Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (6p. 46-55).




CHAPITRE XI.

Réflexion.


Milady Marguerite Monckton reçut Cécile avec la froideur la plus marquée. Celle-ci s’excusa de la liberté qu’elle prenait de venir loger chez elle ; mais voyant que cette femme acariâtre ne répondait point à ses honnêtetés, elle se retira dans l’appartement qu’on lui avait destiné, se promettant bien de la voir le moins qu’il lui serait possible. Elle se trouva alors dans la nécessité absolue de se former un nouveau plan de conduite, et de fixer le lieu de sa résidence. Elle fit venir l’économe qui était chargé de l’administration de ses biens, pour savoir quand il lui serait possible d’habiter sa maison, et apprit avec chagrin qu’il faudrait encore deux mois pour finir tous les ouvrages commencés. Pour ne pas être si long-temps à charge à milady Marguerite, et s’épargner le désagrément d’habiter la maison d’une femme à laquelle sa présence déplaisait, elle résolut de se mettre en pension à Bury, chez d’honnêtes gens, et d’employer les deux mois qu’elle devait passer hors de chez elle, à arranger toutes ses affaires, et à régler ses comptes avec ses tuteurs. Pour cet effet, il était absolument indispensable qu’elle se rendît à Londres ; mais avec qui, et de quelle façon ? C’est ce qui l’embarrassait, et ce qu’elle ne pouvait décider seule : elle communiqua son projet à monsieur Monckton, et le pria de la conseiller. Il fut enchanté de ce qu’elle s’adressait à lui, et de ce qu’elle pensât à se mettre en pension à Bury, où il pourrait l’observer, et jouir encore mieux de sa société que dans sa propre maison ; car la vigilance avec laquelle il épiait ses démarches était encore fort au-dessous de celle avec laquelle milady Marguerite observait toutes les siennes. Il chercha pourtant à la dissuader d’aller à Londres ; mais son empressement à lui rembourser la somme considérable qu’elle lui devait, était trop fort pour qu’il pût le vaincre. Elle était majeure ; sa fortune se trouvait à sa disposition ; elle avait perdu madame Charlton, et ne dépendait plus de personne. Il ne convenait pas qu’elle eût un seul créancier, et qu’on pût lui reprocher, en commençant sa nouvelle carrière, une négligence qu’elle avait souvent blâmée dans les autres. Monsieur Monckton lui dit que, pour régler ses comptes avec ses tuteurs, il fallait qu’elle leur écrivît formellement pour leur demander l’état des sommes dépensées pendant sa minorité, et de leur déclarer que son intention, pour l’avenir, était de se charger elle-même de l’administration de sa fortune. Ce conseil fut suivi sur-le-champ, et Cécile consentit à rester chez lui jusqu’à ce qu’elle eût reçu leurs réponses. Au bout d’une semaine, elles arrivèrent ; la lettre de monsieur Delvile ne faisait mention que de ce qui concernait les affaires de sa tutèle ; elle était d’un style analogue à sa fierté. Il disait que, n’ayant jamais eu son bien entre les mains, il n’avait aucun compte à rendre ; et que, comme il se proposait d’aller sous peu de jours à Londres, il la verrait un moment en présence de monsieur Briggs, pour qu’elle lui signât une décharge générale, au moyen de laquelle on ne pût plus, par la suite, s’adresser à lui, ou le rechercher à ce sujet.

Cécile se plaignit beaucoup de la nécessité qu’il y avait de le voir, et cette entrevue lui parut d’avance la chose la plus mortifiante qui pût lui arriver. Monsieur Briggs, quoiqu’encore plus laconique, était pourtant beaucoup plus honnête. Il lui conseillait de différer à lui retirer son argent, l’assurant qu’elle courait risque d’être dupée, et qu’elle ferait prudemment de le laisser entre ses mains.

Lorsqu’elle communiqua ces deux lettres à monsieur Monckton, il ne manqua pas de lire celle de monsieur Delvile, avec une emphase qui en fit encore mieux sentir toute la vanité et l’arrogance. Il y joignit des commentaires de sa façon, qui la rendirent encore plus humiliante. Cécile n’approuva ni ne contredit les raisonnements qu’il lui fit à ce sujet, se contentant, lorsqu’il eut fini, de lui présenter la seconde, et après l’avoir lue, il parla de monsieur Briggs, comme d’un avare, avide du bien d’autrui. Il la prévint des dangers auxquels son ignorance des affaires la laissoit en butte ; elle lui avoua qu’elle ne savait absolument comment s’y prendre, et qu’elle se serait estimée trop heureuse qu’il eût été sur les lieux, pour pouvoir recourir à ses conseils. C’était là précisément ce qu’il attendait ; dès que c’était elle qui l’en priait, il n’y avait plus lieu de lui soupçonner des vues intéressées. Il répondit que la situation dans laquelle elle se trouvait lui paraissait si critique, l’arrangement ou le dérangement total de ses affaires en dépendant absolument, qu’il tâcherait d’être à Londres en même temps qu’elle. Cécile le remercia beaucoup de cette attention, et résolut de s’en rapporter à lui pour le placement et la disposition de sa fortune.

Il vit alors qu’il avait sur l’esprit de Cécile tout le crédit dont il avait besoin, et que n’ayant pas le moindre soupçon de ses vues, elle était persuadée qu’elles étaient droites et pures ; mais il connaissait trop le monde pour se flatter que le public en jugeât de même. Voulant donc éviter les conjectures que pourraient occasionner son voyage et son empressement à la suivre, il n’avait pas manqué d’en prévenir milady Marguerite, et lui en avait parlé de manière à lui faire désirer d’être de la partie.

La demoiselle Bennet, qui était le vil instrument de ses différents projets, et la méprisable complaisante de sa femme, s’était prêtée à réveiller la jalousie de milady Marguerite, en l’instruisant secrètement de l’intention qu’il avait de se rendre à Londres en même temps que Cécile, pour arranger ses comptes avec ses tuteurs. Elle prétendit qu’elle avait appris cette nouvelle par hasard, et qu’elle avait cru que son attachement pour elle ne lui permettait pas de la lui taire, afin qu’elle prît ses mesures pour traverser les desseins de son mari, et empêcher par sa présence qu’il ne se livrât librement à tous ses goûts. Les infirmités de milady, qui augmentaient tous les jours, rendaient ce conseil difficile à suivre ; mais la demoiselle Bennet se conformant aux instructions insidieuses qu’on lui donnait, employa auprès d’elle un motif irrésistible, en lui faisant sentir que monsieur Monckton redoutait beaucoup qu’elle n’eût envie d’aller aussi à Londres. Il n’en fallut pas davantage pour la décider à entreprendre cette course ; et s’embarrassant fort peu de ce qu’elle en souffrirait elle-même, par l’espoir qu’elle avait de lui causer de la peine, son infidèle confidente trouva encore le moyen de l’engager à inviter Cécile à loger dans sa maison de Londres.

Monsieur Monckton, pour qui la feinte était presque devenue une nécessité, connaissant toute la malice de sa femme, affecta de paraître très-déconcerté à cette proposition, tandis que Cécile ne croyant point qu’il fût nécessaire de pousser la complaisance au point de s’imposer une pareille gêne, lui fit sur le champ ses excuses, et refusa son invitation. Monsieur Monckton, qui craignait qu’elle ne lui échappât, eut grand soin de lui représenter qu’elle était encore trop jeune pour avoir un logement particulier, sans être sous la conduite de quelqu’un à Londres ; et il trouva moyen, sans paraître en avoir le dessein, de lui faire entendre qu’en faisant ce voyage, et n’y séjournant qu’avec des domestiques, elle donnerait lieu de soupçonner que le plan et les vues qu’elle se proposait étaient absolument différentes de celles qu’elle avait d’abord annoncées. Elle sentit très-bien qu’il voulait insinuer qu’on imaginerait qu’elle n’y allait que pour voir Delvile ; cette idée prit assez sur son esprit pour qu’elle adoptât le parti qui plaisait à M. Monckton. Ainsi l’affaire s’arrangea à la satisfaction de ce fourbe, qui possédait mieux que personne l’art d’amener les gens à son but, en leur laissant l’apparence d’agir par eux-mêmes. Il partit un jour avant les dames, quoiqu’il eût fort désiré de les accompagner ; mais comme il ne lui était jamais arrivé de se rendre à Londres dans le même carrosse que milady, il ne voulut point fournir dans cette occasion à ses voisins et à ses domestiques un sujet de réflexions et de commentaires.

Cécile, forcée par cet arrangement de se contenter de la compagnie de milady et de la demoiselle Bennet, fit un voyage fort triste et fort désagréable, et ne resta que deux jours dans la capitale. Elle avait déjà jeté les yeux sur une famille à Bury, chez laquelle elle comptait se mettre en pension jusqu’à ce qu’elle pût habiter sa propre maison.

Milady, enchantée de l’idée qu’elle avait dérangé les projets de son mari, se ressentit à peine de la fatigue d’un voyage incommode et peu de son goût, bien éloignée d’imaginer qu’elle ne faisait en cela que favoriser un projet qui le flattait, et qu’elle s’acquittait simplement du rôle qu’il lui avait destiné.