Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (5p. 38-46).



CHAPITRE VIII.

Embarras.


Le jour de la majorité de Cécile arriva dans ces moments d’incertitude et de peine. Les préparatifs que les fermiers de Cécile avaient faits depuis long-temps pour célébrer cet événement, parurent l’intéresser ; elle fit tout ce qu’elle put pour avoir l’air de s’en réjouir. Elle donna un grand dîner à tous ceux qui voulurent s’y trouver, et promit de remédier aux sujets de plaintes de ceux qui prétendaient en avoir ; elle remit plusieurs dettes, et distribua de l’argent, des vivres et des vêtements aux plus pauvres. Ces occupations charitables lui rendirent le temps moins long, et adoucirent un peu ses inquiétudes. Elle continua cependant à habiter la maison de madame Charlton, les ouvriers n’ayant point encore fini les réparations de la sienne.

Malgré tous ses efforts, sa perplexité vers le soir de cette même journée devint presqu’insupportable. Elle avait promis à Delvile de partir le lendemain pour Londres, et il espérait que le jour suivant elle serait sa femme. M. Monckton n’envoyait personne, et ne venait point lui-même : elle ignorait si sa lettre avait été rendue, ou si Delvile ignorait encore le coup dont il était menacé. Le chagrin qu’elle allait lui causer se présentait à son esprit et déchirait son âme. Elle se le représentait indigné, offensé, l’accusant d’inconstance, la soupçonnant peut-être même d’artifice, attribuant son changement à des motifs vains et frivoles, et finissant par la bannir avec mépris de son esprit. Mais bientôt ce tableau changeait à ses yeux, elle ne voyait plus Delvile furieux et déraisonnable ; elle le voyait triste, consterné, désespéré d’avoir été trompé. Il ne lui faisait point de reproche ; mais ses regards étaient plus mortifiants que les expressions les plus dures n’auraient pu l’être.

Ces idées la poursuivaient par-tout, et faisaient couler ses larmes : en vain elle réfléchissait à la noblesse des motifs qui la faisaient agir ; son innocence, dans laquelle elle s’enveloppait, n’était qu’un faible soulagement aux tourments dont elle était la proie.

Le lendemain matin, avant six heures, sa femme-de-chambre se présenta avec la lettre suivante, qu’un exprès venait de lui remettre.


À Miss Beverley.

« Puisse cette lettre être la dernière que miss Beverley reçoive jamais !

» Quelque flatteuse que soit pour moi une pareille espérance, je vous écris cependant avec beaucoup d’inquiétude. On vient de m’apprendre qu’un gentilhomme, que j’imagine, d’après la description qu’on m’en a faite, devoir être M. Monckton, m’a cherché avec une lettre qu’il paraissait très-pressé de me remettre.

» Peut-être cette lettre est-elle de miss Beverley ; peut-être contient-elle des instructions auxquelles il faudrait se conformer sans perdre de temps. Si je pouvais deviner ce qu’elles exigent, avec quel empressement ne chercherais-je pas d’avance à m’y conformer. Il ne sera pas trop tard, j’espère, de recevoir vos ordres samedi, alors tous ceux que vous jugerez à propos de me donner, seront exécutés avec reconnaissance, avec zèle et délices.

» C’est en vain que j’ai cherché Belfield ; il a quitté mylord Vannelt, et personne ne sait ce qu’il est devenu. Il a donc fallu me confier à un étranger pour dresser le contrat ; c’est un homme dont on m’a rendu un excellent témoignage ; d’ailleurs, l’intervalle sera trop court pour qu’on ait le temps de tenter sa discrétion. J’emploierai toute la journée de demain, vendredi, à chercher M. Monkton ; j’ai tout le loisir nécessaire pour cela, mes soins ayant si bien réussi que tout est prêt.

» J’ai vu un logement dans Pall-Mall qui m’a paru commode : je crois qu’il vous conviendra ; faites-vous précéder par un domestique, pour qu’il s’en assure. Si, lorsque vous serez arrivée, je prenais la liberté de vous y aller voir, n’en soyez, je vous supplie, ni fâchée, ni alarmée. J’userai de toutes les précautions possibles pour n’être ni vu ni reconnu ; je ne resterai que trois minutes avec vous. L’exprès qui vous porte ma lettre, ignore de qui elle vient ; je n’ai pas voulu qu’il pût me nommer aux domestiques de votre maison ; d’ailleurs, à peine aurait-il le temps de revenir à Londres avant vous. Oui, trop aimable Cécile, j’espère qu’à l’instant où vous recevrez cette lettre, vous monterez dans la voiture qui doit m’amener l’objet destiné à faire le bonheur de tous les instants de ma vie. Puisse celle à qui j’en serai redevable en éprouver une partie, et alors il n’y aura rien d’aussi pur, d’aussi parfait que la félicité de

Mortimer Delvile.


Le trouble de Cécile à la lecture de cette lettre fut extrême ; elle vit que M. Monckton n’avait point réussi. La résolution héroïque qu’elle avait formée n’avait abouti à rien, et les choses étaient encore moins avancées qu’auparavant. Il était impossible d’écrire à Delvile, puisqu’elle ne savait où le trouver ; lui manquer de parole, précisément au dernier moment, lui paraissait trop cruel, et elle ne pouvait s’y résoudre ; elle pensa cependant d’abord à envoyer quelqu’un à Londres, qui arriverait à l’entrée de la nuit, et lui remettrait une lettre de sa part : mais la difficulté de savoir qui elle pourrait charger d’une pareille commission, et l’incertitude qu’on pût le trouver, supposé qu’il eût pris ses mesures pour n’être pas connu, rendaient cet expédient trop périlleux, et l’empêchèrent d’y avoir recours. Un seul se présenta à son esprit ; et quoiqu’elle en prévît tous les inconvénients, elle crut qu’il était l’unique dans cette circonstance. Cet expédient était de se rendre à Londres, de consentir à l’entrevue qu’il lui avait proposée dans Pall-Mall ; et alors, après lui avoir exposé ses doutes, avoué l’inquiétude qu’ils lui causaient, de piquer à la fois sa générosité et sa fierté, en le déliant des engagements qu’il avait pris avec elle. Il lui restait fort peu de temps pour délibérer : son plan fut presqu’aussi-tôt adopté que formé ; et tous les instants étant précieux, elle fut obligée de reveiller madame Charlton, pour lui communiquer la lettre de Delvile et la nouvelle résolution qu’elle venait de prendre.

Madame Charlton n’ayant d’autre desir que celui de contribuer au bonheur de sa jeune amie, consentit à ce voyage, et lui promit affectueusement de l’accompagner. Quoique Cécile craignît pour elle la fatigue du voyage, elle sentait trop combien sa présence lui était nécessaire, pour hésiter à profiter de ses bontés. On fit venir une chaise et des chevaux de poste, et elles se mirent en route, escortées par deux laquais à cheval.

À peine étaient-elles éloignées de deux milles qu’elles rencontrèrent M. Monckton qui se rendait en diligence chez elles. Étonné et alarmé d’une rencontre à laquelle il s’attendait si peu, il arrêta la voiture pour s’informer où elles allaient. Cécile, sans répondre à sa question, lui demanda si sa lettre avait été remise. Je n’ai pas pu, répliqua M. Monckton, la remettre à un homme qu’il était impossible de trouver ; j’étais actuellement en chemin pour aller vous apprendre que toutes mes recherches avaient été inutiles, et vous dire que votre voyage, supposé que vous n’eussiez pas d’autre but, ne servirait à rien, puisque j’ai laissé votre lettre aux gens de la maison où vous m’aviez dit que vous deviez vous rencontrer demain matin, et où il est certain qu’elle lui sera exactement remise. En vérité, monsieur, s’écria Cécile, demain matin serait trop tard ; l’équité, la conscience, la décence même, tout me dit que j’ai trop attendu ; il est indispensable que je me rende à Londres. Cependant, ne croyez pas que ce voyage soit une preuve du peu de cas que je fais de vos conseils ; je ne l’entreprends, au contraire, que pour mieux m’y conformer ; et pour qu’on ne puisse pas me soupçonner d’artifice ou de fausseté. M. Monckton, atterré et confondu, ne répondit rien jusqu’à ce que Cécile eût ordonné au postillon de poursuivre. Il cria pour lors d’arrêter, et lui fit les plus vives remontrances ; mais Cécile, inébranlable toutes les fois qu’elle croyait avoir raison, lui dit qu’il était trop tard pour changer son plan ; et réitérant ses ordres au postillon, elle oublia bientôt toutes les objections qu’on venait de lui faire.