Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 81-99).



CHAPITRE VIII.

Attaque.


Cécile parut assez tranquille au dîner, à l’aide de mylord Ernolf, qui se trouvait trop heureux qu’elle voulût bien s’occuper un peu de lui. Mylord Derfort à son tour, encouragé par son père, tâchait d’attirer à lui une partie de son attention ; mais il fut trompé dans son attente. Supérieure aux petites ruses que la coquetterie met en pratique, elle eut soin de lui faire sentir qu’il ne pouvait jamais espérer de la décider en sa faveur.

À l’heure du thé, s’étant tous réunis une seconde fois, leur conversation ne roula que sur le voyage de Mortimer ; on décida qu’il partirait le lendemain matin de très-bonne heure, et comme il faisait chaud, qu’il se reposerait au milieu du jour ; car on ne pouvait pousser trop loin les soins et les attentions que l’on avait pour ce seul rejetton de la famille.

Milady Pemberton s’approchant de Cécile, lui dit à l’oreille : Je crois, miss Beverley, que vous vous leverez demain au moment où l’alouette chantera, et cela pour votre santé : vous savez que rien ne vous convient mieux que de vous lever matin. Cécile feignant de ne pas saisir le sens de ces paroles, lui répondit qu’elle se lèverait à son heure ordinaire, et fit semblant de ne pas entendre ce que cela voulait dire ; à la vérité elle mit une certaine aigreur dans la réponse qui aurait pu la trahir, mais les choses en restèrent là. Milady Pemberton s’approchant d’une fenêtre fit signe à mylord Derfort de la suivre ; Cécile entendit qu’elle lui disait : eh bien, mylord, votre lettre est-elle écrite ? L’avez-vous fait remettre ? Miss Beverley sera enchantée d’une pareille galanterie. Non, mademoiselle, répondit ce simple et trop crédule gentilhomme, je ne l’ai pas encore envoyée ; je n’ai encore fait que le brouillon. Oh ! mylord, s’écria-t-elle, c’est précisément ce qu’il faut envoyer : le brouillon d’un cartel est préférable à celui que vous auriez mis au net ; il paraît écrit dans un moment de vivacité. Je suis enchantée que vous m’en ayez parlé.

Cécile les ayant joints, dit : Je voudrais bien savoir quelle est la méchanceté dont milady s’occupe dans ce moment. Nous devons tous nous bien tenir sur nos gardes, mylord ; car soyez sûr que pour peu que cela puisse contribuer à l’amuser, elle ne nous épargnera pas. Pourquoi, je vous prie, venez-vous vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ? s’écria milady, et elle ajouta à voix basse : Que craignez-vous ? Croyez-vous que Mortimer ne sera pas capable de faire ce qu’il voudra d’un pauvre idiot comme celui-là. — Je ne crois ni ne suppose rien à cet égard. — Eh bien donc, dit-elle tout bas, ne me contrariez pas dans mes plaisirs ; je respecte les vôtres. Mylord Derfort ! Mademoiselle, ajouta-t-elle tout haut, vient de me dire à l’oreille, que si vous exécutiez votre projet, il lui serait impossible de vous résister. J’espère que mylord Derfort, reprit Cécile en riant, vous connaît trop bien pour ajouter foi à ce que vous dites. Parfaitement bien, s’écria-t-elle. Je vois que vous êtes décidée à me piquer : si vous renversez mes projets, je renverserai les vôtres, et je ferai part à un certain gentilhomme des terreurs que vous éprouvez à son occasion.

Cécile, à ces mots, la pria très-sérieusement de ne pas pousser les choses plus loin ; mais sa frayeur ne servit qu’à faire rire milady, et de l’air du monde le plus malicieux, elle s’écria : M. Mortimer, faites-moi le plaisir de venir ici. Il lui obéit sur le champ, dans l’incertitude de ce que cette étourdie allait dire ; Cécile dans ce moment aurait desiré se trouver à vingt milles de là. J’ai une chose, continua milady, de la plus grande importance à vous communiquer. Nous venons de former un plan admirable en votre faveur ; si je vous en fais part, promettez-vous de vous laisser guider par nous ? Oh, certainement ! s’écria-t-il ; si vous en doutiez, ce serait me faire tort. — Eh bien donc… Mademoiselle Beverley, auriez-vous quelque objection à proposer qui m’empêchât de poursuivre ? Aucune, répondit Cécile, qui eut l’esprit de sentir que l’opposition dans un pareil cas ne ferait que prêter au ridicule. Eh bien, continua-t-elle, il faut donc vous dire que nous sommes unanimement d’avis, qu’aussi-tôt que vous serez en possession de votre bien, vous fassiez de grands changements à cet antique manoir.

Cécile l’aurait embrassée de bon cœur, pour lui témoigner sa reconnoissance, et Mortimer, persuadé que tout ce badinage était de son invention, promit d’être soumis à ses volontés, et la pria de lui continuer ses conseils, assurant qu’il ne pourrait du moins avoir un plus charmant architecte.

Ce que nous proposons, dit-elle, peut s’effectuer avec la plus grande facilité ; il s’agit seulement d’enlever ces vieilles fenêtres, et de leur substituer des grilles de fer bien épaisses, et transformer par ce moyen cet antique château en une prison. Mortimer rit de tout son cœur d’une pareille idée ; mais malheureusement son père l’ayant aussi entendue, fut fort irrité de la manière indécente avec laquelle on traitait ses nobles ayeux et cet antique manoir.

Pour éviter tout l’importun bavardage de M. Delvile, milady entraîna Cécile à la promenade, où elles apperçurent bientôt mylord Derfort qui s’empressa de venir les joindre.

Miss Beverley, s’écria-t-elle, voici votre soupirant : je ne me promènerai plus avec vous que jusqu’à ce grand chêne, où l’obligeant à se prosterner à vos pieds, je vous laisserai ensuite seuls. Vous êtes trop bonne, milady ; je vous suis obligée de m’avoir prévenue de votre dessein, puisque cela me mettra en état de vous éviter cette peine. Elle retourna précipitamment en arrière, et passant devant mylord Derfort, qui continua à s’avancer vers milady Pemberton, elle se rendit au château. En entrant dans la salle, elle trouva qu’il n’y avait plus personne que Delvile qui se promenait, en tenant ses tablettes sur lesquelles il venait d’écrire. La honte et la surprise que Cécile éprouva à sa vue, la firent reculer sans s’en appercevoir. Elle pensait à se retirer quand celui-ci, s’approchant tout-à-coup de la porte, lui cria d’un ton de reproche : Quoi ! vous ne voulez pas même entrer dans une chambre où je me trouve ? Pardonnez-moi, repliqua-t-elle, je craignais de vous déranger. Non, mademoiselle, répondit-il gravement ; vous êtes la seule personne qui ne puisse me déranger : je m’occupais à tracer le brouillon d’une lettre que je vous destinais. Je n’aurais pas pensé à vous écrire, si vous eussiez daigné m’accorder l’entrevue que j’avais pris la liberté de solliciter.

Cécile extrêmement confuse d’une pareille ouverture, ne savait si elle devait s’arrêter ou s’éloigner ; mais voyant qu’il continuait la conversation, elle crut qu’il ne convenait pas de le quitter dans ce moment.

Je serais au désespoir de partir, mademoiselle, et d’emporter avec moi la certitude de vous avoir déplu, sans avoir cherché à justifier ma conduite : faut-il donc que j’achève ma lettre, ou daignerez-vous enfin me faire la grace de m’entendre ? Je ne veux que vous expliquer ce qu’il y a de mystérieux dans ma conduite, et vous demander pardon pour ce qui a pu vous paraître condamnable.

Cécile un peu revenue de sa première émotion, et piquée du calme avec lequel il lui parlait, ne s’opposa plus à ce qu’il exigeait ; et lui laissant fermer les portes, elle s’assit près d’une fenêtre, décidée à écouter patiemment une explication si long-temps attendue. Les précautions cependant qu’il avait prises pour n’être pas entendu, et l’attention que Cécile semblait lui promettre, parurent le déconcerter un peu. Rien de tel que de faire bonne contenance à quelqu’un qui cherche à se rendre maître de vos pensées. Il dit enfin, après avoir beaucoup hésité ; cette bonté de votre part, mademoiselle, mérite de la mienne la plus vive reconnaissance ; j’avais peu de droit, et encore moins de raison de l’espérer, après la sévérité que vous m’avez témoignée….. En prononçant le mot de sévérité, sa fierté blessée lui rendit tout son courage, et il continua avec autant de fermeté qu’il en avait montré en commençant. Je ne me plaindrai point de cette sévérité : au contraire, dans une situation telle que la mienne, c’est peut-être la plus grande faveur que vous puissiez me faire. Il est certain qu’elle m’a procuré des consolations plus efficaces que celles que la philosophie, les réflexions ou le courage auraient pu m’offrir. Elle m’a prouvé l’inutilité qu’il y aurait à me plaindre des obstacles que la destinée a mis au succès de mes vœux, en me faisant voir que, s’ils n’eussent pas existé, j’en aurais rencontré d’autres non moins insurmontables. Je me suis donc décidé, après des efforts pénibles, à me refuser même la douceur dangereuse de votre société, et c’est par l’absence et les voyages que je veux oublier, s’il est possible, le plaisir qu’elle m’a fait éprouver. Cette tâche, monsieur, s’écria Cécile, vous sera facile : puisse le rétablissement de votre santé ne pas rencontrer de plus grands obstacles. Ah, mademoiselle, répartit-il avec un souris forcé et d’un air de reproche, on plaint faiblement les maux qu’on n’a jamais éprouvés. Je ne prétends ni offenser votre délicatesse, ni douter de votre sensibilité naturelle en ma faveur, non, ce ne sont point de pareils motifs qui m’ont porté à vous demander ce moment d’audience, mais uniquement le desir, avant de m’arracher de ces lieux, de vous offrir mon cœur, et de vous découvrir toutes mes pensées. Il s’arrêta un instant ; et Cécile voyant qu’elle ne s’était pas trompée en regardant cette entrevue comme la dernière, réfléchit qu’elle serait courte, et rappela toutes ses forces pour la soutenir avec courage.

Long-temps avant que j’eusse l’honneur de vous voir, votre caractère et vos perfections m’étaient connus. M. Biddulph de Suffolk, le premier des amis que j’ai fait à l’université d’Oxford, et avec lequel mes liaisons subsistent encore, s’était apperçu de bonne heure, de tout ce que vous promettiez ; ses lettres étaient pleines de vos éloges. Il m’avait avoué son penchant pour vous, et le peu de succès de ses démarches pour vous obtenir…… Hélas ! je pourrais, à mon tour, lui faire le même aveu. M. Biddulph, ainsi que plusieurs autres gentilshommes du voisinage, avait en effet recherché Cécile ; il avait fait des ouvertures au doyen qui, de l’avis et à la prière de sa nièce, les avait rejettées.

Lorsque M. Harrel reçut des masques chez lui, continua Delvile, la curiosité de voir une personne dont on disait tant de bien, m’y conduisit ; à votre habillement, je n’eus aucune peine à vous distinguer….. Ah, miss Beverley ! je n’oserais vous exprimer tout ce que j’éprouvai alors. L’exemple de mon ami se présenta à mon souvenir, et je sentis qu’il ne me restait d’autre parti que la fuite, connaissant sur-tout la clause du testament de votre oncle, et la manière de penser de mon père.

Enfin donc, pensa Cécile, toute incertitude cesse….. Le changement de nom est l’obstacle qui le gêne, comme s’il était impossible de faire entendre raison à son père sur un pareil article. Il a hérité de la fierté de sa famille….. Eh bien, je l’abandonne sans regret à cette même famille.

J’ignorais encore, reprit-il, toute la vivacité avec laquelle je révérais vos vertus jusqu’au moment où vous daignâtes me parler en faveur de M. Belfield…. Mais il est inutile que je rappèle ici les sensations que j’éprouvai dans ce moment…. Elles étaient bien différentes de ce que je sentis, lorsque vous m’eûtes appris que les bruits concernant le chevalier Floyer étaient aussi peu fondés que ceux qu’on avait répandus sur M. Belfield. Oh ! quelle ne fut pas mon agitation, lorsque je vous sus libre, lorsque…. Le désordre de mes sens ne découvrit que trop l’erreur que j’avais nourrie…. Cécile alors, se levant à moitié, et se rasseyant ensuite, parut pressée de s’en aller. Pardonnez, mademoiselle, s’écria-t-il, j’aurai bientôt fini. Je vous ai retracé mes sentiments et mes peines ; je vais me hâter, autant pour moi que pour vous, de vous exposer les raisons qui m’ont porté à rompre le silence. Dès le moment que ma malheureuse passion m’a été connue, j’ai pesé et senti le danger qu’il y aurait à m’y abandonner, et j’ai trouvé qu’outre l’incertitude du succès, il y aurait même de l’inconvénient à vouloir le tenter. Mon honneur est attaché à celui de ma famille. Ce qui, pour un autre, serait un faible obstacle, deviendrait chez moi un crime impardonnable ; et cependant tant de motifs réunis en faveur d’un objet contre lequel on ne peut former qu’une seule objection !….. Tandis que la vertu, la beauté, l’éducation, la naissance, sont sans reproche….. Ô trop fatale condition ! qui me défend d’aspirer à la plus excellente des femmes, sans commettre une action qui me dégraderait à jamais aux yeux de tous mes parents !

Il s’arrêta, son émotion l’empêchant de continuer, et Cécile se leva. Je vois, mademoiselle, votre empressement à me fuir. Je vous dirai donc, pour finir, que je pris le parti de vous éviter, de tâcher de vous oublier. Je me suis bien promis de cacher à tout le monde, et sur-tout à vous-même, la passion malheureuse dont j’étais dévoré ; et si ma prudence et mes soins, pour cet effet, n’ont pu résister quelquefois à la surprise, au premier mouvement, je n’ai cédé que pour le moment, et je crois que personne ne s’en est apperçu. J’ai soutenu avec décence et avec fermeté ce silence et cette privation jusqu’à l’orage où je crus vous voir en péril ; alors, n’étant plus sur mes gardes ; mon amour se réveilla, et la tendresse triompha…… Eh bien, monsieur, s’écria Cécile avec humeur, à quel propos me dites-vous tout cela ? Hélas ! je n’en sais rien, répondit-il avec un profond soupir, et d’un air entièrement déconcerté ; puis il ajouta, en balbutiant : Je vous ai raconté mon histoire ; votre discernement vous en indiquera, sans doute, mieux le but ; peut-être votre bonté et votre indulgence vous feront trouver quelqu’excuse qui me sera favorable.

Trop convaincu, depuis ce fatal accident, que toute feinte était vaine, et certain par votre mécontentement de l’inconséquence dont je m’étais rendu coupable, je résolus, ne pouvant vous offrir d’autre satisfaction, de vous ouvrir mon cœur, et de m’éloigner ensuite peut-être pour toujours. Je me suis gardé de vous parler de mes souffrances ; je ne l’ai pas osé. Oh ! si je vous peignais les combats pénibles d’un cœur en contradiction avec lui-même !…. Le devoir et la raison luttant contre l’amour, le bonheur et l’inclination…. Vainqueurs et vaincus tour à tour…. Il m’a été impossible de soutenir plus long-temps un pareil choc des passions. J’ai voulu qu’un dernier effort mît fin à ces calamités, et j’ai mieux aimé endurer un moment les peines les plus cruelles, que continuer à être la proie d’une passion qui me domine.

Le rétablissement de votre santé, monsieur, et celui de votre félicité, que vous supposez avoir été interrompues, lui dit Cécile, seront, j’espère, aussi prompts que certains. — Que vous supposez avoir été interrompues ! répéta-t-il. Quelle phrase après un aveu tel que celui que je viens de vous faire ! Mais pourquoi desirerais-je de vous convaincre de ma sincérité ? Elle vous est indifférente. Il ne me reste qu’à vous demander pardon d’avoir abusé de votre patience, et à vous réitérer mes remerciements de l’effort pénible que vous avez fait pour m’écouter jusqu’au bout.

Si vous daignez m’honorer d’un peu d’estime, répondit Cécile, ce serait peut-être à moi à vous faire ces remerciements : dispensez-m’en cependant ; il m’est impossible de m’arrêter plus long-temps. Je n’ai pas la présomption, s’écria-t-il fièrement, de vouloir vous retenir ; jusqu’à présent vous avez pu me croire souvent mystérieux, quelquefois singulier et capricieux, et presque toujours sans caractère ; tout ce que je désirais était de me justifier de ces imputations, par une confession franche des motifs qui m’ont déterminé. Une fois, il est vrai (il me semble que cela n’est pas arrivé plus souvent), vous m’avez cru impertinent…. et c’est de quoi je dois le moins me justifier.

Cela est inutile, monsieur, dit-elle en l’interrompant, et s’avançant vers la porte. Toute autre justification est superflue : je suis très-satisfaite ; et si mes vœux en votre faveur peuvent vous être agréables, soyez certain que j’en fais de très-sincères. Que cela est cruel et insultant ! s’écria-t-il de façon à être à peine entendu, et se pressant d’aller lui ouvrir la porte. Allez, mademoiselle, ajouta-t-il, son saisissement lui ôtant presque la respiration, et puisse votre bonheur égaler votre insensibilité.

Cécile allait se retourner pour répondre à ce reproche ; mais la vue de milady Pemberton, qui entrait par l’autre porte, la décida, et elle sortit. Rendue à elle-même, et se voyant déchue de ses espérances, le sort, s’écria-t-elle, en est enfin jeté. Delvile lui-même consent à m’abandonner, son père ne le lui a point commandé ; sa mère ne s’en est pas mêlée ; il n’a eu besoin d’aucune exhortation. Cependant ma famille, dit-il…. Condescendance bien flatteuse ! Combien l’amour, qui cède à une seule difficulté, doit être faible ! et que cet orgueil, que rien ne saurait dompter, doit être fortement enraciné ! Eh bien, qu’il garde son nom, puisque son influence a tant de pouvoir sur son âme ! quelle vanité, quelle présomption de ma part, d’oser supposer que ma personne pût le dédommager d’un si grand sacrifice ! C’est ainsi que son ressentiment soutenait son courage ; elle voyait arriver, presque sans répugnance, le moment du départ, et se sentait capable de le supporter sans le moindre murmure.