Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (6p. 69-84).



CHAPITRE XIII.

Entretien.


M. Belfield arriva le lendemain. Il rougit beaucoup en se rappelant vraisemblablement la triste révolution que sa fortune avait éprouvée, et réfléchissant à son ajustement ; quoiqu’il s’efforçât de déguiser ses sentiments sous une gaieté et une indifférence apparentes, la contrainte qu’il s’imposait donnait à ses manières un air tout-à-fait extraordinaire. M. Monckton le reçut avec politesse ; et Cécile qui s’apperçut du combat qu’il y avait entre sa philosophie et sa vanité, affecta de l’accueillir avec la plus grande cordialité pour lui donner du courage, et le mettre un peu plus à son aise. Les amitiés de M. Monckton, la politesse et les égards de Cécile dissipèrent bientôt son inquiétude ; il reprit sa gaieté, et son esprit parut tout aussi brillant qu’il l’eût jamais été.

Je me flatte que cette bonne compagnie, dit-il en s’adressant à Cécile, connaît trop les usages pour critiquer mon déshabillé, qui est parfaitement dans le costume du corps auquel je me suis attaché ; j’espère que vous voudrez bien le respecter, et le considérer comme une preuve évidente d’esprit et de savoir. Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous méritez notre admiration, répondit Cécile, pour savoir prendre aussi gaiement votre parti, et en plaisanter aussi agréablement que vous le faites. Ah ! mademoiselle ! ajouta-t-il plus sérieusement ; ce n’est point de votre part que je dois attendre de l’admiration. Je devrais, au contraire, vous paraître le plus lâche et le plus inconséquent de tous les hommes. Il n’y a que très-peu de temps que j’ai rougi devant vous de ma misère, quoiqu’occupé d’une manière plus utile que lorsque vous m’avez vu dans l’aisance ; cette honte une fois surmontée, une autre tout aussi déplacée lui a succédé ; avant-hier encore, j’ai de nouveau paru confus de ce que vous m’aviez trouvé dans un état tout différent, quoique je n’eusse quitté l’autre que parce qu’il m’avait paru mal choisi. On dirait que la nature humaine est susceptible d’une légèreté et d’une inconstance que rien ne serait capable de vaincre !

Votre façon de penser a furieusement changé dans l’espace d’un an, reprit Monckton. Aigri par les disgrâces, répondit-il, je parle peut-être avec trop d’humeur ; malgré cela, ma façon de penser n’a pas beaucoup changé. La félicité est plus commune, et nous est dispensée plus libéralement que nous ne sommes portés à le reconnaître ; ce n’est que le bon sens qui nous est donné avec poids et mesure ; notre portion de ce dernier est si peu considérable, que lorsque le bonheur est à notre portée et devant nos yeux, nous ne prenons jamais la route qu’il nous présente. Telle a été ma conduite ; je le croyais éloigné, entouré d’épines et de périls, tandis que tout ce que je pouvais desirer était immédiatement sous ma main. Il faut avouer, reprit M. Monckton, après tout ce que vous avez souffert de la part de ce monde, dont vous preniez ordinairement la défense, qu’on a peu de raison d’être surpris que vous ayez un peu changé à son égard. Je reconnais pourtant, quelles qu’ayent été mes peines, répondit-il, que je me les suis en général attirées par mon étourderie et mes caprices. Ma dernière entreprise, sur-tout, dont je me promettais le plus de satisfaction, était peut-être la plus imprudente de toutes. Je n’avais point considéré combien la vie que j’avais menée jusques-là m’avait mis hors d’état de tenter une pareille expérience, combien j’avais été énervé par une oisiveté habituelle, et combien mes forces répondaient peu à ma résolution. Nous pouvons entreprendre de combattre certains préjugés, notre constance et notre fermeté sont souvent propres à les détruire ; mais on ne saurait jamais vaincre ceux que nous avons sucés avec le lait, et qui ont été fortifiés par l’éducation.

Ne voulez-vous donc pas, lui demanda Cécile, à présent que votre expérience vous a si mal réussi, retourner dans le sein de votre famille, et reprendre le genre de vie auquel vous aviez renoncé ? Vous parlez de ces deux choses, et vous les confondez, repartit-il en souriant, comme si elles vous paraissaient inséparables ; et la crainte que j’ai que mes parents ne les regardent du même œil, m’a fait redouter de les revoir, n’aimant point à m’exposer aux contradictions, et ne pouvant embrasser une seconde fois le genre de vie qui leur ferait le plus de plaisir. J’ai renoncé à ma chaumière, ce qui n’empêche pas que mon indépendance ne me soit aussi précieuse que jamais ; tout ce que l’expérience m’a appris, est de la conserver par ces occupations auxquelles mon éducation m’a rendu propre, au lieu de la chercher imprudemment par la seule voie qu’elle semble m’avoir interdite.

Qu’est-ce donc que cette indépendance, s’écria M. Monckton, qui a si fort exalté votre imagination ? Un vain songe, produit par des idées romanesques, qui n’existe point dans la nature, et est absolument incompatible avec l’ordre ordinaire des choses. Dans les pays sauvages, ou dans des temps d’anarchie, l’indépendance peut-être existe pendant quelques instants ; mais dans un gouvernement régulier, elle n’est que pure illusion. Il est absolument nécessaire qu’une partie de la société soit subordonnée à l’autre. Le soldat n’a pas plus besoin de l’officier que ce dernier n’a besoin de lui, ni le vassal du seigneur, plus que le seigneur du vassal. Les riches sont redevables de leurs distinctions, de leur luxe, aux pauvres, autant que les pauvres le sont de leur salaire et de leur subsistance aux riches.

Si vous considérez l’homme comme un simple automate, reprit Belfield, et eu égard à ses opérations animales, vous avez certainement raison de le traiter d’être subordonné et dépendant ; puisque les aliments dont il ne peut se passer pour vivre, ne sauraient être tous cultivés et préparés de ses propres mains. Observé néanmoins sous un jour plus favorable et sous un plus noble aspect, il ne mérite point une épithète aussi humiliante. Parlez-en donc comme d’un être doué de sensibilité et d’intelligence, dont l’amour-propre peut être révolté, qui a des nerfs flexibles, un honneur à satisfaire, et une âme immortelle !… Comme tel n’a-t-il pas le droit de s’attribuer la liberté de penser ? et ne peut-il pas l’étendre jusqu’à celui de parler ?

Je regarde comme indépendant, continua-t-il avec énergie, l’homme qui, n’ayant pas plus d’égards pour les grands que pour les petits, en agit également avec les uns et les autres ; qui ne tire aucune vanité de ses richesses, et ne rougit point de sa pauvreté.

Il est sûr que vous ne devez pas vous attendre à former un grand nombre de liaisons, si ceux avec lesquels vous vous proposez de vivre doivent être exactement conformes à la description que vous venez de nous en faire. Mais est-il possible que vous imaginiez pouvoir conserver des idées de cette espèce ? et quel est l’homme d’esprit qui pourrait vivre au milieu du monde avec des principes aussi austères ?

Je me les suis non-seulement imposés, répliqua Belfield, mais je les ai déjà pratiqués. Et loin qu’ils m’ayent paru durs, je ne me suis jamais trouvé aussi heureux. Actuellement, quoique pauvre, j’ai choisi par nécessité le genre de vie que j’aurais adopté si j’avais été riche ; mon occupation est devenue mon amusement. Dès ma plus tendre jeunesse, jusqu’à ce moment, la littérature a été mon étude favorite, la récréation de mes heures de loisir, et celle dont je m’étais promis de l’avancement. J’avoue que mon penchant pour elle a été si peu réglé, que je pourrais avec quelque raison le regarder comme la source des disgrâces que j’ai essuyées. Il s’est opposé à mes succès en m’inspirant un dégoût marqué pour toute autre occupation. Il a été la cause de l’inconstance qu’on m’a reprochée, parce que je l’ai toujours préféré à tout. Il m’a plongé dans la détresse, il m’a causé les plus grands embarras, et m’a conduit au bord du précipice, en me faisant négliger les moyens de pourvoir à mes besoins ; et néanmoins jamais jusqu’à présent je n’avais pensé qu’il pût servir à ma subsistance.

Je suis charmé, monsieur, lui dit Cécile que vos diverses tentatives ayent enfin abouti à un projet qui vous promet tant de satisfaction. Je suis sûre pourtant que vous le communiquerez à votre mère et à votre sœur, car personne au monde ne prend le même intérêt, ni ne sera plus touché qu’elles de votre félicité.

Vous leur faites le plus grand honneur, mademoiselle, en daignant vous intéresser à ce qui les regarde. Mais, à vous parler franchement, ce qui me paraît à moi un bonheur, pourrait bien ne pas l’être à leurs yeux. Elles ont regardé mon élévation, quelque peu vraisemblable qu’elle fût, comme certaine ; et avec une simplicité incroyable, elles ont imaginé que rien n’était au-dessus de mon mérite, que tout était à ma disposition. Quoique leurs espérances fussent chimériques, ce n’est qu’avec peine que je les vois trompées ; et je n’ose point être témoin des gémissements et des larmes qu’il leur sera sûrement impossible de retenir en me voyant.

C’est donc par délicatesse, repartit Cécile, que vous vous montrez cruel ; et par affection pour votre mère et pour votre sœur, que vous leur laissez croire que vous les avez oubliées ? Ce reproche avait quelque chose de fin, et il était tourné précisément de manière à faire effet sur l’esprit de Belfield qui, en sentant toute la force, s’écria : il me semble que j’ai tort… je vais dans le moment les voir. Cécile s’empressa d’applaudir à ce premier transport. Elles n’éprouveront jamais, lui dit-elle, de plus vive mortification que celle que leur cause votre absence volontaire ; et dès qu’elles sauront que vous êtes heureux, elles ne tarderont pas à être contentes du genre de vie que vous avez choisi, et qui vous a rendu tel. Heureux ! repartit-il avec feu. Oh ! je me crois en paradis ; la région que je viens de quitter était inculte et barbare, et celle où je me trouve est polie, éclairée et civilisée. La vie que j’ai menée dans la chaumière que j’ai abandonnée, était celle d’un sauvage, sans la moindre communication avec personne, sans le secours des livres ; mon esprit renfermé en lui-même se trouvait privé de toutes ressources ; une nourriture grossière et le sommeil étaient mes seules jouissances. Fatigué d’une existence qui me plaçait au niveau de l’animal, j’étais honteux de m’en trouver si rapproché ; et prêtant l’oreille aux conseils de ma raison, j’ai renoncé à ce projet peu réfléchi. Je me suis rendu à Londres, j’y ai loué une chambre, j’ai envoyé chercher de l’encre, des plumes et du papier. Jusqu’à présent je n’ai encore publié que des bagatelles, le libraire ne les a point dédaignées. Je me suis par conséquent trouvé tout de suite établi ; et comparant mes nouvelles occupations avec celles que je venais de quitter, je me suis cru tout-à-coup, d’un animal privé d’intelligence, transformé en un être raisonnable.

Mais, monsieur, dit Cécile, n’étiez-vous pas dernièrement aussi enthousiasmé de votre chaumière et de vos occupations champêtres ?… Je l’avoue, mademoiselle, mais en cela ma philosophie m’abusait : dans mon empressement à me dérober à l’humiliation et à la servitude, j’avais cru que le travail et la retraite me procureraient le bonheur et la liberté ; mais j’oubliais qu’un esprit qui avait commencé par acquérir des connaissances, aurait peine à s’accoutumer à ne plus recevoir d’instruction ; ajoutez à cela que l’approche de l’hyver m’a fait encore mieux connaître mon erreur. Le temps devenait sombre et froid ; peu en état de me préserver de la rigueur de la saison, tous mes membres se ressentaient de son influence, et je me trouvais privé de mille commodités, dont tant que j’en avais joui, la valeur m’était peu connue. Obligé de me lever à l’aube du jour, gelé, morfondu, et sans avoir rien pour me réchauffer ! point de feu dans la chaumière, et le soleil se cachant au dehors ! forcé, quelque temps qu’il fît, de sortir pour travailler en plein air, et m’occuper d’ouvrages rudes, pénibles et grossiers !… Je sentis qu’il m’était impossible de supporter ces fatigues, et quoique malgré moi, j’ai été forcé d’y renoncer. Il se leva alors pour prendre congé.

Vous vous en allez donc, monsieur, dit Cécile, voir tout de suite mademoiselle Belfield ! Non, mademoiselle, répondit-il après avoir un peu hésité, pas précisément dans ce moment ; demain matin peut-être… Actuellement il est tard ; et j’ai affaire pour tout le reste de la journée. Je dois vous avouer que, quoique dans un premier mouvement j’aye pensé à m’aller présenter à elle et à ma mère, actuellement que je suis un peu plus de sang-froid, je voudrais fort m’épargner l’embarras de leur apprendre ma situation ; et je me propose, avant de les voir, de leur écrire pour les en prévenir. — Vous ne manquerez donc pas de les voir demain ? — Certainement… Du moins je l’espère. — Vous auriez, en vérité, tort d’y manquer. Je compte aller chez elles dans la journée, et je leur annoncerai votre visite.

Voilà, dit M. Monckton lorsqu’il fut sorti, un homme bien inconstant, et d’un caractère singulier, quoique plein de talents et de génie. Si son imagination était moins vive, moins exaltée et mieux réglée, il n’y a rien au monde à quoi il ne fût propre ; il ne tiendrait qu’à lui d’embrasser la profession qu’il jugerait convenable, et qui lui plairait le plus ; il ne saurait manquer de s’y distinguer.

Je n’avais point encore connu, répliqua Cécile, jusqu’au moment où j’ai vu ce jeune homme, tout le mérite de la persévérance. M. Belfield a des talents, l’attachement le plus sincère à la vertu, des manières très-distinguées ; et malheureusement il ne saurait ni agir conséquemment, ni être long-temps heureux.

Cécile se rendit dans la journée chez madame Belfield qu’elle trouva avec sa fille ; ne voulant pas les alarmer, elle adoucit ce qu’elle avait à dire de désagréable relativement au genre de vie que Belfield venait d’embrasser, en commençant par les assurer qu’elles ne tarderaient pas à le voir. Elle leur conseilla de ne point lui témoigner toute leur sensibilité à ses malheurs, parce qu’il pourrait croire qu’elles lui reprocheraient sa mauvaise conduite, et leur représenta que, lorsqu’il serait une fois réuni avec sa famille, il leur serait facile de l’engager peu à peu et imperceptiblement à suivre une vocation moins précaire et plus utile que celle qu’il avait embrassée. Après leur avoir dit tout ce qu’elle crut devoir leur apprendre, mêlant à son récit des conseils et des consolations, elle termina sa visite ; car la douleur de madame Belfield en apprenant la situation actuelle de son fils, fut si bruyante et si difficile à contenir, qu’elle ne fut plus étonnée que Belfield n’eût pas eu le courage de s’y exposer, et n’ayant aucun espoir de pouvoir consoler la tendre Henriette qui pleurait amèrement la disgrâce de son frère, elle se contenta de lui promettre, qu’avant son départ de Londres, elle la reverrait.

Le reste de la journée se passa dans de tristes réflexions sur l’entrevue qu’elle devait avoir le lendemain avec M. Delvile. Elle desirait ardemment de savoir si son fils avait quitté le royaume, et si madame Delvile, qui dans sa propre lettre parlait de sa santé en termes assez alarmants, était rétablie. Cependant elle n’osait même penser à lui faire de questions à ce sujet, puisqu’elle avait d’ailleurs toutes les raisons de s’attendre à des reproches de sa part.


Fin du huitième livre.