Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 49-63).



CHAPITRE VI.

Anecdote.


Le quatrième jour, le château prit un aspect beaucoup moins lugubre : la fièvre avait quitté Delvile, et son médecin lui avait permis de sortir de sa chambre ; il lui restait encore un peu de toux, et son voyage pour Bristol était résolu. Cécile sachant qu’il était attendu dans la salle, se hâta d’en sortir dès qu’elle eut achevé son déjeûné. Affectée de sa maladie, et affligée de son départ prochain, elle redoutait leur première entrevue.

Au bout de quelques minutes, milady Pemberton courant après elle la pria de descendre. Mortimer, s’écria-t-elle, est là-bas ; et le pauvre enfant est si caressé par papa et maman, que je crains que leur ridicule tendresse ne finisse par l’étouffer. Je ne conçois pas qu’il puisse avoir tant de patience ; s’ils me tourmentaient seulement la moitié moins, je serais prête à fuir bien loin pour m’en débarrasser. Voulez-vous venir avec moi ; vous verrez une scène très-comique. — Vous vous amusez de tout, milady ; je ne vois pourtant pas qu’il y ait rien de si comique dans l’inquiétude que des parents témoignent pour la santé d’un fils unique. — Mon Dieu ! malgré toutes ces apparences, croyez que dans le fond ils s’en soucient très-peu ; ils n’en font tant de cas que parce qu’ils espèrent qu’il vivra assez pour conserver ce vieux château, que je desirerais de tout mon cœur qu’il abattît aussi-tôt qu’ils ne seront plus. Mais, je vous en prie, venez ; cela vous réjouira sûrement. Le père ne cesse de sonner pour ordonner qu’on lui commande une cinquantaine de paires de bottes fourrées, et qu’on arrête toutes les redingotes de la province. La mère est assise, et a l’air aussi contristé que si le cercueil était prêt à passer le pont-levis ; mais l’objet le plus divertissant, est mylord Derfort. Oh ! il est trop drôle à voir. Il reste dans un coin, pensant uniquement à son défi. Je me propose de l’occuper toute l’après-midi à s’exercer à tirer au blanc.

Elle continua de la presser ; et Cécile craignant que si elle s’obstinait à n’en rien faire, cette résistance ne parût extraordinaire, y consentit enfin. Delvile se leva lorsqu’elle entra ; elle le félicita, avec assez de fermeté, de sa convalescence : et après avoir repris sa place ordinaire, elle se mit à broder, et se mêla à la conversation. Elle observa avec quelque surprise, que Delvile paraissait beaucoup moins triste qu’avant sa maladie. Peu de temps après, il demanda son cheval, et alla se promener. M. Delvile prit alors mylord Ernolf par la main pour lui montrer quelques améliorations qu’il se proposait de faire à l’autre extrémité du château, et milady Pemberton sortit pour chercher à s’amuser.

Madame Delvile, de meilleure humeur qu’elle ne l’avait été depuis plusieurs jours, envoya chercher son ouvrage, et s’asseyant auprès de Cécile, s’entretint avec elle comme auparavant, mêlant l’instruction à l’agrément, avec une bonté toute particulière, d’une manière si animée, et si flatteuse, que Cécile prit part à la conversation avec la même satisfaction. Et de cette manière, la meilleure partie de la matinée s’écoula avec assez d’enjouement ; mais au moment qu’elles allaient se séparer, milady Pemberton arriva en courant de l’air le plus joyeux. Eh bien, madame, s’écria-t-elle, j’ai quelque chose de nouveau, dont il faut nécessairement que je vous fasse part, parce que cela vous engagera à me croire une autrefois, quoique je sache d’avance que vous en serez fâchée. Votre but me paraît au moins très-louable, répondit madame Delvile en riant : eh bien, madame, ne vous rappelez-vous pas que je vous ai dit à Londres que M. Mortimer vivait avec une maîtresse ?… Oui, répondit dédaigneusement madame Delvile ; et vous pouvez vous rappeler, milady, que je vous dis à mon tour… Oh, vous n’en voulûtes rien croire ! Cela, je vous assure, est pourtant très-vrai, et il l’a fait venir ici. Il y a trois semaines qu’il l’a envoyée chercher : il l’a mise en pension dans une chaumière, à environ demi-mille de l’entrée du parc. Cécile, qui pensa sur le champ à Henriette Belfield, changea plusieurs fois de couleur, et se trouva si mal à son aise, qu’à peine put-elle se tenir sur sa chaise. Elle s’efforça de continuer son ouvrage, quoiqu’elle ne sût guères ce qu’elle faisait. Madame Delvile de l’air du monde le plus indigné, s’écria : Milady, si vous imaginez qu’une calomnie comme celle-ci ne fasse aucun tort à celle qui la débite, je vous prierai de chercher une autre personne que moi pour l’écouter. Eh bien, madame, puisque vous êtes si en colère, je vais vous conter toute l’affaire ; car je ne vous en ai encore appris que la moitié. Il a aussi un enfant ; je vous assure que je suis impatiente de le voir : il en est si épris, qu’il passe la moitié de son temps à le caresser ; et c’est là, je suppose, ce qui l’engage à s’absenter si souvent : je crois aussi que c’est ce qui le rend si grave ; peut-être pense-t-il que, devenu papa, il ne serait pas décent qu’il fût trop gai.

Cécile ne fut pas la seule qui donna des marques d’étonnement. Madame Delvile parut confuse et affligée ; ce conte, milady, serait-il de votre invention, dit-elle d’un ton irrité. Oh non, je vous assure ; ce n’est pas moi qui l’ai inventé ; je vous donne ma parole que je le tiens de très-bon lieu. Mais regardez, je vous prie, miss Beverley ; ne croirait-on pas que j’aurais dit qu’elle-même a fait un enfant ? Elle est aussi pâle qu’une morte. Ma chère amie, je suis sûre que vous vous trouvez mal. Je vous demande pardon, s’écria Cécile, s’efforçant, quoique très-piquée, de sourire ; je n’ai jamais été mieux. Et alors, espérant de paraître ne prendre aucun intérêt à cette affaire, elle leva la tête ; mais rencontrant les yeux de madame Delvile fixés sur elle d’un air pénétrant, elle la baissa, et se remit à son ouvrage avec confusion.

Eh bien, ma chère, lui dit milady, je suis sûre qu’il est inutile d’envoyer chercher le docteur Lyster ; car vous vous rétablissez sans lui en un instant : vous avez actuellement les plus belles couleurs que j’aye jamais vues. Cela n’est-il pas vrai, madame Delvile ? Avez-vous jamais vu rougir avec plus de grâce ? Je souhaiterais, milady, repartit madame Delvile sévèrement, qu’il fût possible de vous faire rougir. — Qui, moi ! cela ne m’arrivera jamais : ce n’est pas que cela ne soit assez joli, et je ne sais pas trop pourquoi je ne suis point dans ce cas. Miss Beverley s’en acquitte au mieux ; elle rougit et pâlit, pâlit et rougit une douzaine de fois en une minute ; sur-tout, ajouta-t-elle malicieusement en la regardant, et baissant la voix, quand on lui parle de Mortimer. Non, en vérité, rien de pareil, s’écria Cécile avec ressentiment, et levant de nouveau la tête. Mais jetant les yeux sur madame Delvile, elle s’apperçut qu’elle la regardait avec un air pénétrant et curieux. Madame Delvile sortit, et pria milady de la suivre pour lui apprendre les détails d’une si étrange anecdote.

Cécile abandonnée à elle-même, éprouvait une agitation inexprimable : la conduite mystérieuse de Delvile paraissait le résultat de quelque intrigue condamnable. Sans doute il avait séduit la simple Henriette Belfield ; et la malheureuse inclination qu’elle aurait voulu pouvoir cacher à elle-même, venait dans l’instant de se manifester à la personne à laquelle elle aurait le plus désiré d’en dérober la connaissance.

Dans cet état, partagée entre la honte, le regret et le ressentiment qui la rendaient immobile, elle fut tout-à coup surprise par l’arrivée de Delvile. Elle tressaillit, changea de couleur, et se disposa à sortir ; il voulut l’arrêter. Ah ! miss Beverley ; trois minutes seulement… lui dit-il. Non, monsieur, s’écria-t-elle, indignée, pas un seul instant ! et le laissant dans le plus grand étonnement, elle se hâta de gagner son appartement. Elle se repentit cependant de sa précipitation ; on n’avait rien prouvé clairement contre lui ; l’accusation de milady Pemberton n’était pas croyable ; d’ailleurs, il n’avait pris aucun engagement avec elle, qui l’autorisât à témoigner un pareil mécontentement : mais ces réflexions venaient trop tard. Elle ne parla, pendant tout le dîné, qu’à mylord Ernolf, dont la politesse soutenue, se prévalant de sa disposition actuelle, lui sauva l’embarras d’une conversation forcée, et lui fournit les moyens de paraître telle qu’elle était ordinairement ; c’est-à-dire, ni trop taciturne, ni trop enjouée. Elle n’osa pas une seule fois envisager madame Delvile, et s’apperçut que son fils avait l’air d’être cruellement fâché. Pendant le reste de la journée, madame Delvile quitta souvent la compagnie, et fit demander, à plusieurs reprises, milady Pemberton ; elle fut encore plus honnête, plus douce, plus complaisante que jamais avec Cécile, la regardant avec beaucoup de tendresse, lui prenant souvent la main, et lui parlant avec une bonté singulière. Cécile remarqua, avec un sentiment mêlé de tristesse et de plaisir, ce redoublement d’attentions de sa part : elle ne pouvait l’attribuer qu’à la découverte occasionnée par les insinuations malignes de milady Pemberton. Mais si elle se flattait que madame Delvile approuvait ses sentiments pour son fils, elle avait d’autant plus de regret de se voir obligée d’y renoncer. Delvile, qui ne pouvait se dissimuler son mécontentement, ne s’entretint qu’avec les hommes, et se retira de très-bonne heure.

Toute la compagnie s’étant levée, madame Delvile suivit Cécile, et renvoya sa femme-de-chambre pour qu’elles fussent en liberté. Je me flatte, dit-elle, que je ne me rends pas trop souvent ennuyeuse et importune en vous parlant de mon fils. Je ne crois pas que son caractère ait besoin d’apologie ; vertueux et sans reproche, il s’est toujours soutenu par lui-même. L’accusation de ce matin est cependant d’une nature que je me crois obligée de vous expliquer. Cécile qui ne concevait pas à quoi pourrait aboutir ce début, ni à quel propos elle entreprenait cette explication, l’écouta avec beaucoup d’émotion et sans l’interrompre. Mme Delvile continua donc, et lui apprit qu’elle avait voulu s’informer à fond de l’affaire, afin de confondre milady Pemberton, de la convaincre que ce n’était qu’une pure invention de sa part, et remonter à la source des différentes circonstances qui avaient donné lieu à des bruits de cette nature.

Il y avait environ quinze jours que Delvile, dans une de ses promenades du matin, avait remarqué une Bohémienne assise à côté du grand chemin ; elle avait l’air malade, et portait sur son dos un assez bel enfant. Frappé de la beauté de ce petit enfant, il s’arrêta pour demander à cette femme à qui il appartenait ; elle lui répondit qu’il était à elle, et se recommanda à sa charité avec les marques les moins équivoques d’une profonde misère ; elle ajouta qu’elle voyageait pour joindre une bande de ses camarades qui se trouvaient aux environs de Bath, mais qu’elle avait une fièvre si violente, qu’elle craignait de mourir en route. Delvile lui dit de gagner la première chaumière, et promit de payer sa pension jusqu’à son rétablissement. Il parla ensuite au maître et à la maîtresse, pour les engager à les recevoir ; ceux-ci, enchantés de l’obliger, y consentirent sans hésiter, et il y était allé deux fois pour s’informer de leur état. Rien de plus simple, continua madame Delvile, qu’un pareil incident ; et vous voyez la tournure qu’on est parvenu à lui donner. Ce fait a été conté par les maîtres de la chaumière à nos gens ; il a passé de bouche en bouche, gagnant probablement toujours quelque chose, jusqu’à ce qu’il est enfin parvenu à la femme-de-chambre de milady Pemberton : cette fille l’ayant communiqué à sa maîtresse, il a acquis en un moment toute l’importance avec laquelle elle nous l’a rendu. J’espère que, du moins pour quelque temps, elle sera un peu corrigée de son étourderie. Je ne l’ai pas épargnée, et lui ai fait conter, par Mortimer même, toutes les particularités de cette aventure : après quoi, je l’ai conduite à la chaumière, où elles nous ont été confirmées. J’ai voulu ensuite que sa femme-de-chambre me dît la chose précisément comme elle la lui avait rendue, afin de la convaincre par-là que ce que cette dernière omettait était absolument de son invention. Elle en a témoigné pour le moment un peu de ressentiment : mais elle est si étourdie, que cela sera bientôt oublié ; et quoique, dans ma famille, je sois peut-être parvenue à la rendre un peu plus prudente, je crains qu’à l’égard du public en général, elle ne soit absolument incorrigible ; parce qu’il ne saurait lui offrir de plaisirs capables de compenser la satisfaction qu’elle éprouve en racontant un événement extraordinaire ou une anecdote ridicule. Elle ajouta : Je ne vous fais point d’excuse de ces détails, que vous ne devez pas à la partialité d’une mère, mais au cas que je fais de la vérité, et à mon empressement à rendre à chacun ce qui lui est dû. Mortimer, indépendamment des liens qui l’attachent à moi, doit paraître aux yeux de tous les gens sages, d’un caractère et d’une conduite exemplaires ; la calomnie s’exerçant sur un pareil sujet, répand son venin non-seulement sur lui, mais encore sur la société en général, puisqu’elle ôte toute confiance dans la vertu, et prête de nouvelles armes au scepticisme de la méchanceté. Après cette conversation, madame Delvile la quitta.

Ah ! dit Cécile en elle-même, avec moi du moins le soin de sa réputation n’a nul besoin d’apologie. Généreux Delvile, non, jamais je ne douterai de votre mérite ! Et s’applaudissant de cette idée, elle oublia toutes ses peines, ses craintes, ses soupçons, le moment de leur séparation qui s’approchait ; et récompensée amplement de tout ce qu’elle avait souffert, par l’assurance et la conviction de son innocence, elle ne tarda pas à s’endormir.