Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (6p. 56-68).



CHAPITRE XII.

Surprise.


À peine Cécile fut-elle arrivée, qu’elle écrivit à Londres un billet à chacun de ses tuteurs, pour les prier, si rien ne s’y opposait, de permettre que leur entrevue eût lieu le lendemain. Elle reçut tout de suite les deux réponses suivantes.


La présente à Mademoiselle Cécile Beverley.


8 Novembre 1779
Miss,

« J’ai reçu la vôtre de même date ; je ne saurais venir demain, je viendrai mercredi le 10, et suis, etc.

Jean Briggs.


À Miss Beverley.

» M. Delvile est trop accablé d’affaires importantes, pour donner de rendez-vous avant d’avoir mûrement délibéré sur le temps où il peut le fixer. M. Delvile fera savoir à miss Beverley le moment où il lui sera possible de la voir.

Place Saint-James,
8 Novembre.


Ces lettres, qui caractérisaient si bien ceux qui les avaient écrites, qui dans toute autre occasion auraient diverti Cécile, ne servirent qu’à la tourmenter. Elle desirait fort de s’en retourner ; elle aurait encore plus souhaité que son entrevue avec M. Delvile n’eût pas été différée ; elle prévoyait que dans ce moment, où il était irrité contre elle, il ne manquerait pas de pousser la fierté et l’arrogance jusqu’à la grossièreté. Souhaitant cependant n’avoir pas besoin de les voir séparément, elle aurait voulu que ses deux tuteurs se fussent rencontrés ensemble et qu’après leur avoir parlé, ce qui ne pourrait se terminer alors, se finît ensuite par lettres. Elle écrivit de nouveau à M. Briggs pour l’informer du délai que demandait M. Delvile ; elle le pria de ne point se donner la peine de venir qu’elle ne le fît avertir.

Deux jours s’écoulèrent sans qu’elle eût de leurs nouvelles ; elle les passa presque toujours seule. Le troisième, dans la matinée, ennuyée de ses tristes et continuelles réflexions, ainsi que de l’aspect sombre de la mauvaise humeur de milady, et encore plus des bassesses de la demoiselle Bennet, elle se rendit chez son libraire, pour voir les nouveaux ouvrages, et choisir, pour emporter avec elle en province, ceux qui lui paraîtraient le mériter. En entrant dans la boutique, elle trouva le libraire en conférence avec un homme très-mal vêtu, et fort enveloppé dans sa redingote, qui paraissait s’entretenir très-sérieusement, et qui lui dit, précisément à l’instant où elle s’approcha : les conditions me sont très-indifférentes ; car composer n’est point un travail pour moi : au contraire, j’en ai de tout temps fait mon principal amusement ; en conséquence, ce n’est point un vil salaire qui m’engage à choisir cette vocation. Ces paroles frappèrent Cécile, et elle fut encore plus étonnée du son de la voix qui les prononçait ; c’était celle de Belfield. Elle s’arrêta tout-à-coup pour le fixer. Le libraire l’ayant alors apperçue, fut à elle ; et Belfield, se tournant pour voir la personne qui les interrompait, fort interdit en l’appercevant, enfonça son chapeau sur ses yeux, et sortit brusquement.

Cécile très-étonnée d’une métamorphose si subite, et de ce qu’elle avait entendu, eut le plus grand desir de connaître la situation actuelle de Belfield ; et après avoir mis quelques livres à part, elle demanda si la personne qui venait de s’en aller, et qu’elle avait reconnue, à son discours, pour un auteur, avait déjà publié quelque chose. Non, madame, répondit le libraire, rien d’un peu important ; on sait pourtant qu’il a donné quelques brochures auxquelles il n’a pas mis son nom ; et j’imagine que nous ne tarderons pas à voir sortir de la presse quelqu’ouvrage considérable de sa façon. — Il est donc occupé de quelque grande entreprise ? — Mais, non, ce n’est pas précisément cela. Peut-être à présent convient-il d’essayer, et de sonder le goût du public par quelque essai, par quelque production courte et badine avant d’entreprendre un ouvrage sérieux. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il a beaucoup de génie, et je suis persuadé qu’il donnera quelque chose de très-extraordinaire.

Cécile ne jugea pas à propos de pousser plus loin ses questions : elle se contenta de demander un exemplaire de ce qu’il publierait. La vue de Belfield lui avait rappelé l’aimable Henriette, que ses inquiétudes et ses chagrins avaient pour un temps effacée de sa mémoire ; elle ne s’était occupée que de Delvile, mais l’estime qu’elle avait toujours eue pour cette aimable fille, réveilla chez elle le desir de cultiver une liaison si long-temps négligée ; ses scrupules au sujet de Delvile n’existaient plus, et tout l’invitait à rechercher le seul plaisir qu’elle pût avoir. Elle se rendit dans la rue de Portland ; Henriette poussa un cri en la voyant ; elle eut peine à contenir sa joie et sa surprise, et courant à elle, la serra dans ses bras avec la plus vive émotion ; et tout de suite s’éloignant un peu d’un air timide et honteux, elle lui demanda humblement pardon de sa hardiesse. En vérité, ma chère miss Beverley, ce n’est point manque de respect de ma part ; mais j’ai été si aise de vous voir, que je me suis un peu oubliée.

Cécile enchantée d’une réception aussi cordiale, l’eut bientôt rassurée par les remerciements qu’elle lui fit de penser encore à elle, et lui prodigua à son tour les plus tendres caresses. Dieu nous soit en aide, mademoiselle ! s’écria madame Belfield. Henriette, pourquoi tourmentez-vous ainsi mademoiselle ? Je ne vous avais jamais vue agir de cette manière. Miss Beverley, madame, répondit sa fille, a la bonté de me pardonner ; et j’ai été si surprise de la voir, qu’à peine ai-je su ce que je faisais.

Mademoiselle, dit madame Belfield, vous avez eu, du moins je le suppose, des nouvelles de mon fils ? Il a disparu, et est allé personne ne sait où ! Il a quitté la maison de ce seigneur, où il ne tenait qu’à lui d’être heureux comme un roi, et il erre dans le monde et sur la surface de la terre, sans qu’on sache pourquoi ! Réellement, dit Cécile qui, l’ayant rencontré à Londres, en avait conclu qu’il était venu rejoindre ses parents ; et ne vous a-t-il point informée du lieu qu’il habitait ? Non, mademoiselle, non, s’écria madame Belfield ; il ne m’a pas seulement dit où il allait, et il m’a caché soigneusement son dessein ; car s’il m’en avait dit un mot, je serais encore capable de ne pas avaler une seule tasse de thé d’un an entier, qu’il ne fût rentré chez ce mylord, qui selon moi, n’a pas son pareil dans les trois royaumes ; il a envoyé ici vingt fois pour savoir de ses nouvelles : ce qui m’étonne d’autant moins, que j’ose dire que, tout mylord qu’il est, il ne trouvera pas si-tôt quelqu’un qui vaille mon fils.

Je suis fâchée, dit Cécile, de cette conduite de sa part ; mais je suis persuadée que vous ne tarderez pas à en recevoir des nouvelles.

Fatiguée déjà des propos aussi plats qu’indiscrets de madame Belfield, et ne voyant pas d’apparence de pouvoir s’entretenir en particulier avec Henriette, elle se leva pour prendre congé ; elle s’arrêta un instant dans le corridor pour lui demander quand il lui serait possible de la trouver seule. Henriette l’assura que si elle daignait se donner la peine de passer quelque jour dans la matinée, elles pourraient se voir plus à leur aise, et ajouta : en vérité, je le desire fort ; car je suis très-malheureuse, et n’ai personne à qui je puisse confier mes chagrins. Ah, miss Beverley, vous qui avez tant d’amis, et méritez d’en avoir encore un plus grand nombre, vous ignorez combien il est dur de n’en point avoir !… Mais la manière étrange dont mon frère a disparu nous a presque mises au désespoir.

Cécile se préparait à la consoler par les assurances qu’elle se proposait de lui donner de sa santé et de son existence, lorsqu’elle fut interrompue par M. Albani, qui parut tout-à-coup. Henriette le reçut d’un air gracieux, et lui demanda pourquoi elle avait été si long-temps sans le voir ; mais surpris de rencontrer Cécile, il s’écria sans lui répondre : pourquoi m’as-tu trompé ? pourquoi me donner un rendez-vous dans une maison que tu savais devoir quitter ? toi à qui les promesses ne coûtent rien ; toi qui avais surpris mon estime ; toi qui m’avais vainement présenté une perspective riante et flatteuse. Vous vous pressez trop de me condamner ; répondit Cécile ; si j’ai manqué à ma promesse, ce n’a point été un caprice ni un dessein de vous en imposer, mais un malheur réel et très-sensible, qui m’a mise hors d’état de la tenir. Je serai cependant bientôt… ou pour mieux dire, je suis actuellement à votre disposition ; vous n’avez qu’à me faire connaître ce que vous desirez. Je desire toujours, et en tout temps des secours de la part des gens riches ; car je ne cesse point de m’attendrir sur le sort des pauvres. Venez donc me trouver chez M. Monckton, lui dit-elle, et prenant congé d’Henriette, elle partit.

Ce n’avait pas été sans beaucoup de peine qu’elle n’avait pas communiqué ce qu’elle savait de Belfield à sa mère et à sa sœur, qui en étaient si fort inquiètes. Mais ignorant absolument son dessein, et sachant combien il souhaitait de rester caché, elle craignit que son trop d’empressement à le découvrir ne lui déplût, et elle crut que le parti le plus sage était de ne rien dire. Cependant, désirant abréger une incertitude aussi douloureuse, elle résolut de prier M. Monckton de tâcher de le découvrir.

Lorsqu’elle rentra chez lui, il était dans une situation d’esprit peu agréable. L’absence de Cécile l’avait inquiété ; il s’était flatté qu’habituée à prendre toujours ses conseils, elle ne ferait aucune démarche sans l’en prévenir, et comptait l’amener enfin au point de ne pouvoir plus se passer de lui. Il vit aussi avec une sorte de peine qu’elle eût cherché par cette sortie à dissiper son chagrin. Ce n’est pas qu’il souhaitât qu’elle s’ennuyât ; mais il aurait voulu qu’elle ne reçût de consolation que de lui seul.

Cependant il était tout aussi essentiel pour lui de déguiser son mécontentement que ses espérances ; et certain que ce n’était qu’en trouvant moyen de lui plaire qu’il pourrait se flatter de gagner son cœur, il eut soin, au retour de Cécile, de prendre un air plus ouvert : miss Beverley bien persuadée qu’elle ne lui devait que des égards, se conserva précieusement le droit d’agir par elle-même, desirant néanmoins de pouvoir dans l’occasion recourir à ses conseils. Elle lui dit d’où elle venait, la rencontre qu’elle avait faite de Belfield, l’inquiétude des parents, et lui témoigna l’envie qu’elle aurait qu’il en fût informé. M. Monckton empressé de l’obliger, alla aussi-tôt le chercher, et lui dit en rentrant, que par le moyen du libraire, qui n’avait pas eu l’adresse de se défier de ses questions, il était parvenu à le découvrir, et l’avait invité à déjeûner pour le lendemain. Il l’avait trouvé, ajouta-t-il, occupé à écrire, et content de son sort. Il avait d’abord refusé son invitation, parce qu’il ne se croyait pas assez bien vêtu ; mais lorsque M. Monckton l’eut plaisanté sur la vaine et la fausse gloire qu’il conservait encore, il l’avait assuré gaiement qu’il ne tarderait pas à s’en défaire, et qu’elle s’accordait peu avec sa philosophie, déclarant qu’il voulait absolument y renoncer, et malgré sa métamorphose, continuer à le voir comme auparavant.

Je n’ai pas cru devoir lui parler, continua M. Monckton, de l’inquiétude de sa famille ; j’ai pensé que venant de vous, cet avis produirait plus d’effet. Comme vous en avez été témoin, vous la lui peindrez mieux.

Cécile fut très-reconnaissante de cette complaisance, et elle jouit d’avance de la satisfaction qu’elle espérait procurer bientôt à Henriette, en lui rendant un frère qu’elle aimait et regrètait si vivement. En attendant, elle envoya chez M. Briggs, pour lui dire que M. Delvile se rendrait chez elle le surlendemain à midi, et qu’elle espérait qu’il voudrait bien s’y trouver.