Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (5p. 53-66).



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LIVRE VIII.


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CHAPITRE PREMIER.

Interruption.


Cécile était désolée de rencontrer à chaque pas quelqu’obstacle aux projets qu’elle avait conçus. La journée était déjà bien avancée, et elle ne voulait pas manquer le but de son voyage. Delvile, disait-elle en elle-même, pensera que j’en ai mal agi avec lui, et pour réparation, il exigera peut-être que je me soumette à toutes les conditions qu’il jugera à propos de m’imposer. Madame Charlton, toujours bonne et complaisante, ne put résister à ces sollicitations, auxquelles Cécile elle-même n’eut recours qu’avec peine ; car il lui en coûtait infiniment d’exposer sa digne et vieille amie à tant de fatigues et de dangers : mais la situation où elle se trouvait, ne lui laissait d’autre ressource que d’accélérer son voyage le plus qu’il lui serait possible, afin de se faire auprès de Delvile un mérite de sa ponctualité à venir le joindre, et lui rendre plus supportable le refus de remplir les autres engagements qu’elle avait pris avec lui. Elles continuèrent leur route, et le reste du voyage se fit tranquillement et sans mauvaise rencontre. Cécile, convaincue que son secret était généralement connu, et fâchée d’avoir différé si longtemps à se rétracter, ne prévoyait pour elle-même que de nouvelles mortifications et de sanglants reproches de la part de Delvile. Il était près de dix heures du soir lorsqu’elles arrivèrent dans Pall-Mall. Elles n’eurent pas de peine à trouver la maison dont Delvile leur avait donné l’adresse, le domestique qui les avait devancées ayant prévenu les propriétaires de leur arrivée.

Cécile compta avec beaucoup d’inquiétude les moments qui précédèrent l’arrivée de Delvile. Elle employa toute son adresse à arranger une apologie de sa conduite, et résolut de supporter son mécontentement et son indignation avec fermeté. À l’instant où l’on frappa à la porte, elle courut au-devant de lui, mais entendant cette voix qui lui était si bien connue, elle retourna joindre madame Charlton, et lui dit : Ah ! madame, aidez-moi, je vous prie ; voici le moment où je vais mériter ou perdre pour jamais votre estime. Me pardonnerez-vous cette visite ? s’écria Delvile en entrant. Il n’en avait point été question dans nos arrangements ; mais aurais-je pu attendre jusqu’à demain, vous sachant arrivée ? il fit après cela son compliment à madame Charlton, et après s’être informé comment elle se trouvait du voyage, il se tourna de nouveau vers Cécile, ne s’appercevant que trop de l’agitation qu’elle éprouvait. Seriez-vous fâchée, s’écria-t-il avec inquiétude, de ce que j’ose me montrer ici ce soir ? Non, répondit-elle, faisant tous ses efforts pour vaincre son émotion : on excuse aisément ce qu’on desire ; et je suis très-aise de vous voir dans ce moment, parce qu’autrement… Elle hésita ; et Delvile, bien éloigné d’en deviner la raison, employa les expressions les plus tendres pour lui témoigner combien il était reconnaissant de sa complaisance. Il lui demanda ensuite pourquoi M. Monckton ne l’avait point accompagnée, et ce qui pouvait l’avoir engagée à partir si tard. Je ne suis point étonnée, répondit-elle plus posément, de votre surprise ; mais je n’ai pas actuellement le temps d’entrer en explication. Je vois que vous n’avez point reçu ma lettre. — Non, s’écria-t-il, très-étonné de son ton ; était-ce pour me défendre de venir vous voir ?… Vos regards… la lettre dont vous me parlez… tout concourt à me causer les plus vives alarmes, et quoique j’ignore de quoi il s’agit, et ce que je dois redouter, il m’est impossible d’être tranquille un seul moment tant que nous ne nous serons pas expliqués. Dites-moi donc pourquoi vous avez un air si réservé, si triste. Dites-moi ce que cette lettre me défendait. Dites-moi tout pourvu que vous ne me disiez pas que vous vous repentez de votre condescendance. — Cette lettre, lui répondit Cécile, vous aurait tout expliqué ; à peine sais-je comment vous faire part de ce qu’elle contenait ; je me flatte cependant que vous écouterez avec patience la résolution que la nécessité seule m’a forcée de prendre. Le but de ma lettre était de vous prévenir que nous ne devions pas nous voir demain ;… elle devait vous préparer à ne nous revoir peut-être jamais. — Grand dieu, s’écria-t-il ! qu’entendez-vous par-là ? — Que ma promesse était téméraire, et que je ne saurais la tenir ; que vous devez me pardonner d’avoir attendu jusqu’au dernier moment à la rétracter, puisque je suis convaincue que je n’avais aucun droit de la faire, et qu’en l’accomplissant, je serais nécessairement malheureuse.

Confus, désespéré, Delvile garda quelque temps le silence, et s’écria ensuite avec emportement : Qui est celui qui a pu me desservir auprès de vous ? Qui a pu, depuis lundi que je vous ai quittée, me calomnier d’une manière si cruelle ? M. Monckton m’a reçu froidement ; m’aurait-il ravi votre estime ? Dites-moi à qui je dois imputer votre changement. Que ma vengeance, si elle ne me rend pas vos bontés, empêche du moins que vous ne rougissiez d’avoir daigné m’en honorer autrefois. Vous ne les avez point perdues, dit Cécile attendrie ; je suis toujours la même à votre égard. Soyez certain que ma façon de penser sur votre compte est encore telle qu’elle était lorsque vous m’avez quittée ; cessez, par générosité, de me rien reprocher : j’agis conformément à des principes que vous ne sauriez désapprouver. Seriez-vous toujours la même ? s’écria-t-il un peu calmé, et votre estime serait-elle toujours… — J’ai cru devoir une fois faire cet aveu, dit-elle en l’interrompant ; mais ne demandez rien de plus. Il est actuellement trop tard pour que nous restions plus long-temps ensemble ; demain vous trouverez ma lettre chez madame Roberts ; quoique très-courte, vous y verrez ma résolution et les raisons qui m’ont déterminée à me conduire ainsi. — Jamais, s’écria-t-il vivement, il ne me sera possible de vous quitter avant d’en être informé. Je vous l’ai déjà dit, monsieur, tout ce qui est clandestin entraîne avec soi l’idée d’une action condamnable, et répugne si fort à ma façon de penser, que jusqu’à ce que vous me dégagiez de la promesse que je vous ai faite si mal-à-propos, je ne saurais avoir le moindre repos, parce que je serai toujours en contradiction avec moi-même.

Reprenez donc votre paix et votre tranquillité, repartit Delvile très-ému et très-piqué ; je vous rends votre promesse !… Il y aurait trop d’inhumanité à vous enchaîner, à vous contraindre ; cela ne me rendrait point heureux ; écoutez-moi cependant, et réfléchissez un instant avant de me réduire au désespoir. Je n’entreprendrai point actuellement de combattre vos scrupules ; je gémis du pouvoir qu’ils ont sur votre esprit ; quoique je n’aye rien de nouveau à leur opposer, tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il est à présent trop tard pour les écouter. — Cela est vrai, monsieur ; cela n’est que trop vrai ! Cependant il n’est jamais trop tard pour se bien conduire, et il vaut toujours mieux se repentir à temps que persister à mal faire. — Ô ma chère Cécile, que la crainte de déplaire à ma famille ne vous fasse pas oublier ce que vous vous devez à vous-même ainsi qu’à moi. Le bonheur dont je m’étais flatté est déjà su de plusieurs personnes, et avant peu tout le monde en sera informé.

Ah, cruelle, aurais-je jamais pu imaginer que notre entrevue dût être… Je me flattais que tous vos doutes, toutes vos craintes seraient dissipées, et que je vous trouverais prête à ratifier sans regret la promesse que vous avez daigné me faire avec tant de bonté ! Que sont devenues toutes ces espérances ? Il est bien tard, s’écria Cécile inquiète, il est en vérité trop tard pour rester plus long-temps. Dites moi auparavant, repliqua-t-il, avec encore plus d’énergie, et que madame Charlton daigne aussi nous apprendre ce qu’elle en pense… Toutes les raisons qu’on pourrait opposer à notre mariage, quelque fortes qu’elles soient, ne doivent-elles pas céder à la certitude que nous avons que le public ne saurait ignorer long-temps ce qui s’est passé entre nous ? Tous ceux qui entendront parler de notre entrevue à Londres dans cette saison, dans ces circonstances et à cette heure… Pourquoi, repartit Cécile, vous obstinez-vous à rester ? Je dois parler maintenant, répondit-il avec chaleur, ou perdre pour toujours ce que j’ai de plus cher au monde, et ajouter encore au malheur d’une si grande perte le regret déchirant d’avoir fait tort à la personne que je chéris, que j’estime et que je respecte le plus. — Comment fait tort ? s’écria Cécile alarmée ; il faudrait que ma conduite eût été bien étrange pour avoir quelque chose à craindre de la calomnie. Si quelqu’un s’est jamais conduit, reprit-il, de manière à ne pas la craindre, c’est assurément miss Beverley ; mais quoique parfaitement en sûreté, par la connaissance que le public a de votre innocence, il est d’autres attaques presque aussi dangereuses, que personne ne peut éviter, et dont la sensibilité de votre cœur ne vous rendrait que plus susceptible : le ridicule est une arme dont on fera usage ; et quoique votre innocence et votre réputation n’ayent rien à en redouter, il peut par ses atteintes troubler votre tranquillité.

Frappée d’une vérité qu’il lui était impossible de démentir, Cécile soupirait sans parler. M. Delvile a raison, dit madame Charlton ; et quoique votre projet, ma chère Cécile, fût véritablement juste et convenable, à votre départ du Bury, il cesse de l’être dès que le motif de votre voyage peut être connu. Delvile se voyant appuyé d’une pareille autorité, répéta tout ce qu’il avait déjà dit, et d’une manière si pressante, que ses raisons en acquirent une nouvelle force.

Cécile, troublée, incertaine, se promenait dans la chambre, délibérait, et après bien des réflexions était encore plus embarrassée que jamais. Delvile lui représenta pour lors avec tant d’énergie les mortifications qui suivraient nécessairement ce changement de résolution, qu’incertaine, épouvantée, et craignant que la rupture de ce mariage ne lui fût plus nuisible que sa conclusion, elle n’opposa plus rien à ses raisons, et se contenta de le presser de se retirer. Je pars, s’écria-t-il, je pars dans le moment ! Promettez-moi seulement de penser à ce que je viens de vous dire. Ne me renvoyez pas à votre lettre ; mais daignez prononcer vous-même mon arrêt, et l’adoucir, s’il est possible. Elle y consentit tacitement ; et Delvile qui se recommanda à la protection de madame Charlton, prit congé de Cécile. Je m’en vais, lui dit-il, quoiqu’il me reste encore mille choses à vous dire. Ma situation est cruelle ; mais si je ne devais votre consentement qu’à mes sollicitations, je me croirais encore plus à plaindre. Adieu ; je vous abandonne donc à vos réflexions. Adieu, ma chère Cécile, ma chère amie ; et baisant sa main avec tendresse, il s’arrache d’auprès d’elle.

Cécile, sensible à la fatigue qu’elle avait occasionnée à sa vieille amie, l’obligea de se coucher, et destina le reste de la nuit aux réflexions. Elle se trouvait encore une fois maîtresse absolue de sa destinée ; mais cette liberté qu’elle avait tant désirée, devenait pour elle le plus pesant fardeau ; elle aurait préféré d’être contrainte plutôt que conseillée. Elle devenait responsable non-seulement au public, mais encore à elle-même, de toute sa conduite, et la crainte de mécontenter l’un ou l’autre lui rendait son indépendance pénible. Quoique la félicité ou le malheur de sa vie dépendîssent de sa décision, ce n’était cependant point le premier objet de ses réflexions ; elle regardait le consentement qu’elle avait donné à un mariage clandestin comme une tache éternelle faite à sa réputation. Mais la publicité de ce consentement, soit qu’elle se rétractât, soit qu’elle remplît ses engagements, ne pouvait que lui nuire dans l’opinion publique, et l’amertume de ses regrets pour cette faiblesse, lui faisait croire que le bonheur n’était plus fait pour elle.

Elle passa le reste de la nuit sans pouvoir prendre aucun parti. Le matin il fallait absolument se déterminer. Elle s’occupa enfin à peser les inconvénients qui résulteraient de son refus, ou de son union avec Delvile. En lui donnant sa main, elle s’exposait au mécontentement de ses parents, et, ce qui l’affectait encore davantage, à l’indignation de sa mère : il est vrai que c’était le seul obstacle important qui s’y opposât. En le refusant, elle devenait le but des plaisanteries du public, des sarcasmes des indifférents, et des remontrances de ses amis ; elle risquait de fournir matière au ridicule, peut-être même à la calomnie, et se voyait au moins l’objet de la curiosité, supposé qu’elle ne devînt pas celui du mépris. Les inconvénients qu’entraînerait son mariage, quoiqu’affligeants, étaient donc moins désagréables que ceux qui en suivraient la rupture. Enfin, après avoir pesé le pour et le contre autant que le trouble de son esprit put le lui permettre, elle en conclut que renoncer à épouser Delvile, après tout ce qui s’était passé, serait s’attirer des chagrins que rien ne compenserait ; tandis qu’en l’acceptant, si elle s’attirait des reproches, il lui resterait encore un rayon d’espérance, et peut-être l’expectative de jours plus heureux. Elle résolut donc de remplir ses engagements.