Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (5p. 47-52).



CHAPITRE IX.

Tourment.


Nos voyageurs s’arrêtèrent à ***, madame Charlton étant trop fatiguée pour pouvoir aller plus loin sans se reposer ; quoique l’empressement que Cécile avait de joindre Delvile assez tôt pour s’expliquer avec lui, lui fît regretter tous les moments qu’elle perdait en route. Elles étaient prêtes à remonter en voiture, lorsqu’elles furent apperçues par monsieur Morrice qui descendait de cheval au même instant. Il se félicita du bonheur qu’il avait de les rencontrer, comme un homme persuadé qu’on était aussi fort aise de le voir, et se mit tout de suite à parler de la maison de M. Monckton. Ils ont eu toutes les peines du monde à me laisser partir ; mon ami Monckton ne saurait se passer de moi. Oh, j’en suis persuadée, dit Cécile ; elle commanda au postillon d’avancer ; mais avant leur arrivée à la première poste, Morrice les joignit, et se plaça à côté de leur voiture, les priant de remarquer combien il avait fait de diligence pour avoir l’avantage de les escorter. Cet empressement de sa part déplut beaucoup à madame Charlton, accoutumée à recevoir de tout ce qui l’entourait des marques de déférence et de respect, mais Cécile ne pensant qu’à hâter son voyage, était indifférente pour tout ce qui ne la retardait pas.

Ils changèrent encore les uns et les autres de chevaux à la même auberge ; il continua toujours à marcher à côté de leur voiture, et à les entretenir jusqu’au moment où se trouvant à une vingtaine de milles de Londres, sa curiosité fut excitée par le désordre et la confusion qu’il crut appercevoir sur le grand chemin. Il partit en diligence pour en connaître la cause. En approchant du lieu de la scène, il vit nombre de gens à cheval, escortant une chaise qui venait de verser ; et lorsque cet embarras eut obligé le postillon d’arrêter, Cécile entendit la voix de mademoiselle Larolles, et la crainte d’être découverte et retardée lui fit ordonner au cocher d’avancer le plus qu’il pourrait. Celui-ci se préparait à lui obéir ; mais Morrice, galopant après elles, leur cria : Miss Beverley, une des dames dont la voiture vient de verser est de votre connaissance ; je me souviens de l’avoir vue avec vous chez madame Harrel. — Réellement ? repartit Cécile un peu déconcertée ; je me flatte qu’elle n’est point blessée ? — Non, point du tout ; mais la dame qui est avec elle est abîmée ; ne voulez-vous pas les voir ? — Je suis actuellement trop pressée, je ne saurais leur être d’aucun secours ; mais madame Charlton voudra bien, j’espère, leur prêter son laquais, au cas qu’il puisse leur être utile. — La jeune dame souhaite vous parler ; elle vient pour vous joindre, et marche le plus vîte qu’elle peut. — Eh, comment m’aurait-elle reconnue ? s’écria Cécile étonnée, je suis sûre qu’il lui a été impossible de me voir. — Oh ! je vous ai nommée, répondit Morrice d’un air de satisfaction ; je lui ai appris que c’était vous, et que j’étais sûr de vous ratraper bientôt.

Il aurait été inutile de lui témoigner du mécontentement de son trop de zèle ; car, en regardant à travers la portière, elle apperçut mademoiselle Larolles, suivie d’une partie de sa compagnie, qui n’était plus qu’à trois pas de la voiture. — Oh, ma chère amie, s’écria-t-elle, le terrible accident ! Je vous assure que je suis horriblement effrayée ; vous ne sauriez vous en former l’idée. Il est bien heureux pour moi que vous vous trouviez faire la même route. Jamais il n’est rien arrivé de si piquant ; vous ne pouvez vous représenter la chûte que nous avons faite. Comment vous êtes-vous portée, et qu’êtes-vous devenue depuis que je ne vous ai vue ? Je ne saurais vous exprimer combien je suis enchantée de vous retrouver.

Cécile aussi surprise que mortifiée d’une pareille rencontre, sur-tout dans une circonstance où elle cherchait à être inconnue, avait jusqu’alors gardé le silence ; mais reprenant un peu ses esprits, elle fit ses excuses à mademoiselle Larolles et aux personnes qui l’accompagnaient, de ce qu’elle ne restait pas plus long-temps avec elles, des affaires très-instantes l’obligeant de se rendre en diligence à Londres ; cependant madame Charlton, toujours compâtissante, et prête à obliger ceux qui paraissaient être dans l’embarras, ayant appris par M. Morrice qu’une de ces dames avait beaucoup souffert dans sa chûte, voulait s’arrêter pour lui donner quelque secours, et lui offrir même sa voiture ; cette bonté d’âme à laquelle Cécile aurait applaudi dans toute autre circonstance, était pour elle dans ce moment un contre-temps qui la tourmentait ; elle fit sentir à madame Charlton la nécessité indispensable d’être arrivée à Londres le soir même.


Fin du septième livre.