Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 32-48).



CHAPITRE V.

Mystère.


Milady Pemberton et Cécile furent obligées, pendant deux jours, de garder le lit pour un rhume assez violent qu’elles avaient gagné l’une et l’autre dans l’orage dont nous avons parlé. Cécile, très-contente de pouvoir, dans la solitude et par la réflexion, se former un plan de conduite pour la suite, aurait volontiers consenti à prolonger sa retraite ; mais son rhume, qui était très-peu de chose, lui ôtant tout prétexte, elle ne put se dispenser de reparaître le troisième jour. Milady, quoique bien moins remise, ayant plus souffert qu’elle, mais ne pouvant s’accommoder d’une plus longue retraite, voulut, quoi qu’on pût lui dire, quitter aussi sa chambre ; on resta cependant toute la soirée au logis ; et Delvile, pour la première fois depuis l’arrivée de ces dames au château, vint prendre le thé avec elles ; il ne les quitta point, comme à son ordinaire, et parut aussi empressé à s’entretenir avec Cécile qu’il l’avait été jusqu’alors à l’éviter. Elle s’apperçut avec chagrin et avec inquiétude de ce changement ; elle craignait une conversation qui ne pouvait lui être agréable ; et autant elle avait desiré une explication lorsque le moment si long-temps attendu semblait arrivé, autant les dispositions qu’elle appercevait dans Delvile retardaient son impatience, et diminuaient sa curiosité. Elle s’affligeait d’habiter la même maison que lui, où tous ceux qui y demeuraient, depuis son père jusqu’au dernier des domestiques, s’étaient empressés, à l’envi, de lui donner des marques du cas qu’ils faisaient de lui, et n’avaient pas peu contribué à augmenter le penchant qu’elle avait pour lui, dans le temps que ses doutes se trouvaient dissipés, et qu’elle était pleinement convaincue qu’un obstacle fatal s’opposait à leur mariage. Son unique soin fut alors de s’armer d’assez de force pour pouvoir entendre cet aveu avec tranquillité ; mais si, lorsqu’elle était seule, cette explication lui semblait préférable à l’incertitude, toutes les fois que Delvile paraissait, son courage l’abandonnait ; et si elle ne pouvait retenir milady Pemberton dans l’appartement, elle la suivait involontairement.

Quatre ou cinq jours se passèrent de cette manière, pendant lesquels la santé de Delvile parut souffrir de la situation pénible de son esprit ; et quoiqu’il refusât de convenir qu’il ne se portait pas bien, tout le monde ne voyait que trop qu’il était tout au moins indisposé. Plusieurs fois son père le pressa de consulter les médecins du canton ; mais il s’efforçait de paraître mieux, dès qu’on en parlait. Madame Delvile devint inquiète à son tour ; ses questions furent plus pressantes ; mais elles n’eurent pas plus de succès, toutes les attaques de cette nature étaient suivies, de la part de Delvile, d’une certaine gaieté qui, quoique feinte, servait, pour le moment, à terminer toutes les inquiétudes à cet égard. Madame Delvile ne s’en laissait pas imposer ; elle observait continuellement son fils, et paraissait n’être pas moins agitée que lui-même. L’embarras de Cécile augmentait à chaque instant ; la difficulté de le cacher devenait de plus en plus pénible ; elle s’accusait d’être la cause de la mélancolie du fils, et cette idée lui donnait un air coupable en présence de la mère. L’explication à laquelle elle s’attendait, la menaçait de nouveaux chagrins, et elle ne put jamais acquérir la force nécessaire pour la soutenir ; son cœur se trouvait oppressé ; la crainte et l’incertitude l’assiégeaient continuellement ; elle avait perdu le sommeil, et son enjouement l’abandonnait. À cette époque, le comte Ernolf et son fils mylord Delfort arrivèrent. Cécile avait d’abord vu ce voyage avec peine, parce qu’ils divisaient l’attention de madame Delvile, qu’elle craignait n’être pas uniquement dirigée sur son fils, et qu’ils la garantissaient d’une partie de l’étourderie et des confidences de milady Pemberton.

Leur surprise, à la vue de l’air malade de Delvile, frappa Cécile et sa mère. Cécile se reprocha sévèrement d’avoir différé jusqu’alors l’entrevue qu’il demandait, ne doutant pas que ce délai n’eût contribué à la situation où il se trouvait.

Décidée enfin à entendre un aveu qu’elle ne pouvait plus éviter, sans se reprocher les maux d’un homme qu’elle aimait, elle parut entièrement décidée à recevoir courageusement le coup dont elle croyait être menacée. Delvile, qui depuis l’arrivée des deux lords, s’était toujours trouvé au déjeûné général, avoua qu’il était enrhumé, et qu’il avait un grand mal de tête. Eût-il en même temps déclaré avoir la fièvre et une pleurésie, l’alarme n’eût pas été plus vive dans toute la maison. M. Delvile ordonna à un domestique de monter aussitôt à cheval, de se rendre, sans perte de temps, chez le docteur Lyster, médecin de la famille, et de ne pas revenir sans lui. Madame Delvile fixa son fils avec des marques de perplexité qui montraient assez que toute sa félicité dépendait de sa guérison.

Delvile chercha à dissiper leurs craintes en les tournant en plaisanterie, les assurant qu’il serait rétabli le lendemain, et badinant sur l’embarras où se trouverait le médecin d’imaginer un traitement pour sa maladie.

La conduite de Cécile, guidée par la prudence et la modestie, fut ferme et sensée : elle conçut que son inquiétude et sa maladie n’étaient qu’une seule et même chose, et elle espérait que le parti qu’elle avait pris les soulagerait l’une et l’autre. Le docteur Lyster tarda peu à arriver ; c’était un excellent médecin, très-honnête et de beaucoup de bon sens. Delvile, après lui avoir pris gaiement la main, lui dit : je crois, docteur, que vous vous attendiez fort peu à trouver un malade qui, s’il était aussi habile que vous, serait aussi en état que vous de s’acquitter des plus pénibles fonctions de votre profession. Comment, avec une main comme celle-ci ? s’écria le docteur. Allons, allons, ce n’est point à vous à m’enseigner mon art. Lorsque je visite un malade, j’y viens pour m’instruire par moi-même de son état, et non pour qu’il m’en instruise. Vous le trouvez donc mal ? s’écria madame Delvile. Ô Mortimer ! pourquoi nous avez-vous trompés ? Appelons de nouveaux secours ; qui enverrons-nous chercher, docteur ? Qu’est-ce que tout ceci ? dit le docteur froidement ; un homme est-il mourant parce qu’il n’est pas en parfaite santé ? Je me flatte que j’en sais assez pour ordonner seul, sans consulter avec qui que ce soit, ce qui convient pour un rhume. Mais êtes-vous bien sûr que ce ne soit pas autre chose ? demanda M. Delvile ; ne se pourrait-il pas que ce fût quelque maladie dangereuse ? Le docteur dissipa les inquiétudes de la famille autant qu’il lui fut possible, et cependant suivit Mortimer dans sa chambre pour approfondir mieux son état. Cécile, impatiente de savoir le résultat de cette consultation, revint dans le salon après une demi-heure, où elle fut bientôt rejointe par milady Pemberton et mylord Ernolf.

Milady, trop heureuse qu’un événement, quelqu’il fût, causât un peu de mouvement, était aussi empressée de communiquer à Cécile ce qu’elle avait pu recueillir, que celle-ci l’était d’en être informée. Eh bien, ma chère, s’écria-t-elle, par tout ce que j’entends dire, il paraît enfin que cette prodigieuse maladie sera mise sur votre compte. — Sur mon compte ! répéta Cécile ; comment cela ? — Mais ce pauvre poulet a pris son rhume le jour de l’orage ; et sa maman ayant négligé de le mettre au lit, et de lui faire prendre du vin chaud, le pauvre enfant a attrapé la fièvre. C’est un charmant jeune homme, observa mylord Ernolf, je serais bien fâché qu’il lui arrivât le moindre accident. C’était un charmant jeune homme, mylord, répartit milady Pemberton ; mais depuis quelque temps il est devenu d’une stupidité insupportable. Il est vrai que c’est la faute de son père et de sa mère : connaissez-vous rien d’aussi ridicule que leur conduite de ce matin ? J’ai eu toutes les peines du monde pour m’empêcher de leur rire au nez ; et je crois que si ce malheur m’arrivait avec M. Delvile, il suffirait pour le changer en statue. Je lui pardonne, repartit mylord Ernolf, son inquiétude pour son fils, puisqu’il est le dernier rejetton de sa noble famille. C’est là, mylord, son grand malheur, répondit-elle. S’ils avaient seulement quelques autres petits messieurs Delvile à dorlotter, ce précieux Mortimer serait bientôt laissé à lui-même ; et alors je crois véritablement que ce serait un jeune homme très-supportable. Ne le pensez-vous pas aussi, miss Beverley ? Mais oui, répondit Cécile, je le crois… Je pense de même. — Non, non, je ne vous ai pas demandé si vous le trouviez actuellement supportable ; ainsi vous avez tort de vous effrayer.

Cette conversation, qui commençait à devenir plaisante, fut interrompue par l’arrivée du docteur Lister. Eh bien ! monsieur, s’écria milady Pemberton, quand faudra-t-il que je prène le deuil pour mon cousin Mortimer ? Mais bientôt, répondit-il, à moins que vous n’ayez un peu plus de soin de lui. Il m’a avoué qu’après avoir été bien mouillé pendant l’orage de mercredi dernier, il avait gardé, jusqu’au moment où il s’était couché, les mêmes habits. Bon dieu ! s’écria milady, et qu’est-ce que cela a pu lui faire ? Il est certain, reprit le docteur, que de rester sans mouvement avec des vêtements mouillés, serait dangereux pour un homme plus robuste que M. Delvile. Mais il l’avait oublié, à ce qu’il m’a dit. Peut-être que pas une de vous deux, mesdemoiselles, ne pourrait m’alléguer une aussi bonne raison ? Votre très-humble servante, répondit milady ; et pourquoi une femme ne pourrait-elle pas donner d’aussi bonnes raisons qu’un homme ? Je n’en sais rien, répondit-il. Ne pourrait-on pas en accuser le défaut d’expérience ? De mal en pis ! s’écria milady. Vous ne serez jamais mon médecin ; si vous l’étiez, au lieu de me guérir, vous me rendriez plus malade. Tant mieux, répondit-il ; car alors il faudrait que j’eusse l’honneur de vous soigner, jusqu’à ce que je vous eusse rendu la santé. Il les quitta en riant de bon cœur ; et mylord Derfort entrant comme il sortait, Cécile trouva moyen de gagner le parc.

Ce qu’elle venait d’entendre redoublait son inquiétude ; elle était persuadée que, quelle que fût l’indisposition de Delvile, soit qu’elle affectât le corps ou l’esprit, c’était elle qui l’avait occasionnée ; s’il avait négligé de changer d’habit, c’était elle qui l’avait empêché d’y penser ; et en consultant ses craintes préférablement à son repos, elle avait évité une explication qu’il avait soigneusement cherchée. S’il était possible, lui avait-il dit, qu’elle connût une partie de ses souffrances… Hélas, pensait-elle, il connait peu l’état de mon cœur !

Milady Pemberton ne la laissa pas long-temps seule ; au bout d’une demi-heure, elle courut après elle, et lui cria, aussi-tôt qu’elle l’apperçut : Oh ! miss Beverley, vous avez perdu le plus délicieux passe-temps du monde ! Je viens dans le moment d’avoir avec mylord Derfort la scène la plus ridicule dont vous ayez jamais ouï parler. Je lui ai demandé ce qui avait pu l’engager à devenir amoureux de vous… Et il a été assez simple pour me répondre très-sérieusement que c’était son père. Il a raison, repartit Cécile, si l’envie de réunir deux fortunes peut être appelée amour ; et c’est précisément cela que son père a en vue. Mais je ne vous en ai pas encore dit la moitié. Je lui ai répliqué que, comme son amie, je ne pouvais m’empêcher de lui confier que je croyais que vous vous proposiez d’épouser Mortimer. — Juste ciel, milady ! — Oh ! attendez, vous allez savoir pourquoi je l’ai fait : c’est que je l’ai assuré qu’il était convenable qu’il lui demandât une explication. — Êtes-vous folle, milady ? Est-il possible que vous ayez pu lui tenir des discours aussi extravagants ? Oui ; et ce qu’il y a de mieux, c’est qu’il a cru tout ce que je lui ai dit. — De mieux ! Non, certainement, cela est beaucoup plus mal ; et s’il est, en effet, aussi imbécile, je vous serai peu obligée de lui avoir inspiré de pareilles idées. — Oh ! je ne voudrais pas pour le monde entier ne l’avoir pas fait. Je n’ai jamais tant ri. Il a commencé par m’assurer qu’il n’avait pas peur, et qu’il s’était fort appliqué à tirer des armes ; c’est pourquoi j’ai exigé qu’il me promît qu’aussi-tôt que Mortimer serait assez bien rétabli pour quitter sa chambre, car le docteur Lyster lui a défendu d’en sortir, il l’appèlerait en duel.

Cécile dissimulant la peine que lui faisaient ces propos, reprocha à milady une plaisanterie dont les suites pourraient devenir funestes, et la pria sérieusement de le détromper sur tout ce qu’elle lui avait dit. Non, non, pas pour l’univers ! s’écria-t-elle ; il n’a pas l’ombre du courage, et j’ose assurer qu’il ne se battrait pas, fût-il question d’empêcher par-là la ruine totale du royaume : je lui ferai croire que ce combat est nécessaire, afin qu’il ait du moins quelque chose qui remplisse un moment le vide de sa tête.

Le reste de la journée se passa assez désagréablement. Delvile ne parut point ; son père fut chagrin et inquiet ; sa mère, quoique remplie d’attention pour ses hôtes, et faisant des efforts pour n’avoir pas l’air aussi affectée qu’elle l’était réellement, était cependant peu disposée à s’occuper ou à parler d’autre chose que de son fils.

Le lendemain, lorsque le docteur revint, elle se tint à portée de le voir, afin de savoir son sentiment. Elle était assise dans le sallon avec milady Pemberton, lorsqu’il entra pour écrire son ordonnance. Au bout de quelques moments, madame Delvile l’y suivit, et de l’air et du ton le plus inquiet, lui dit : docteur, ne me faites pas languir ; je ne saurais souffrir qu’on me trompe, ni supporter l’incertitude… Apprenez-moi si j’ai quelque chose à craindre, afin que je puisse m’y préparer. Non, je ne crois pas qu’il y ait rien à craindre. Vous ne croyez pas ! répéta madame Delvile toute effrayée. Oh ! dit le docteur, que voulez-vous que je vous dise ? que je suis certain ? Nous ne sommes plus dans les temps de l’infaillibilité ; je vous assure cependant que je le crois exempt de danger. Il a fait une sottise ; mais quel est l’homme qui ne manque jamais de prudence ? Il faut que nous le débarrassions d’abord de sa fièvre ; et après cela, si le rhume continue, il n’y a point de toux qui puisse l’empêcher d’entreprendre une petite course, et d’aller passer quelques jours à Bristol. — À Bristol… Ah, je ne vous entends que trop ! — Non, non, madame, vous ne m’entendez point du tout, je ne l’envoie point à Bristol, parce qu’il est en mauvais état, mais uniquement parce que je me propose de le tirer d’affaire. Qu’il parte donc immédiatement : pourquoi augmenterions-nous le danger en différant un seul moment ? J’ordonnerai…… Arrêtez, arrêtez ! je sais assez ce qu’il faut ordonner. Il est bien singulier que l’on veuille toujours m’apprendre mon métier ! Pourquoi, par le temps qu’il fait, permettrais-je qu’un homme qui a la fièvre entreprît un voyage ? Croyez-vous que mon dessein soit de l’envoyer aux petites-maisons, ou que je veuille qu’on m’y renferme moi-même ? — Assurément vous savez mieux que personne…… Mais cependant, s’il y avait quelque danger… — Non, non, il n’y en a aucun ; je prétends empêcher qu’il n’y en ait. Et comment pourrait-il mieux s’amuser qu’en allant à Bristol ? Je n’exige de lui qu’une course pour son plaisir ; et je suis sûr qu’il sera là beaucoup plus en sûreté qu’il ne le serait renfermé dans une maison avec deux jeunes demoiselles telles que celle-ci. Après cela il partit. Madame Delvile, trop inquiète pour entrer en conversation, sortit aussi ; et Cécile, sentant que son silence pourrait être mal interprété, fit un effort pour s’entretenir avec milady Pemberton.

Trois jours se passèrent dans cette incertitude, se reprochant les craintes qui l’avaient engagée à différer une explication, et tourmentée par sa compagne, dont les plaisanteries étaient tout-à-fait hors de saison.