Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 64-80).



CHAPITRE VII.

Conférence.


Le lendemain matin de bonne heure, Cécile eut la visite de milady Pemberton, qui vint pour lui raconter son histoire à sa manière, se moquer des inquiétudes de madame Delvile, et des peines qu’elle s’était données ; car, après tout, continua-t-elle, que signifiait toute cette affaire ? et comment aurais-je pu ne pas m’y tromper ? Lorsqu’on m’a dit qu’il payait la pension d’une femme, y avait-il rien de plus naturel que de supposer qu’elle était sa maîtresse ? sur-tout puisqu’un enfant se trouvait mêlé dans tout ce tripotage… Oh, que j’aurais souhaité que vous eussiez été avec nous ! Vous n’avez jamais rien vu de si ridicule : nous avons monté dans la chaise ; nous nous sommes rendues à toute bride à la chaumière, dont nous avons fort épouvanté tous les habitants. La Bohémienne est celle qui s’en est le mieux tirée ; car elle s’est rappelée son ancien métier, et s’est mise à mendier. Je vous assure que si elle n’était pas si malade, elle serait assez jolie ; et j’ose dire que Mortimer a pensé de même, sans quoi il se serait bien gardé d’en prendre soin comme il a fait. Fi, fi, milady ! rien n’est-il capable de vous corriger ? — Mais quel mal y a-t-il à tout cela ? Pourquoi les jolies personnes ne vivraient-elles pas aussi bien que les laides ? Pourquoi n’y aurait-il dans le monde que des objets effrayants ? J’ai beaucoup examiné l’enfant, pour voir s’il ressemblait à Mortimer : mais je n’ai pu m’en éclaircir ; ces petits marmots ne ressemblent à rien. J’ai tâché de le faire parler ; j’avais fort envie qu’il appelât madame Delvile grande maman : il a été impossible de rien comprendre à son baragouinage. Oh, que la bonne dame aurait été en fureur ! Je crois que ce château ne lui aurait pas paru assez massif pour écraser cet insolent petit magot.

C’est ainsi que cette étourdie continua à déclamer jusqu’au moment où toute la compagnie fut rassemblée. Alors Cécile, radoucie à l’égard de Delvile par l’admiration que son humanité lui avait inspirée, et par son prochain départ qui devait les séparer le lendemain, chercha, par tous les petits services dont elle put s’aviser, à faire sa paix avec lui : mais elle s’apperçut avec chagrin que madame Delvile ne cessa pas de l’observer, ce qui, joint à l’air de fierté de son fils, l’empêcha de tenter de nouveaux efforts. Elle fit son possible pour paraître tranquille et indifférente.

Lorsque les dames se trouvèrent seules, milady Pemberton s’écria subitement : madame Delvile, je ne saurais imaginer quelle raison peut vous engager à envoyer M. Mortimer à Bristol. — Une raison, milady, que malgré toute votre étourderie, je serais fâchée que votre propre expérience vous eût mieux fait connaître. — Ne ferions-nous pas mieux d’être de la partie, et d’y aller tous ensemble ? Mademoiselle Beverley, seriez-vous fâchée d’en être ? Je craindrais qu’elle ne vous fût trop désagréable. Madame Delvile se levant et prenant la main de Cécile, lui dit avec énergie : Mademoiselle Beverley, vous êtes cent fois trop raisonnable pour une compagne aussi folle. Je crois que, pour la punir, je ne saurais mieux faire que de vous séparer pour toute la matinée d’avec elle : voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet de toilette ? Cécile, sans oser la regarder, y consentit, et monta après elle en tremblant. Elle s’attendait à une explication sérieuse : elle voyait que son secret était découvert, et ne pouvait douter que Delvile ne fît le sujet de leur conversation : elle ignorait s’il serait question d’examiner sa conduite, si elle lui témoignerait qu’elle l’approuvait. Elle se croyait assurée de l’affection de madame Delvile, et tout ce qu’elle put résoudre, fut de déguiser son penchant jusqu’à ce qu’elle sût si elle pourrait l’avouer sans inconvénient. Madame Delvile qui s’apperçut de son trouble, parla de choses indifférentes si long-temps et avec tant d’aisance, que Cécile, reprenant ses esprits, commença à penser qu’elle s’était trompée, et que leur conversation n’aurait rien d’extraordinaire. Aussi-tôt cependant que ses craintes furent dissipées, elle se tut pendant quelque temps, et regarda Cécile d’une manière qui lui fit comprendre qu’elle était inquiète sur la façon dont elle s’y prendrait pour lui apprendre ce qu’elle desirait lui faire savoir. Cette pause fut suivie par quelques réflexions sur milady Pemberton. Elle a perdu sa mère de bonne heure ; le duc qui l’idolâtre, et qui est fort âgé, se laisse entièrement conduire par elle, aussi bien qu’une gouvernante faible qui n’a ni le courage de la contrarier, ni d’autres vues que ses propres intérêts ; elle a presque toujours été abandonnée à elle-même. Il est vrai que depuis peu elle fréquente plus le monde, mais sans la moindre envie d’en profiter ; n’ayant d’autre but que de satisfaire son humeur satyrique, en se moquant et plaisantant de tout. Il est certain, répondit Cécile, qu’elle ne manque ni de talents ni de discernement ; et lorsque son esprit n’est pas occupé d’autres objets, sa conversation est agréable et amusante. Oui, repartit madame Delvile ; mais ce genre d’esprit superficiel, pour qui tout est égal, et que les objets les plus sérieux n’affectent pas davantage que les moins intéressants, offensera et déplaira plus qu’il n’amusera : tandis que son unique but est de se réjouir soi-même, il paraît s’embarrasser fort peu du chagrin qu’il peut occasionner aux autres. Quoique le rang et la naissance de milady Pemberton ne lui ayent point inspiré de fierté, qu’elle n’ait pas même pensé qu’elle dût soutenir sa dignité, ils lui ont cependant communiqué une trop grande indifférence pour ceux auxquels elle plaît, ou qu’elle offense ; et c’est un travers impardonnable chez une femme, que de braver les usages reçus et les jugements du public.

Cécile, qui n’avait jamais été moins disposée qu’alors à entreprendre sa défense, répondit à peine ; et madame Delvile ajouta : Je voudrais de tout mon cœur qu’elle trouvât à se marier d’une manière convenable ; néanmoins, en suivant la façon de penser de notre siècle, elle est peut-être plus à l’abri de reproches, tant qu’elle restera fille, que lorsqu’elle sera mariée. Je crains que son père ne lui laisse trop de liberté à cet égard ; j’ai peine à imaginer ce qu’elle deviendra : elle n’a ni jugement ni principes qui puissent la diriger dans le choix qu’elle fera, et il est assez vraisemblable que le même caprice qui la décidera aujourd’hui, la fera repentir demain du parti qu’elle aura pris.

Elles gardèrent encore de nouveau le silence ; après quoi, madame Delvile s’écria gravement, quoiqu’avec énergie : Combien il en est peu qui se marient après avoir consulté la raison et le cœur ! L’intérêt et l’inclination sont presque toujours en opposition ; et par-tout où l’un des deux est sacrifié, l’autre ne saurait seul procurer le bonheur. Le temps, continua-t-elle, est venu, où je ne saurais m’occuper trop sérieusement de pareilles réflexions ; les fautes que j’ai remarquées chez les autres m’ont frappée ; je voudrais éviter d’en commettre de semblables ; et cependant tel est l’aveuglement de l’amour-propre, que peut-être au même instant où je les blâme, je suis prête, sans m’en douter, à y tomber moi-même ! Je ne négligerai cependant rien. Quel serait le fils qui mériterait qu’on eût des attentions pour lui, si les parents de Mortimer en manquaient à son égard ?

Les espérances de Cécile commencèrent à renaître avec de nouvelles craintes que madame Delvile ne lui offrît ses services avec une espèce de compassion : elle résolut de se comporter avec fermeté, et de renoncer plutôt à Mortimer, que de se soumettre à recevoir aucun secours de sa mère, pour l’y déterminer. M. Delvile, continua-t-elle, désire sérieusement, et attend avec impatience le moment où il pensera à un établissement ; et quant à moi, je serais encore enchantée de le voir marié convenablement : ce serait une grande satisfaction, et beaucoup d’inquiétude de moins. Cécile fit alors un effort pour parler. Il est sûr, dit-elle, que rien n’est plus important : mais sa voix était si peu intelligible, que quoique madame Delvile l’écoutât attentivement, elle n’en entendit pas un mot. Elle s’abstint cependant de lui faire répéter ce qu’elle venait de dire, et continua ainsi : Ce ne sera pas seulement sa félicité, mais encore celle de toute sa famille, qui dépendra de ce choix ; il en est le dernier rejeton. Ce château, cette terre, et une autre située dans la partie septentrionale du royaume, lui ont été substitués par feu mylord Delvile son grand-père, qui, ayant des sujets de plainte contre son fils aîné, a légué tout ce dont il pouvait disposer à son petit-fils Mortimer. Le lord actuel, quoique presque toujours en différend avec son frère, n’en aime pas moins son neveu, et l’a nommé son héritier. J’ai aussi une sœur qui est riche et sans enfants, qui en a fait autant : mais quoiqu’il ait de pareilles espérances, il ne doit pourtant pas se marier sans réflexion ; les terres de son père exigent des réparations considérables, et il est bien dans le cas de se flatter qu’une femme lui apportera l’argent nécessaire pour les rétablir.

Cela est bien vrai, disait encore Cécile en elle-même ; mais honteuse du mauvais succès de l’effort qu’elle avait fait, elle continua son ouvrage, et prit le parti de se taire.

Il est aimable, accompli, bien élevé et bien né, dit cette mère tendre ; on chercherait long-temps avant de trouver quelqu’un qui lui fût comparable ; il n’est point de femme qui puisse le dédaigner ; il en est très-peu qui le refusassent. Cécile rougit et se serait bien dispensée d’entendre ces choses.

Il est très-difficile, continua madame Delvile, de trouver à s’allier convenablement : il y a des mariages qui ont de beaux côtés ; mais en est-il contre lesquels on ne trouve des objections ? La dot des demoiselles de qualité est rarement considérable, parce que les chefs ou les aînés des familles ont ordinairement besoin de toute leur fortune pour soutenir leur dignité. D’un autre côté, celles qui sont opulentes sont souvent mal élevées, impertinentes, de basse extraction. Veillées de près par leurs parents, qui craignent qu’elles ne deviènent la proie du premier avanturier, elles n’ont jamais vu le monde, et leur éducation ne les a pas éclairées. On s’est borné à quelques talents d’agrément ; les premières idées qu’on leur inculque sont celles de leur propre importance ; on leur exagère d’abord le prix des richesses ; on a soin, même dès le berceau, de leur donner des préjugés, et de leur inspirer de la vanité ; on leur assure que le monde entier sera un jour à leurs pieds. Chercherons-nous, parmi des personnes de cette espèce une compagne pour Mortimer ? Non, sûrement : formé pour rendre heureux tout ce qui l’entoure, aimant et fréquentant la meilleure compagnie, son esprit répugnerait à une alliance à laquelle son cœur n’aurait aucune part. Cécile rougissant et tremblant, crut que le moment de l’épreuve approchait, et se prépara à la soutenir avec courage. C’est donc pour cela, ma chère miss Beverley, que je me hasarde à vous parler comme à une amie qui aura la patience d’écouter mes plaintes, et partagera mes inquiétudes : vous voyez ce qui les cause… Où la naissance se trouve telle que Mortimer a droit de l’exiger, la fortune est ordinairement très-médiocre ; et lorsque cette dernière est proportionnée à ses espérances, il arrive encore plus souvent que la première est si peu relevée, que nous aurions à rougir d’une pareille alliance.

Ce discours causa à Cécile une surprise qui lui fit oublier de continuer à être sur ses gardes ; elle leva involontairement la tête pour regarder madame Delvile, dont la figure annonçait beaucoup d’émotion, quoique sa manière de s’énoncer lui eût paru douce et tranquille.

M. Delvile, continua-t-elle, voulait le marier à sa cousine milady Pemberton ; mais mon fils n’a jamais pu goûter cette idée, et je ne crois pas qu’on puisse l’en blâmer. Il est vrai que milady Euphrasie, sa sœur, vaut beaucoup mieux ; elle a été bien élevée, et sa fortune est plus considérable : cependant il paraît que Mortimer n’a pas le moindre goût pour elle : et si on lui refuse d’être un peu difficile dans son choix, à qui l’accordera-t-on ?

L’étonnement, l’incertitude agitèrent Cécile tour-à-tour ; elle ne concevait pas pourquoi elle avait été invitée à cette conférence : elle commençait à douter d’une approbation dont elle s’était d’abord crue certaine : un mystère cruel traversait ses espérances, lui cachait l’avenir, et jetait beaucoup de confusion sur le présent. Madame Delvile paraissait lire dans sa pensée, et voir clairement l’état de son ame ; elle examinait avec des yeux si pénétrants, qu’ils semblaient la deviner : elle garda quelque temps le silence et parut embarrassée comment elle continuerait ; enfin, elle se leva, et prenant la main de Cécile, qui pensa presque la retirer, elle lui dit : Je ne veux pas vous tourmenter plus long-temps, ma chère et bonne amie, en vous faisant part de mes inquiétudes, auxquelles vous ne sauriez apporter de remède. Ce qui me reste à vous dire, après quoi il ne sera plus question entre nous de ce sujet, est que lorsque mes craintes, à l’égard de Mortimer, seront une fois calmées, et qu’il sera établi à notre commune satisfaction, sa mère n’aura plus rien à souhaiter aussi sincèrement que de disposer de son aimable Cécile, à la félicité de laquelle elle s’intéresse aussi vivement qu’à celle de son propre fils. Elle baisa alors sa joue brûlante, et voyant que son trouble la mettait presque hors d’elle-même, elle sortit sans attendre de réponse, et la laissa en liberté.

Détrompée de ses illusions, le cœur de Cécile ne lutta plus pour soutenir sa dignité, ou pour cacher sa tendresse ; le combat était entièrement fini : si le fils avait paru mystérieux, madame Delvile lui avait parlé clairement et intelligiblement ; mais en dissipant ses doutes, elle lui avait ravi le repos. Elle vit combien elle s’était trompée en se flattant de son approbation : rien n’était plus éloigné de sa façon de penser ; et dans le temps même où elle lui témoignait le plus d’affection, elle séparait son intérêt de celui de son fils, comme si leur union eût été absolument impraticable. Mais pourquoi, s’écriait-elle, pourquoi la regarde-t-on comme telle ? Elle est toujours prête à publier qu’elle a de l’amitié pour moi ; elle ne cache point que ma fortune leur serait singulièrement utile ; elle n’a même que trop bien découvert enfin, que, loin de m’y opposer, je m’y préterais volontiers ; aurait-elle des doutes sur son fils ?… Non, elle a trop de discernement. C’est donc le père, le fier, l’intraitable père, qui lui destine quelque femme du premier rang, et ne veut point entendre parler d’un autre parti.

Cette idée adoucit un peu l’amertume qu’elle éprouvait ; cependant la conviction qu’elle s’était trahie elle-même vis-à-vis de madame Delvile, sans que cette découverte eût eu d’autres suites que celle de lui inspirer une tendre compassion, l’humilia plus qu’aucun autre événement de sa vie. Dès qu’elle fut un peu revenue de sa consternation, elle quitta l’appartement de madame Delvile, avec la ferme résolution d’éviter de se rencontrer avec Mortimer jusqu’à son départ pour les eaux. Cependant, pour ne pas rester un instant seule, de crainte que la tristesse de ses réflexions n’ébranlât son courage, elle chercha milady Pemberton : elle voulait dissiper certain air mélancolique que Mortimer aurait attribué à l’intérêt qu’elle prenait à lui.