Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (6p. 1-13).



CHAPITRE VIII.

Départ.


Le lendemain matin le docteur Lyster vint de très-bonne heure : après avoir passé quelque temps auprès de madame Delvile, et avoir donné ses instructions au médecin et au chirurgien auxquels il la confiait, il prit congé, mais ce ne fut qu’après avoir trouvé moyen de s’entretenir un instant en particulier avec Cécile. Il profita de cette occasion pour lui recommander de prendre soin de sa santé, et de ne pas se laisser abattre par le chagrin. N’allez pas imaginer, lui dit-il, que parce que je suis l’ami de la famille Delvile, je ne rende pas justice à votre mérite, ou que je m’aveugle sur ses faiblesses et ses travers. J’en suis bien éloigné ; mais pourquoi y aurait-il quelque chose de commun entr’elle et vous ? Qu’elle garde ses préjugés qui, quoique différents, ne sont pas plus ridicules que ceux de leurs voisins ; et vous, conservez vos perfections, sachez en tirer tout le bonheur qu’elles sont capables de vous procurer. Les gens trop sensibles se rendent souvent très à plaindre, en se persuadant qu’il n’est pour eux qu’une seule manière d’être heureux ; tandis que s’ils voulaient se donner la peine de les chercher, ils en trouveraient cinquante qui leur réussiraient aussi bien.

Je crois que vous avez raison, répondit Cécile, et je vous remercie de l’avis ; je ferai mon possible pour adopter votre systême. Vous êtes spirituelle et charmante, dit le docteur ; et quand M. Mortimer trouverait une belle princesse, descendue en droite ligne d’Egbert premier, je l’estimerais moins heureux que s’il obtenait votre main. Néanmoins, tout bien considéré, le vieux Delvile a droit de chercher à se satisfaire à sa manière ; et après l’avoir bien blâmé, nous verrons peut-être que ce qui nous y a engagés n’a été que la différence qui se rencontre entre sa façon de penser et la nôtre.

Rien n’est plus vrai, repartit Cécile ; Mais voudriez-vous me permettre de vous faire encore une question ?… Pourriez-vous me dire de qui, comment, et quand est arrivé l’avis qui a causé tout cet accident ?… Elle hésita ; mais le docteur ayant facilement saisi son idée, lui répondit : je n’ai point su comment ils étaient parvenus à s’en instruire, parce que je n’ai jamais cru qu’il valût la peine de m’en informer, puisque cette affaire était si généralement connue, que je ne rencontrais personne qui parût l’ignorer.

Ces dernières paroles furent accablantes pour Cécile : ce que le docteur ayant apperçu, il chercha de nouveau à la consoler. Que le bruit s’en soit répandu, dit-il, c’est un accident auquel il n’y a plus de remède, par conséquent il est inutile d’y penser : tout le monde conviendra que votre choix mutuel fait honneur à l’un et à l’autre, et personne ne saurait avoir honte de vous remplacer l’un et l’autre, lorsque le cours ordinaire des choses de cette vie vous engagera, ainsi que M. Mortimer, à jeter les yeux sur quelqu’autre. Il a pris la résolution sage et prudente d’aller voyager et de ne revenir dans sa patrie que lorsqu’il sera plus maître de lui. Quant à vous, ma bonne jeune demoiselle, après avoir donné les premiers moments à votre douleur, je ne vois plus rien qui puisse troubler votre félicité. Tout l’univers est à votre disposition ; vous avez de la jeunesse, de l’esprit, de la fortune, de la beauté ; et vous êtes indépendante ; ôtez donc de votre esprit cette malheureuse affaire, et souvenez-vous qu’à l’exception de cette famille, il ne s’en trouverait peut-être pas une seconde dans tout le royaume, qui ne fût très-flattée de s’allier avec vous. Il prit ensuite affectueusement congé d’elle, et monta dans sa voiture.

Quoique Cécile eût dès le commencement fort bien remarqué la facilité et l’esprit philosophique qu’on apporte ordinairement toutes les fois qu’il est question d’argumenter sur les calamités, et de moraliser sur l’inconduite des autres, elle eut pourtant la bonne foi et le bon sens de voir que ce qu’il lui avait dit n’était point dénué de raison ; et elle résolut de faire le meilleur usage qu’il lui serait possible des motifs de consolation qu’il venait de lui présenter.

Pendant le cours de la semaine suivante, elle se dévoua toute entière au service de madame Delvile, qui se montrait de plus en plus sensible à son empressement. Cette semaine expirée, le docteur Lyster consentit à revenir à Bury pour en repartir avec madame Delvile et l’accompagner à Bristol. Eh bien, s’écria-t-il, profitant de la première occasion pour tirer Cécile à l’écart, comment vous trouvez-vous ? Avez-vous, ainsi que vous me l’aviez promis, cherché à vous approprier mon systême ? Oui, sans doute, repartit-elle ; je me flatte même d’avoir fait quelques progrès à cet égard. Vous êtes une charmante personne, reprit-il, et bien extraordinaire ; sur mon honneur, je plains de tout mon cœur le pauvre Mortimer. C’est un jeune homme de mérite, qui pense noblement, et qui se conduit avec un courage et une prudence admirables. Il aurait remué ciel et terre, s’il avait cru pouvoir vous obtenir ; mais voyant qu’il ne saurait s’en flatter, il se soumet avec grandeur d’âme à sa destinée.

Les yeux de Cécile s’animèrent à ce discours. « Oui, répondit-elle, on a dit depuis long-temps que c’était l’incertitude qui faisait notre malheur ;… car c’est alors que les passions ont tout pouvoir et que la raison n’en a plus ; mais lorsque les maux sont sans remède, et que nous n’avons plus la ressource de nous abuser par des chimères, nous trouvons dans la nécessité et dans la philosophie les consolations dont nous avons besoin, et insensiblement nous croyons n’avoir fait que suivre notre penchant. Mais il me semble, dit-il, que vous avez bien approfondi cette matière ; je ne veux pourtant pas que vous vous livriez trop à des réflexions aussi sérieuses ; elles sont en général très-opposées au bonheur : je voudrais, autant que vous le pourrez convenablement, que vous les évitassiez. Promenez-vous, et cherchez à vous distraire : c’est ce que vous pourrez faire de mieux. Tout l’art de se rendre heureux dans ce monde, me paraît consister uniquement dans ceci ; que ceux qui ont du loisir sachent s’occuper, et que ceux qui ont des occupations sachent se procurer du loisir. Il lui apprit ensuite que le père de Delvile était beaucoup mieux, et ne gardait plus la chambre ; qu’il avait eu le plaisir d’être témoin de sa réconciliation avec son fils, dont il était plus enchanté et plus vain qu’aucun père ne le fut jamais. Ne pensez pourtant plus à lui, ma chère demoiselle, continua-t-il, car l’affaire me paraît tout-à-fait désespérée. Il faut que vous me pardonniez d’avoir été un peu trop officieux ; je vous avoue que je n’ai pu m’empêcher de proposer à ce vieillard un expédient de mon invention ; j’avais imaginé un tempérament. En vérité, mon projet était assez sensé. Il est vrai que quand les gens sont une fois prévenus, tous les raisonnements deviènent inutiles. Je proposais que l’un et l’autre renonçant à vos noms, puisqu’ils ont tant de peine à s’accorder ensemble, vous en adoptassiez un troisième, qui serait un titre ; mais M. Delvile m’a déclaré en colère que, quoiqu’un pareil expédient pût convenir au pauvre mylord Ernolf, dont la pairie était récente, jamais il ne consentirait que ses nobles aïeux vîssent un de leurs descendants abandonner celui que tant de siècles avaient rendu illustre. Son fils Mortimer, a-t-il ajouté, devait nécessairement hériter du titre de son grand-père, son oncle étant âgé et non marié ; que, supposé même que cela n’arrivât pas, il préférerait de lui voir mendier son pain plutôt que de renoncer à sa plus chère espérance, qui était que le nom de Delvile, de mylord Delvile, se perpétuât de génération en génération sans interruption et sans tache.

Je suis fâchée, dit Cécile, que vous ayez fait une pareille proposition : je vous prie très-sérieusement de ne jamais penser à la renouveler. — Fort bien, fort bien, repartit-il ; je ne voudrais pour rien au monde vous faire de la peine ; mais qui aurait pu supposer que cet expédient eût déplu ? M. Mortimer, ajouta-t-il, doit venir au-devant de nous à ***. Il m’a déclaré que rien au monde ne serait capable de l’engager à reparaître ici, où il lui serait impossible de soutenir une épreuve pareille à celle de la semaine passée.

Le carrosse se trouva prêt, et madame Delvile le fut bientôt aussi. Cécile s’approcha pour prendre congé d’elle ; mais le docteur qui la suivait lui dit : point de discours, point de remerciements ! point de compliments d’aucune espèce ! J’emmènerai ma malade sans permettre un seul mot, et je veux bien me rendre responsable de son peu de politesse, je consens qu’on s’en prène à moi.

Cécile voulut alors se retirer ; mais madame Delvile lui tendit les bras, disant : je me soumettrai volontiers, docteur, à tout ce que vous pourrez exiger de moi ; mais dussé-je mourir en prononçant ces mots, je ne saurais quitter cette incomparable fille, sans l’avoir assurée combien elle m’est chère, combien je l’estime, et combien je suis reconnaissante. Elle l’embrassa et s’avança vers la porte. Cécile, au signe que lui fit le docteur, s’abstint de la suivre.

Voilà donc, s’écria-t-elle, lorsqu’ils furent partis, à quoi aboutissent mes liaisons avec cette famille, qu’il semble que je n’ai connue que pour avoir une nouvelle preuve de l’insuffisance de la fortune pour le bonheur. Qui ne regarderait celle dont je jouis comme propre à assurer ma félicité ?… C’est ainsi que, par des réflexions tristes et philosophiques sur les misères dont cette vie est semée, elle cherchait à adoucir l’amertume de ses chagrins, et à calmer l’agitation de son cœur oppressé.

Le lendemain lui procura un peu de consolation. Madame Charlton, à peu près rétablie, fut en état de descendre, et Cécile eut du moins la satisfaction de voir se terminer heureusement une maladie dont elle avait cru être la cause. Elle l’avait soignée avec tout le soin possible, et s’efforçait de paraître satisfaite, espérant qu’en continuant de prendre sur soi, cette apparence se changerait bientôt en réalité. Madame Charlton se retira de bonne heure, et Cécile, la suivit dans sa chambre. Tandis qu’elles étaient ensemble, on vint l’avertir que M. Monckton était dans la salle.

L’esprit occupé des tristes événements qui s’étaient succédés depuis leur séparation, et craignant ses questions relativement aux disgrâces qu’il lui avait presque prédites, elle entendit avec peine qu’on l’annonçait, et alla le recevoir avec beaucoup de confusion : tout la manifestait ; il en triomphait en secret ; sa douleur mal déguisée assurait le succès de ses desseins. Cécile se hâta, dès qu’elle fut entrée, de lui parler des sommes qu’elle lui devait, et lui fit des excuses de ne les avoir pas payées au moment où elle avait atteint sa majorité. Il ne savait que trop la manière dont elle avait employé son temps, et il l’assura que ce délai ne lui avait fait aucun tort, qu’il n’était nullement pressé.

Ce préambule le conduisit naturellement à s’informer de l’état actuel de ses affaires. Incapable d’entrer dans des explications qui ne pouvaient que lui attirer de nouvelles mortifications, elle l’arrêta. N’exigez de moi, je vous prie monsieur, aucun détail de ce qui s’est passé… L’événement m’a causé des chagrins qui doivent me mettre à couvert des censures et des reproches… Je conviens de la justesse et de la prudence de vos conseils ; j’avoue et je sens mon erreur : mais l’affaire est absolument finie, et la malheureuse alliance que j’étais prête à former est rompue pour toujours. C’en fut assez pour Monckton, qui, après cette assurance, n’eut pas besoin de grands efforts pour réprimer sa curiosité ; il ne se fit plus presser pour changer de conversation, et la soutint avec adresse et avec gaieté. Il lui parla de madame Charlton, pour laquelle il n’avait pas la moindre considération ; il l’entretint de madame Harrel, dont l’existence lui était tout-à-fait indifférente, et de leurs connaissances de la province, parmi lesquelles il ne s’en trouvait aucune qui l’intéressât : mais ses espérances qui commençaient à renaître, lui rendaient tout sujet de discours également agréable. Il se trouvait allégé d’un poids qui l’avait accablé ; l’objet de ses poursuites se trouvait encore à sa disposition. Le rival entre les mains duquel il l’avait vue livrée, n’était plus à redouter. Une pareille résolution lui présentait une perspective plus flatteuse que jamais. En quittant la maison de Cécile, il se considérait avec complaisance comme ayant surmonté tous les obstacles qui s’opposaient à ses projets…