Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (6p. 41-45).



CHAPITRE X.

Coup imprévu.


Cécile passa le reste de la journée à s’occuper de ses projets de bienfaisance ; elle résolut de suivre son nouvel et romanesque mentor par-tout où il voudrait la conduire, et de n’épargner ni sa fortune, ni son temps, ni sa peine, à chercher et à soulager les malheureux. Des efforts qu’elle avait faits pour calmer sa douleur, aucun n’avait réussi aussi efficacement que ce nouveau projet ; son affliction ne l’occupait plus toute entière ; l’espérance de faire du bien, et la résolution de consacrer son temps au service des malheureux, flattaient son cœur, et plaisaient à son imagination… C’était pour elle une source pure de jouissances. Elle voulut épargner à madame Charlton la lecture de la lettre qui l’avait si fort affectée ; mais elle lui raconta la visite d’Albani, et lui fit plaisir en lui communiquant le plan qu’ils avaient formé. Elle se coucha beaucoup moins triste qu’elle ne l’avait été jusqu’alors ; mais elle fut réveillée par sa femme-de-chambre, qui vint lui apprendre que madame Charlton était morte dans la nuit, sans qu’on sût précisément le moment : une femme-de-chambre, qui couchait près d’elle, s’étant approchée de son lit pour s’informer de sa santé, l’avait trouvée froide et sans mouvement ; d’où l’on conclut qu’une apoplexie avait terminé sa carrière. L’émotion qu’un événement si subit causa à Cécile fut extrême. Elle perdait en madame Charlton une amie qu’elle s’était accoutumée presque depuis son enfance à considérer comme une seconde mère, qui l’avait chérie avec la plus vive tendresse. Ce n’était point une femme d’un esprit transcendant, ou fort instruite ; mais elle avait le cœur excellent, et était d’un caractère doux et aimable. Cécile la connaissait d’aussi loin qu’elle se connaissait elle-même. Depuis son entrée dans le monde, depuis qu’elle avait connu combien le rôle dont elle se trouvait chargée était difficile, cette digne dame avait été la seule à qui elle eût ouvert son cœur et confié ses inquiétudes. Quoique ses conseils ne lui eussent pas été fort utiles, elle avait toujours été convaincue de son amitié et du sincère intérêt qu’elle prenait à elle ; et tandis que son jugement fort supérieur à celui de son amie dirigeait sa conduite, elle avait la consolation de communiquer ses projets, et de confier ses peines à une amie à laquelle rien de ce qui la regardait n’était indifférent.

Elle ressentit donc très-douloureusement sa perte, qu’elle ne voyait aucun moyen de remplacer : elle lui parut irréparable, et elle la pleura amèrement.

Lorsque la première douleur de ce cruel événement fut un peu dissipée, elle dépêcha un exprès à monsieur Monckton pour lui en faire part, et le prier de venir la voir le plutôt possible. Il arriva bientôt, et elle lui demanda conseil sur le parti qu’elle avait à prendre dans cette circonstance. Sa maison n’était point encore en état d’être habitée ; elle avait négligé de presser les ouvriers, et presque oublié que son intention fût jamais de changer de demeure. Il fallait pourtant absolument qu’elle prît sur le champ un parti ; elle ne se trouvait plus chez madame Charlton, mais chez ses petites-filles qui étaient ses co-héritières, qui lui déplaisaient l’une et l’autre, et avec lesquelles elle n’avait que peu ou point de relations.

Monsieur Monckton, avec la promptitude d’un homme qui fait part d’une idée qui lui vient tout-à-coup, lui communiqua un projet dont il s’était occupé pendant le chemin, qui était de la loger chez lui, et de l’engager à y rester jusqu’à ce que tous ses arrangements fussent finis. Cécile lui représenta qu’elle se ferait un scrupule de surprendre et de déranger milady Marguerite ; mais sans se donner le temps de discuter la validité de cette objection, craignant qu’elle n’en formât de nouvelles, il la quitta pour aller engager sa femme à l’inviter. Cécile n’en voyait pour le moment aucune autre à adopter ; tout lui semblait préférable à rejoindre madame Harrel.

Monsieur Monckton revint bientôt avec un compliment de son invention ; car sa femme, quoiqu’obligée de recevoir tous ceux qui lui plaisaient, avait eu soin de conserver précieusement le droit de faire connaître sa volonté, soit en se taisant opiniâtrement, ou en ne disant que ce qu’elle savait faire de la peine à son mari. Cécile se hâta de prendre congé des demoiselles Charlton, qui, peu touchées de ce qu’elles perdaient, et empressées d’examiner ce qu’elles gagnaient, s’en séparèrent sans regret. Cécile, le cœur gros et les yeux pleins de larmes, emprunta pour la dernière fois la voiture de sa digne amie, et quittant pour toujours sa maison, elle prit tristement le chemin de celle de monsieur Monckton.