Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (5p. 67-88).



CHAPITRE II.

Événement.


Cécile était encore si agitée et si inquiète au moment où Delvile revint le lendemain, qu’il ne s’informa qu’en tremblant du parti qu’elle avait pris ; mais elle était trop au-dessus de tout artifice pour le tenir en suspens un seul instant après s’être décidée elle-même. Vous croirez peut-être, lui dit-elle, qu’il y a eu du caprice dans ma conduite ; mais vous ne m’en accuseriez pas, si vous pouviez connaître combien de scrupules, combien de répugnances il m’a fallu surmonter. Dans cet instant même où je vous annonce mon consentement, je suis si inquiète sur les conséquences de notre union, que je ne verrais pas sans surprise que vous hésitassiez vous-même à l’accomplir. — Vous n’hésitez donc plus ? s’écria-t-il, respirant à peine. Est-il possible, ô ma Cécile !… Se pourrait-il que vous m’eussiez exaucé ! Hélas, répondit-elle, que vous avez peu de raison de vous en réjouir, et que le don que vous recevrez est triste et peu satisfaisant. Avant de me l’accorder, s’écria-t-il d’une voix qui exprimait en même temps la joie et la crainte dont il était agité, dites-moi si j’ai personnellement donné lieu à quelque incertitude ; j’aimerais encore mieux renoncer au bonheur de vous posséder, que de ne le devoir qu’à mes sollicitations. — Votre fierté, répondit-elle en souriant, a peut-être raison de s’alarmer ; mais mon intention n’est point de lui en fournir le moindre sujet. Non, c’est avec moi seule que je suis en contradiction ; c’est de ma faiblesse et de mon peu de jugement que je me plains ; j’ai en vous toute la confiance que m’inspire l’idée avantageuse que je me suis formée de votre honneur et de votre probité.

C’en fut assez pour transporter de joie le cœur sensible de Delvile ; il était alors presque aussi heureux qu’il avait été tourmenté auparavant, et il exprima sa reconnaissance avec tant de vivacité, que Cécile réconciliée avec elle-même ne put s’empêcher de partager sa satisfaction. Elle le quitta dès qu’il lui fut possible, pour faire part à madame Charlton de ce qui venait de se passer, et l’aider à s’habiller, afin qu’elle pût l’accompagner à l’église. Delvile se hâta d’aller joindre sa nouvelle connaissance, l’avocat Singleton, pour le prier de remplacer monsieur Monckton dans la cérémonie.

Ces préparatifs se firent avec la plus grande promptitude ; et pour éviter le moindre air de cortège, ils convinrent qu’ils se rendraient, chacun de leur côté, à l’église, où, malgré le desir qu’ils avaient que leur mariage restât secret, ils avaient résolu que la cérémonie se ferait, leur délicatesse ne permettant pas qu’ils fissent choix d’un lieu moins public. Lorsque les deux voitures qui devaient y transporter les dames arrivèrent, Cécile trembla, et parut balancer. La grandeur de l’entreprise, dont allait dépendre son bonheur, le secret qu’elle ne gardait qu’à regret, les reproches de madame Delvile auxquels elles s’attendait, le peu de délicatesse de la démarche qu’elle était sur le point de faire, toutes ces considérations la tourmentaient si cruellement, qu’au moment où l’on vint l’avertir qu’il était temps de partir, sa fermeté chancela de nouveau, et elle aurait presque souhaité n’avoir jamais connu Delvile. Elle différa encore pour se livrer toute entière à ses tristes réflexions.

La bonne madame Charlton essaya en vain de la rassurer ; une horreur soudaine s’était emparée de ses esprits épuisés par de longs combats. L’inquiétude qu’avait éprouvée Delvile en voyant qu’elle n’arrivait point à l’heure convenue, fit place à l’étonnement, et il la surprit dans cette situation. Il lui en demanda la cause avec autant de crainte que de tendresse. Ah ! mon cher Delvile, s’écria-t-elle en soupirant, quelle n’est pas notre faiblesse, lorsque nous ne sommes point rassurés par notre propre estime ! Combien nous sommes inconséquents, variables, lorsque le courage n’est plus soutenu par le devoir !

Delvile, un peu plus tranquille en voyant que sa douleur ne provenait d’aucune nouvelle cause, lui reprocha avec ménagement qu’elle manquait à sa promesse, et la pria sérieusement de ne pas différer plus long-temps à s’en acquitter. Le ministre, ajouta-t-il, nous attend ; je l’ai laissé avec monsieur Singleton ; vous n’avez plus rien à opposer ; il ne s’est élevé aucun nouvel obstacle ; pourquoi donc nous tourmenter à discuter les anciens, que nous avons déjà mûrement examinés ? Tranquillisez-vous, je vous en conjure ; et si la plus vive tendresse, l’estime la plus sincère et l’admiration la plus vraie sont capables d’adoucir vos peines et d’assurer votre tranquillité, chaque anniversaire de cet heureux jour récompensera ma Cécile, et lui fera oublier les tourments qu’elle éprouve dans ce moment.

Cécile un peu honteuse, et voyant qu’en effet elle n’avait rien de nouveau à alléguer, fit un effort sur elle-même, et promit de le suivre. Il ne voulut cependant point la perdre de vue, et il la pria de lui permettre de l’accompagner. Cécile eut à peine le temps de respirer avant de se trouver à la porte de l’église de… En y arrivant, Delvile la remit à M. Singleton, qui lui donna la main pour la conduire à l’autel.

La cérémonie commencée, Cécile ne pensa plus qu’à s’en occuper ; elle mit toute son attention à la liturgie, et l’écouta avec beaucoup de respect. Contente de l’époux qui lui tombait en partage, elle ne fut point effrayée des engagements qu’elle prenait avec lui ; mais lorsque le ministre en vint à cette injonction solemnelle : S’il y a quelqu’un dans cette assemblée qui sache quelque chose qui doive empêcher ce mariage, qu’il parle maintenant, ou se taise pour jamais ; on entendit à quelque distance une voix de femme qui s’écria : Je m’y oppose !

La cérémonie fut interrompue. Le ministre étonné, ferma sur le champ son livre, et regarda les prétendus époux. Delvile frémit, et chercha à découvrir le lieu d’où était partie cette voix. Cécile hors d’elle-même, et saisie d’horreur, fit un cri, et tomba sur madame Charlton. La consternation devint générale, ainsi que le silence ; tous les yeux étaient tournés du côté d’où la voix était partie : on vit alors une femme sortir avec précipitation d’un des bancs, se glisser dans la foule, gagner la porte, et disparaître avec la promptitude de l’éclair. Ils étaient tous immobiles, les yeux fixés sur l’endroit où ils avaient perdu cette femme de vue. — Delvile s’écria enfin : Qu’est-ce que cela signifie ? — Connaîtriez-vous cette femme ? lui demanda le ministre. — Non, M., je n’ai pas même pu l’envisager. — Ni vous, mademoiselle ? dit-il en s’adressant à Cécile. — Non, monsieur, répondit-elle d’une voix si faible, qu’à peine ces deux mots purent-ils être entendus. Elle changeait si souvent de couleur, que Delvile craignant qu’elle ne s’évanouît, vola à son secours, en s’écriant : Permettez que je vous soutiène ! Mais Cécile lui tourna le dos ; et continuant à s’appuyer sur madame Charlton, elle s’éloigna de l’autel. — Où voulez-vous aller ! s’écria Delvile en la suivant, où voulez-vous aller ? — Elle ne lui fit point de réponse, et continua de s’éloigner.

Pourquoi, monsieur, avez-vous suspendu la cérémonie ? s’écria Delvile avec impatience en s’adressant au ministre. Après une pareille opposition, monsieur, repliqua-t-il, je ne pouvais faire autrement. Elle ne mérite aucune attention, reprit-il ; nous ne connaissons ni l’un ni l’autre cette femme, qui ne saurait avoir le droit d’en former aucune. Et suivant après cela Cécile avec encore plus d’inquiétude : pourquoi, continua-t-il, vous éloigner ?… Pourquoi laisser la cérémonie imparfaite ?… Madame Charlton, que voulez-vous faire ?… Cécile, revenez, je vous en supplie, et terminons. Cécile, par un signe expressif, lui défendit de s’approcher, et s’éloignait en silence, quoiqu’elle eût beaucoup de peine à marcher, ainsi que madame Charlton.

Ceci devient inconcevable ! s’écria Delvile avec vivacité. Revenez, je vous en conjure !… ma Cécile… ma femme !… quoi, c’est vous qui m’abandonnez ainsi ?… Revenez, je vous en supplie, et recevez mes vœux les plus solemnels !… Madame Charlton, ramenez-la… Cécile, au nom de Dieu ne m’abandonnez pas !… Il voulut essayer de prendre sa main ; mais elle la retira, et parut redouter qu’il ne la touchât. Elle lui dit d’un ton ferme, quoique très-bas : oui, monsieur, je le dois !… Une opposition telle que celle qu’on vient de former !… Je ne voudrais pas pour le monde entier… Elle fit alors de nouveaux efforts pour doubler le pas. Où est cette abominable femme, s’écria Delvile ne se possédant plus, cette malheureuse qui s’est fait un plaisir de me désespérer ! Et sortant précipitamment de l’église, il courut la chercher.

Le ministre et M. Singleton, qui, jusqu’alors, s’étaient contentés d’être simples spectateurs, et n’avaient encore manifesté que leur surprise, crurent devoir offrir leurs services à Cécile. Elle les refusa pour elle-même, mais les accepta avec reconnaissance pour madame Charlton qui, extrêmement frappée de tout ce qui s’était passé, en avait presqu’entièrement perdu ses forces. Monsieur Singleton proposa d’envoyer chercher une voiture : elle y consentit, et ils attendirent à l’entrée de l’église, qu’elle fût arrivée.

Le ministre fit appeler la personne qui ouvrait les bancs, et lui demanda si elle avait quelque connaissance de la femme qui avait commis ce scandale, qui elle était, et comment elle s’était trouvée là. Elle répondit qu’elle ne savait absolument point qui elle pouvait être ; qu’elle était venue assister aux prières du matin ; et qu’après le service, elle s’était vraisemblablement cachée dans un des bancs fermés, puisqu’elle ne l’avait point apperçue, et qu’elle avait cru que tout le monde était sorti.

La voiture étant arrivée, on aidait madame Charlton à y monter, lorsque Delvile revint. Mes recherches, mes questions ont été vaines ; je n’ai pu découvrir ce qu’est devenue cette malheureuse femme, ni apprendre la moindre chose à son sujet… Mais qu’est-ce que c’est que tout ceci ? Où prétendez-vous aller ?… Pourquoi ce carrosse ?… Madame Charlton, qu’en voulez-vous faire ?… Cécile quelle est votre intention ? Cécile, gardant le silence, tourna la tête d’un autre côté ; son trouble et sa consternation lui avaient ôté la force de parler, tandis que la surprise et la terreur la privaient même du soulagement que les larmes lui auraient procuré. Elle croyait Delvile blâmable, sans savoir pourtant de quoi, et le doute de ce qui lui restait encore à craindre ne servait qu’à la tourmenter plus cruellement. Elle allait monter dans la voiture, lorsque Delvile, qui ne pouvait ni supporter son mécontentement, ni souffrir qu’elle partît, saisit une de ses mains, malgré les efforts qu’elle fit pour la dégager, et s’écria : Vous êtes à moi, vous êtes ma femme !… Je ne veux plus me séparer de vous. Allez où vous voudrez, je vous suivrai, et ne cesserai de réclamer mes droits ! Ne m’arrêtez pas, lui repartit-elle impatientée et d’une voix faible ; je suis malade, je me sens mal… Si vous me retenez plus long-temps, je ne pourrai plus me soutenir. Eh bien, appuyez-vous sur moi jusqu’à ce que la cérémonie soit finie… Vous me mettez au désespoir ; j’en perdrai la raison, si vous me quittez aussi cruellement.

Le peuple commençait à s’attrouper, et les mots d’époux et d’épouse parvinrent aux oreilles de Cécile, qui mourant de honte, de crainte et de douleur, lui dit : Vous voulez donc absolument me tourmenter ? Et retirant sa main, qu’il n’osa plus retenir, elle s’élança dans la voiture. Delvile y entra cependant après elle, et d’un air d’autorité ordonna au cocher de les conduire dans Pall-Mall ; il leva ensuite les glaces, et regarda fièrement la populace.

Cécile n’eut ni le courage ni la force de lui résister ; mais choquée de son trop de vivacité, et offensée qu’il eût osé la suivre en public, ses regards exprimaient un ressentiment cent fois plus mortifiant que les reproches qu’elle aurait pu lui faire. Cruelle Cécile ! s’écria-t-il avec passion, quoi, m’abandonner à l’autel même !… renoncer à moi à l’instant où les nœuds les plus sacrés allaient nous unir !… et me traiter avec tant de dédain dans une conjoncture aussi terrible, me mépriser indignement au moment où vous m’abandonnez avec tant d’injustice !… À quelle affreuse scène, lui dit Cécile en se remettant un peu de sa consternation, m’avez-vous exposée ! à quelle honte, à quelle indignité, à quelle horrible disgrâce !

Ô ciel ! s’écria-t-il avec effroi, si le moindre crime, la moindre offense de ma part avaient pu l’occasionner, il n’y aurait pas au monde un malheureux plus coupable que moi ! Mon respect, ma vénération pour vous ont toujours égalé mon affection ; et si je croyais que vous eussiez souffert à cause de moi le moindre outrage, je me haïrais bientôt moi-même autant que vous paraissez m’abhorrer. Mais qu’ai-je fait ? Comment ai-je pu vous irriter ? Par quelle action, par quel crime me suis-je attiré votre haine ?

D’où venait, s’écria-t-elle, cette voix que je crois encore entendre ? Cette opposition ne saurait avoir rapport à moi, puisqu’aucun de ceux qui me connaissent n’a ni le droit ni même le moindre intérêt à souhaiter que ce mariage n’ait pas lieu. Quelle conclusion ! Quoi, vous imagineriez que cette femme aurait des droits sur moi ? le carrosse arriva à leur logement. Delvile aida les dames à descendre. Cécile desirant se dérober à ses importunités, le devança, et monta fort vîte l’escalier, tandis que madame Charlton s’appuyait sur Delvile. Arrivée dans sa chambre, elle ordonna à son laquais de faire venir à l’instant une chaise de poste. Delvile parut piqué à son tour ; mais réprimant sa vivacité, il lui dit d’un ton posé : décidée comme vous l’êtes à me quitter, vous embarrassant peu de ma tranquillité, et doutant de ma sincérité, daignez du moins, avant que nous nous séparions, vous expliquer plus clairement sur l’accusation que vous formez contre moi ; pouvez-vous soupçonner que la malheureuse qui a interrompu la cérémonie, ait jamais reçu les moindres assurances de ma part, qui l’ayent autorisée à une pareille action. J’ignore ce que je dois soupçonner, dit Cécile, dans une affaire aussi obscure ; j’avoue que j’ai peine à croire que les mots qu’elle a prononcés l’ayent été au hasard, ou qu’elle se fût cachée sans dessein. En ce cas, mademoiselle, vous avez raison de me traiter avec mépris, de me bannir sans hésiter, puisqu’il est clair que vous me croyez capable de duplicité, et que vous pensez que je suis mieux informé de cette affaire que je ne paraîs l’être. Vous disiez que je vous rendrais malheureuse… Non, mademoiselle, non, votre destinée ne dépendra jamais d’un homme que vous jugez si peu digne de vous. C’est ce que je ne puis examiner dans ce moment, reprit Cécile en retenant à peine ses larmes… Ce qu’il y a de certain, c’est qu’aucun de nos projets n’a réussi ; et comme le secret qu’ils exigeaient a toujours été opposé à ma raison et à mes principes, je ne saurais me plaindre d’un mauvais succès que j’ai peut-être mérité… Ma chère dame Charlton, la voiture va venir ; préparez-vous, je vous supplie, afin que nous partions aussi-tôt.

Delvile, trop irrité pour continuer la conversation, se promenait dans la chambre, et tâchait de se calmer ; mais il y parvint si peu, que, quoiqu’il eût gardé le silence jusqu’au moment où l’on vint annoncer que la chaise était arrivée, lorsqu’il vit que Cécile s’obstinait à partir, il fut si révolté et si affligé, que joignant les mains, dans un transport de douleur, il s’écria : Cécile, voilà donc l’effet de vos promesses ! Voilà la félicité que vous m’aviez fait espérer ! voilà la récompense de mes tourments, et la manière dont vous remplissez vos engagements !

Cécile, frappée de ces reproches, fit un pas en arrière ; mais tandis qu’elle hésitait, incertaine de ce qu’elle lui répondrait, il continua : Vous êtes insensible à ma douleur et sourde à mes prières ; empressée à m’abandonner et à me condamner, vous ajoutez plutôt foi à de vagues conjectures, qu’à tout ce que vous avez pu connaître de mon caractère et de ma probité ; vous êtes disposée à me croire criminel sans en savoir la raison, sans daigner me dire pourquoi vous êtes si décidée à m’interdire votre présence. L’assurance même que je serais coupable, pourrait à peine me faire autant de tort que le seul soupçon de mon crime.

Irai-je une seconde fois, s’écria Cécile, m’exposer à une pareille scène ! Non, jamais !… Je suis assez punie de ma faute pour ne plus y retomber. Au reste, si je mérite vos reproches, je ne suis plus digne de votre estime, cessez donc de m’en faire. Ah ! s’écria-t-il, montrez au moins que vous êtes sensible à mon infortune : alors je cesserai d’en murmurer ; je m’efforcerai de supporter ma disgrace ; mais m’accabler sans daigner m’honorer d’un regard, percer sans pitié un cœur qui vous est tout dévoué !… Qu’est devenue cette candeur que j’avais toujours crue le partage de Cécile ? Quoi, cette justice, ce discernement, cette équité, qui me paraissait la base de son caractère, n’existent plus ?

Après tout ce qui s’est passé, repartit Cécile, sensiblement touchée de son désespoir, je ne m’attendais point à de pareilles plaintes, et que vous eussiez besoin de nouvelles assurances de ma part ; cependant, s’il ne faut que cela pour vous tranquilliser, et si elles peuvent contribuer à vous rendre notre séparation plus supportable… Non, dit-il en l’interrompant, quand il s’agit de vous perdre, rien au monde ne saurait adoucir ma douleur… N’ayez pour moi, à cet égard, aucune complaisance… conservez toute votre indifférence, toute votre froideur ; continuez à user du pouvoir que vous avez d’inspirer des sentiments que vous ne partagez jamais. Rien ne me sera aussi dur, aussi cruel que de vous entendre parler de séparation : et cependant, repartit-elle, après l’opposition qui ne nous permet plus de penser à l’alliance projetée, comment pourrais-je l’éviter ? Fiez-vous en à ma probité, accordez-moi seulement la confiance que je crois mériter, et alors notre union ne rencontrera plus d’obstacles, et je suis certain que vous n’aurez jamais lieu de vous en repentir. Juste ciel, quelle demande me faites-vous ! C’est bien dans ce cas qu’une confiance aveugle et entière serait une véritable folie. Vous doutez donc de ma probité ? vous me soupçonnez de… — Non, croyez qu’il n’en est rien ; mais dans une affaire de cette importance, quel meilleur guide puis-je choisir que ma propre raison, ma conscience, les notions que j’ai de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas ? Cessez donc de m’affliger par de nouveaux reproches, ne me tourmentez plus par vos sollicitations, puisque je vous déclare solemnellement qu’aucune considération ne pourra m’engager à vous promettre une seconde fois ma main, tant que je craindrai de déplaire à madame Delvile. Adieu. — Vous m’abandonnez donc ? — Ayez de la patience, je vous en conjure, et gardez-vous de me suivre ; le devoir exige que je vous le défende. — Ne pas vous suivre ; et qui aurait le droit de m’en empêcher ? — Moi, monsieur, si vous craignez de m’offenser, et de vous attirer mon indignation. — Alors elle s’avança courageusement vers la porte, madame Charlton ayant déjà, à l’aide des domestiques, gagné l’escalier. Ô tyrannie ! s’écria-t-il, quelle soumission vous exigez de moi !… Me sera-t-il permis de chercher à pénétrer l’affreux mystère de ce matin ? — Assurément. — Et si je parvenais à le découvrir, me permettriez-vous de vous en faire part ? Je ne serai pas fâchée de l’apprendre. Adieu. À peine était-elle parvenue au milieu de l’escalier, que courant précipitamment après elle, et tâchant de l’arrêter, il lui dit : si vous ne me haïssez pas, si vous ne me détestez pas, si je ne vous suis pas odieux et insupportable, ne me quittez pas avec autant de dureté !… Cécile, ma bien-aimée Cécile… daignez me dire un mot. Regardez-moi encore une fois, et daignez me consoler, en m’assurant que notre séparation ne sera pas éternelle.

Cécile tourna la tête ; et quoique ses yeux pleins de larmes prouvassent sa sensibilité, elle lui dit : pourquoi continuez-vous à me tourmenter par des prières auxquelles je ne dois point prêter l’oreille ?… Ne vous ai-je pas suivi à l’autel ? Pourriez-vous avoir le moindre doute sur la façon dont j’ai pensé à votre égard ? — Dont vous avez pensé !… Cécile ne serait-elle donc plus la même ? — Laissez-moi partir, je vous prie, et soyez persuadé qu’il n’y a que la raison qui puisse me décider à vous fuir. Cachez-moi une partie de votre sensibilité, plutôt que de chercher à réveiller la mienne. Hélas, rien ne m’est moins nécessaire !… Ah, Delvile ! si le devoir ne s’opposait pas à notre union ; si elle avait l’approbation de vos parents, vous n’auriez pas sujet de m’accuser d’indifférence ; le choix de mon cœur en serait la gloire, et tout ce que je rougis de sentir actuellement, je me ferais alors un plaisir et un honneur de le publier.

En finissant ces derniers mots, elle s’avança vers la voiture. Delvile la suivit, en lui prodiguant ses remerciements ; et en l’aidant à y monter, il l’assura qu’il lui obéirait scrupuleusement, et ne tenterait même pas de la voir, jusqu’à ce qu’il pût lui donner quelqu’éclaircissement au sujet de ce qui s’était passé à l’église.