouvait, cette attaque était trop forte pour elle, et les larmes qu’elle avait jusqu’alors eu peine à retenir, coulèrent de nouveau. Ce que vous dites n’est que trop vrai, lui répondit-elle, je l’ai perdue pour toujours. Pauvre malheureuse ! reprit-il, sa figure s’adoucissant peu-à-peu, et n’exprimant plus que la pitié ; si jeune… si innocente… Il est cruel… Et ne t’aurait-on rien laissé ? pas la moindre espérance ? Abuser, abuser inhumainement de cette ingénuité primitive qui n’est point encore totalement effacée ! Cécile pleura sans répondre. Ne permets pas, dit-il, que ma compassion s’épuise pour rien, elle n’est point affectée chez moi ; dis-moi donc si tu en es digne, ou si tes maux sont imaginaires et ta douleur feinte. Feinte ! répéta-t-elle grand dieu !… Réponds donc à mes questions ; elles te feront connaître les seules infortunes qui peuvent la rendre excusable. Dis-moi si la mort t’aurait enlevé ton plus cher ami ? Non. Aurais-tu dissipé ta fortune par tes extravagances, et te serais-tu mise pour la suite hors d’état de secourir les malheureux ? Non ; je me flatte qu’il m’en reste encore la volonté et le pouvoir. En ce cas, tu es trop heureuse ! Te serais-tu souillée de quelque crime, et ta conscience en serait-elle chargée ? Serais-tu en proie aux remords vengeurs ? — Non, non, grâces au ciel, tous ces maux me sont absolument étrangers.

Sa figure reprit alors sa première austérité, et il lui dit du ton le plus sévère : d’où viènent donc ces larmes ? et quel est ce caprice que tu décores du nom d’affliction ?… Étrange effet de l’indolence et du luxe ! murmures indiscrets de l’ingrate opulence ! Oh, si tu avais éprouvé une partie de ce que j’ai souffert ! Ah ! dit Cécile, il faudrait que vos souffrances eussent été bien violentes pour que les miennes, en comparaison, méritassent d’être traitées de caprice. Caprice ! répéta-t-il ; comparée à la mienne, ton infortune est une jouissance, un excès de plaisir. Tu n’as point dissipé ton héritage par de folles prodigalités ; tes remords ne t’ont point interdit toute espèce de félicité ; et la tombe ne renferme point encore l’objet le plus cher à ton cœur. Je me flatte, répondit Cécile, que les maux que vous avez éprouvés ne sont point de ce genre, et qu’il est encore possible d’y remédier ? — Je les ai tous ressentis… Je les ai supportés, je les supporterai tant que je vivrai, et peut-être encore après que je n’existerai plus. Bon dieu ! s’écria Cécile en frémissant, combien ce monde est pervers et rempli de misères ! — Et cependant tu oses te plaindre, s’écria-t-il, quoique tu possèdes le plus grand de tous les biens, l’innocence ! Tu murmures, quoique le crime te soit inconnu. Si ce n’est point lui qui cause tes malheurs, ne t’embarrasse pas du reste, et sois plus que contente de ton sort ! Ah ! s’écria-t-elle en soupirant profondément, qui est-ce qui pourrait m’apprendre à goûter ce contentement que tout semble m’interdire ? Moi, répliqua-t-il, je te l’apprendrai ; car je veux te faire le récit de ma triste histoire. Alors tu connaîtras combien ton sort est plus heureux que le mien.

Oh non, il n’est guères possible. Cependant, si vous voulez me confier les particularités de votre vie, je serai bien aise de les entendre, et je vous aurai obligation de me les avoir communiquées. Malgré tout ce qu’il m’en coûtera et tout ce que j’aurai à souffrir, reprit-il, je vais te satisfaire : ce sera le moyen de dissiper ton affliction imaginaire ; je vais r’ouvrir toutes mes blessures, et renouveler ma honte. Non, s’écria Cécile avec précipitation, je refuse de vous entendre, si ce récit doit vous être si pénible.

Ta pitié et ton humanité sont avec moi tout-à-fait inutiles, dit-il, puisqu’il n’y a que les remords qui puissent me procurer quelque consolation. Je veux donc te raconter mes crimes, pour que tu puisses sentir toute ta félicité, afin que tu saches qu’elle consiste uniquement dans l’innocence ; de peur que, ne connaissant pas tout le prix de celle-ci, tu la perdisses faute de l’estimer ce qu’elle vaut. Écoute donc, et tu sauras ce que c’est que le malheur.

Il n’y a que le crime qui puisse nous rendre vraiment malheureux, et c’est lui qui a causé tous les maux de ma vie ; c’est par lui que je souffrirai éternellement. Cécile aurait voulu lui épargner cette mortification ; mais il refusa de profiter de cette condescendance ; et comme il y avait long-temps qu’elle desirait de savoir quelque chose de son histoire, et de connaître les motifs de sa conduite extraordinaire, elle l’écouta très-attentivement.

Je ne parlerai point de ma famille, dit-il ; l’exactitude historique est ici fort peu nécessaire, et ne fait rien à notre but.

Je suis né en Amérique, d’où l’on me fit passer de bonne heure en Europe, pour y être instruit. Pendant que j’étais encore à l’université, je vis, j’adorai et je recherchai une charmante personne qui était à peine dans son printemps ; jamais cœur plus tendre n’éprouva traitement plus indigne. Elle était pauvre et sans appui, fille d’un simple paysan, sans expérience, sans prétentions, le modèle de l’innocence. Elle n’avait que quinze ans, et son cœur fut une conquête facile ; cependant, une fois à moi, rien ne fut plus capable de la tenter. Elle fut en butte à toutes les ruses auxquelles on a recours pour séduire les personnes de son sexe : la flatterie, les présents, les prières, tout fut employé inutilement : elle était toute à moi, et avec une bonne foi si touchante, que je résolus, malgré toutes les objections possibles, de l’épouser.

La mort subite de mon père m’obligea de partir promptement pour la Jamaïque. Je redoutai d’abandonner ce précieux trésor sans protection ; cependant la décence ne me permettait ni de me marier, ni de l’emmener avec moi. Je lui engageai ma foi, je lui promis de venir la rejoindre aussi-tôt que j’aurais arrangé mes affaires, et je chargeai un de mes intimes amis de veiller sur sa conduite en mon absence. La laisser était une folie… me fier à un homme en était une autre… Ô race maudite ! à quel point depuis lors le genre humain m’est devenu odieux ! J’ai détesté la lumière du soleil ; j’ai fui le commerce de mes semblables ; la voix de l’homme m’a été insupportable ; j’ai abhorré sa vue… Mais c’est moi-même que je devais abhorrer encore plus que tout le reste.

Lorsque j’eus recueilli ma fortune, enivré de mon opulence, j’oubliai cette jeune plante ; je me livrai tout entier à la débauche, au vice, et l’abandonnai sans secours à sa malheureuse destinée. Les excès succédaient aux excès jusqu’au moment où la fièvre, suite de mon intempérance, me donna le temps de faire des réflexions. Elle fut vengée ; ce fut alors pour la première fois que les remords devinrent mon partage : son image se présenta de nouveau à mon esprit, ranima ma passion, et m’inspira le plus vif repentir. Dès que je fus guéri, je repris la route d’Angleterre : au moment de mon arrivée, je courus la chercher… Mais elle était perdue ; personne ne savait ce qu’elle était devenue. Le malheureux à qui je l’avais confiée prétendit en être moins informé que personne ; cependant, après de longues et pénibles recherches, je la découvris dans une chaumière, où lui-même l’avait reléguée. Lorsqu’elle me vit, elle poussa des cris, et voulut fuir. Je l’arrêtai, et lui dis que je venais pour m’acquitter fidèlement de ma promesse en l’épousant… La candeur et la probité, quoique dégradées chez elle, n’étaient point effacées : elle m’avoua qu’elle avait eu le malheur de se laisser séduire. J’aurais dû récompenser cette preuve étonnante de son ingénuité, de sa bonne foi. Ce sacrifice sans exemple que lui valut-il de ma part ? Des malédictions !… Je la chargeai d’injures ; je l’outrageai par les expressions les plus révoltantes ; je lui reprochai jusqu’à son aveu ; je lui souhaitai tous les maux imaginables….. Elle se prosterna à mes pieds, elle me demanda pardon, me supplia d’avoir pitié d’elle ; elle pleurait amèrement….. et je la repoussai cruellement….. Il est inutile de vouloir vous cacher ma honte. Je la frappai avec fureur….. et non content d’un seul coup, je redoublai à plusieurs reprises. Ah, malheureux barbare et sans pitié ! à quel titre pourrais-tu te flatter d’obtenir miséricorde ? Une infidèle, mais si touchante, si jeune, indignement séduite, si repentante !

Dans cette affreuse situation, abandonnée et sans secours, déchirée par ces mains barbares, et insultée par cette langue perfide, je la laissai pour chercher le scélérat qui l’avait perdue. Aussi lâche que traître, il eut soin de se cacher. Me repentant alors de ma fureur, je me hâtai de retourner la joindre ; honteux de ma conduite, la mémoire des outrages que je lui avais fait essuyer m’attendrit ; je me promis de les réparer… Tous mes soins furent inutiles, elle avait disparu ! Effrayée, et redoutant mes mauvais traitements, elle se déroba à toutes mes perquisitions. J’employai vainement deux années entières sans succès, négligeant mes affaires, et ne m’occupant que de cette recherche. Enfin, je crus l’avoir apperçue… à Londres, seule, et parcourant les rues à minuit… Je la suivis en frémissant… et j’entrai après elle dans un de ces infâmes réduits dont cette grande ville abonde. Les malheureux qui l’entouraient faisaient beaucoup de bruit. Occupés à boire, ils ne s’apperçurent point de mon arrivée… Pour elle, il n’en fut pas de même ; à peine me vit-elle qu’elle me reconnut. Nous ne nous parlâmes point ;… mais au bout d’un moment elle s’évanouit. Je ne la secourus point ; les gens de la maison en prirent soin, et la firent revenir ; et lorsqu’elle fut en état de se soutenir, ils voulurent la faire passer dans une autre chambre. Je m’avançai pour-lors ; et le désespoir me prêtant des forces, je les contraignis à l’abandonner. Elle paraissait s’en remettre à la destinée de ce qu’elle deviendrait. Je m’écriai : laissez-moi vous arracher de ces lieux abominables, pour lesquels vous n’êtes point faite ! Venez et fiez-vous à moi. Je saisis sa main, et l’entraînai. Elle tremblait ; à peine pouvait-elle faire un pas ; elle ne consentait ni ne refusait ; elle ne versait pas une larme, et ne disait pas un seul mot : sa figure présentait une image frappante de l’effroi, de l’horreur et du trouble. Je la conduisis dans une maison de campagne, où nous nous rendîmes l’une et l’autre sans ouvrir la bouche une seule fois. Je lui donnai un appartement convenable, et une femme pour la soigner ; je lui fis fournir tout ce dont j’imaginai qu’elle pourrait avoir besoin. Je continuai moi-même à habiter cette maison ; mais accablé de remords pour les crimes où mes mauvais traitements l’avaient précipitée, il m’était impossible de supporter sa vue.

Au bout de peu de jours, la femme que j’avais placée auprès d’elle pour la servir, m’assura que la manière dont elle se conduisait devait nécessairement lui causer la mort ; qu’elle ne voulait faire usage que de pain et d’eau ; qu’elle ne dormait ni ne parlait. Alarmé d’un pareil avis, je volai à son appartement. La fierté et le ressentiment firent place à la tendresse et à la pitié ; je la priai de se tranquilliser, de prendre courage. Tout ce que je pus dire fut sans effet, elle continua à garder le silence, et ne parut pas même m’entendre. Je m’humiliai devant elle comme aux jours de son innocence ; la suppliant de prêter l’oreille à mes discours ; j’allai même jusqu’à implorer sa pitié. Tout fut inutile ; elle fut également sourde à mes exhortations et à mes prières. Je passai des heures entières à ses pieds, jurant de ne point me relever qu’elle ne m’eût parlé… Ce fut sans aucun succès ; elle paraissait sourde, muette, insensible ; ses yeux éteints et sans mouvement annonçaient le plus affreux désespoir… ces yeux qui autrefois ne s’arrêtaient jamais sur moi qu’avec douceur et avec complaisance… Elle resta constamment assise sur la même chaise ; elle ne changea point d’habits ; on ne put jamais parvenir à l’engager à se coucher. Aux repas elle mangeait un peu de pain sec, et précisément ce qu’il en fallait pour l’empêcher de mourir de faim. Comment vous peindre mes alarmes, en voyant que rien n’était capable de la faire changer de résolution ?… C’est ainsi qu’elle hâta son dernier moment. Lorsqu’elle fut près d’expirer, elle m’avoua que, dès l’instant qu’elle était entrée dans la maison, elle avait fait vœu d’y vivre sans parler : pénitence qu’elle s’était imposée pour l’expiation de ses péchés. Je restai auprès de son corps que je défendis aussi long-temps que mes forces me le permirent ;… ce ne fut que lorsqu’elles commencèrent à s’épuiser, qu’on parvint à m’en arracher… J’ai entièrement perdu toute idée des trois années de mon existence qui ont suivi cette affreuse catastrophe.

Cécile frémit à cet article de son récit, quoiqu’elle en fût peu surprise. Elle avait appris qu’il avait été renfermé ; et son imagination exaltée, sa singularité, son langage emphatique et sa conduite extraordinaire lui avaient fait soupçonner depuis long-temps que sa raison était altérée.

La première chose qui me revint à la mémoire, continua-t-il, fut ce terrible évènement ; je m’empressai d’aller visiter son tombeau, et ce fut là qu’à son exemple je me liai par un vœu solemnel, quoique moins sévère que le sien ; je jurai par ses mânes de ne jamais laisser passer un seul jour sans avoir rendu service à quelqu’un de mes semblables avant de prendre la nourriture ou le sommeil. J’ai pour cet effet erré de ville en ville, de la ville à la campagne, et du riche au pauvre. J’entre dans toutes les maisons où l’on veut bien m’admettre ; j’exhorte ceux qui consentent à m’entendre, et je fais honte à ceux qui ne le veulent pas. Je cherche les malheureux par-tout où ils se tiènent cachés. Je poursuis les opulents pour leur demander leur superflu. J’épie les prodigues dans les lieux publics, où je ne crains point de les réprimander au milieu de leurs dissolutions. Je visite l’infortuné dans sa retraite, où je le conseille, et m’efforce de le secourir. Mes moyens sont peu considérables, mes parents, pendant ma détention, m’ayant réduit à une pension modique ; mais il n’y a personne que je n’ose solliciter, et mon zèle supplée au manque de facultés.

Ô vie dure, pénitente, laborieuse, fatigante et humiliante ! tu es telle que je l’ai méritée, et je n’en murmure pas. J’ai fait vœu de m’y soumettre, et je le tiendrai. Le seul délassement que je me permets de temps en temps, est celui que me procure la musique, à laquelle je suis extrêmement sensible : elle calme et suspend mes chagrins ; elle me ravit, me fait oublier tous mes malheurs et les souvenirs même les plus pénibles.

Jeune fille, à présent que tu m’as entendu, dis-moi, as-tu raison de t’affliger ? Hélas ! s’écria Cécile, mon sort, comparé aux événements dont vous venez de faire le récit, doit sans doute me paraître trop doux. Te prêtes-tu si facilement à la conviction ? s’écria-t-il avec douceur, ne crains-tu point le langage de la vérité ? car la vérité et la censure ne sont souvent qu’une seule et même chose. Non : je l’aime, je la recherche ; mais je me trouve malheureuse, quelque légère qu’en soit la cause. Je voudrais être plus résignée ; et si vous pouviez m’apprendre ce qu’il faudrait faire pour y parvenir, j’écouterais attentivement vos préceptes.

Ô toi ! que le monde n’a point encore pervertie, s’écria-t-il, je serai toujours empressé à te donner mes conseils… C’est une satisfaction dont je n’ai pas joui depuis long-temps. Combien de gens n’ai-je pas desiré de servir ! Tous jusqu’ici ont rejeté mes bons offices ; trop honnête pour les flatter, ils n’ont pas eu le courage de m’entendre : incapable par mon crédit de contribuer à la réussite de leurs vues ambitieuses, ils n’ont pas eu assez de vertu pour me souffrir. Tu es la seule que j’ai trouvée assez juste pour souhaiter de l’être davantage. Cependant il faut, pour me contenter, plus que des paroles : je veux des effets. Il ne suffit pas non plus d’ouvrir volontiers ta bourse ; il me faut de plus ton temps et tes soins ; l’argent distribué par d’autres ne sert qu’à soulager ceux qui le reçoivent ; pour dissiper et alléger tes peines, il faut que tu le donnes toi-même. Vous me trouverez toujours, répondit-elle, docile à vos leçons, et empressée d’apprendre ce que je dois faire pour rendre mon existence utile à mes semblables.

Heureuse donc, reprit-il, l’heure où je suis arrivé dans cette province ! Ce n’était pourtant pas vous que j’y venais chercher, mais bien l’infortuné et inconstant Belfield. Ce jeune homme avec de l’esprit ne cesse de s’égarer. Quelle leçon pour ceux qui se vantent de leurs talents et en font vanité ! Où peut-il être actuellement, monsieur ? Labourant par choix avec ceux qui ne labourent que par nécessité : tels sont les humains en général ; mécontents, pervers et volages, quoique tous n’ayent pas le courage de se montrer tels ; et il en est peu qui, comme Belfield, méritent, lorsqu’ils le font, qu’on daigne s’en appercevoir. Il m’a dit qu’il était heureux. J’étais bien persuadé que cela ne pouvait pas être ; mais cette occupation ne nuit à personne, et je ne lui en ai fait aucun reproche. J’ai ouï parler de vous dans le voisinage, et l’on ne vous a jamais nommée sans éloges ; je suis venu voir si vous les méritiez ; je vous ai vue, et je m’en retourne satisfait. En ce cas vous êtes peu difficile ; car ce que j’ai fait jusqu’à présent ne mérite guères de louanges. Par où faut-il commencer à m’acquitter de la tâche que vous me prescrivez, et qui peut seule me procurer les consolations dont j’ai besoin ? Nous travaillerons, s’écria-t-il, conjointement, jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus de sujets d’affliction : les bénédictions des orphelins, les prières de l’enfance seront pour vos blessures un baume salutaire : elles dissiperont vos chagrins, transformeront votre tristesse en joie, et vos plaintes en actions de grâces. Nous irons dans leurs chaumières exposées à tous les vents, et nous les ferons réparer ; nous les mettrons à l’abri de la rigueur des saisons ; nous les préserverons par de bons vêtements, des horreurs des frimats, et nous appaiserons leur faim : au lieu des cris des malheureux, on n’entendra plus que des cantiques et des chants d’allégresse ; votre cœur sera consolé, et le mien revivra… où vais-je m’égarer ? Et tandis que je perds le temps en paroles, qui sait si quelque misérable ne périt pas faute de secours ?… Adieu : je vole visiter le séjour de la détresse ; demain je viendrai vous rejoindre, pour qu’il ne soit plus que celui de la félicité. Cette visite singulière arriva fort à propos pour Cécile : elle suspendit et adoucit son affliction, par la perspective qu’elle lui présenta. Quoique son langage et ses conseils fussent exaltés et extraordinaires, la morale cependant en était excellente, et l’on ne pouvait qu’être frappé de leur utilité, ainsi que des vues bienfaisantes qui les dictaient. Exhortée à comparer sa situation à celle de la moitié du genre humain, elle trouva que la balance penchait encore en sa faveur ; le projet qu’il lui avait présenté et les bonnes œuvres qu’il lui avait prescrites étaient parfaitement conformes à sa manière de penser et à ses inclinations ; la charité active à laquelle il l’invitait, échauffa ses esprits, et fit renaître des espérances bien différentes cependant de celles qu’elle avait nourries autrefois, et dont le peu de succès l’avait tant affligée. Tout autre projet qui n’aurait eu pour but qu’une félicité mondaine, lui aurait déplu, et elle l’aurait rejetté : mais elle se trouvait alors dans la situation qu’il fallait pour adopter avec empressement tout ce qui pouvait contribuer à ranimer son zèle, sa piété, et l’engager à embrasser tous les plans où le devoir et la vertu réunis, en flattant son penchant, lui feraient oublier ses peines.