Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 18-31).



CHAPITRE IV.

Orage.


Peu de temps après, milady et Cécile étant un soir sorties assez tard pour se promener, trouvèrent le temps si beau, qu’elles s’éloignèrent à près de deux milles du château, quoique toujours dans le parc. Elles furent rencontrées par le jeune Delvile, qui se contenta de leur faire observer qu’elles s’étaient trop écartées, et qui continua son chemin.

Il devient tout-à-fait insupportable ! s’écria milady, lorsqu’elles l’eurent perdu de vue ; il est réellement triste de voir un jeune homme ressembler à un vieux anachorète. Je ne serais point étonnée qu’au bout de huit jours, il refusât même de nous ôter son chapeau ; et une semaine après, j’imagine qu’il se confinera dans une des tourelles du château, se fera raser la tête, vivra de racines, et hurlera dès que quelqu’un voudra l’approcher. Je suis presque surprise qu’il permette à son chien Fidèle de le suivre, et qu’il ne se reproche pas cette jouissance mondaine. Je parie qu’il le tuera quelque jour, pour avoir aboyé pendant un de ses accès de méditation. Il faut qu’il ait quelque chose qui l’inquiète et le chagrine, peut-être est-il amoureux. Ne pourrait-il pas y avoir d’autre cause que celle-là, s’écria Cécile ? Non, je n’en sache pas d’autre ; mais s’il l’est, sa maîtresse a peu de sujet d’être jalouse de vous ou de moi ; car je ne crois pas que deux pauvres demoiselles ayent jamais été si délaissées.

La malice la plus raffinée aurait eu peine à inventer un raisonnement plus mortifiant pour Cécile, que l’était cette plaisanterie de milady Honora : mais celles qu’elle avait précédemment essuyées de sa part, l’avaient déjà aguerrie ; elle lui répondit d’un air indifférent : Peut-être est-il occupé de milady Euphrasie ? — Oh ! non, s’écria-t-elle ; car lorsqu’il l’a vue, il n’y a pas fait la moindre attention, et je suis sûre que s’il l’épouse ce ne sera que parce qu’il ne pourra faire autrement.

Elles furent bientôt alarmées en voyant le ciel s’obscurcir tout-à-coup ; et au bruit du tonnerre qui commençait à se faire entendre, elles retournèrent sur leurs pas, et commençaient à courir pour regagner le château, lorsqu’une forte pluie les obligea de se mettre à l’abri sous un grand arbre, où Delvile les joignit bientôt après pour leur offrir son secours : les éclairs et le tonnerre continuant, il les pria de se mettre en marche malgré la pluie, parce que leur situation présente les exposait à un plus grand danger que celui d’avoir leur chapeau et leur mantelet mouillés. Cécile y consentit volontiers : mais milady Honora, très-effrayée, protesta qu’elle ne bougerait pas de là que l’orage ne fût passé. Ce fut en vain qu’il entreprit de lui démontrer qu’elle avait tort en se croyant en sûreté sous un arbre. Elle se tenait collée contre le tronc ; à chaque éclair elle poussait des cris perçants ; la crainte avait fait disparaître toute sa gaieté.

Delvile pour lors proposa sérieusement à Cécile de la conduire au château, et de revenir ensuite chercher milady ; mais elle crut ne pouvoir abandonner sa compagne, et refusa ses offres. Ils attendirent donc encore quelques temps tous les trois ; mais l’orage, loin de s’appaiser, devenant toujours plus violent, les coups de tonnerre plus forts et plus fréquents, Delvile, révolté de l’opiniâtreté de milady, lui en fit voir le danger et la sottise. Ce moment était peu propre à lui faire goûter des raisonnements philosophiques ; les préjugés qu’on ne lui avait jamais appris à surmonter, lui faisaient croire qu’elle se trouvait en lieu de sûreté, et elle était trop agitée pour entendre raison. Voyant qu’il était impossible de l’en faire sortir, Delvile dit vivement à Cécile : Venez donc, miss Beverley, ne tardons plus, je vais vous conduire au château, et je reviendrai chercher milady. Non, non, répliqua-t-elle, ma vie n’est pas plus précieuse que les vôtres, et il est naturel que je coure les mêmes dangers que vous. Elle est bien plus précieuse, s’écria-t-il avec vivacité, que l’air que je respire ! Et lui prenant la main, la mit sous son bras, et sans attendre son consentement, il l’entraîna presque malgré elle, lui disant tout en courant : Comment l’existence de milady Pemberton pourrait-elle réparer la perte d’un personnage tel que miss Beverley ? Rien de si facile que de trouver mille femmes comme milady ; mais, miss Beverley… où en existe-t-il une seconde ?

Cécile, surprise et enchantée, ne pouvait parler ; la force avec laquelle ils couraient, lui faisait presque perdre la respiration. Avant qu’ils fussent près du château, ils ralentirent un peu leur pas ; elle avoua que ses forces étaient épuisées, et qu’il ne lui était plus possible de continuer à marcher aussi vîte. Arrêtons, et reposons-nous donc, s’écria-t-il ; mais pourquoi refusez-vous de vous appuyer sur moi ? Ce moment doit bannir tout scrupule.


Pourquoi refusez-vous de vous appuyer sur moi ? ce moment doit bannir tout scrupule ! Pag 22. Volume 4
Pourquoi refusez-vous de vous appuyer sur moi ? ce moment doit bannir tout scrupule ! Pag 22. Volume 4
Pourquoi refusez-vous de vous appuyer sur moi ? ce moment doit bannir tout scrupule !


Cécile, à ces mots, soit par honte, soit par lassitude, s’appuya sur son bras, et Delvile le pressant doucement avec une émotion qu’il ne pouvait plus réprimer : s’écria : « Fardeau charmant, ah, que je ne vous perde jamais ! » Cécile reprit alors toutes ses forces, et retira promptement sa main de dessous son bras ; il la laissa se dégager, et lui dit en hésitant : Pardonnez-moi, Cécile… Madame… miss Beverley, veux-je dire. Cécile, sans lui répondre, continuait à marcher seule aussi vîte qu’il lui était possible ; et Delvile, sans oser s’y opposer, la suivait en silence.

À peine avaient-ils fait ainsi quelques pas, qu’il tomba tout-à-coup une grande quantité de grêle ; et le vent, qui était très-fort, leur soufflant au visage, obligea Cécile de s’arrêter plusieurs fois, malgré tous les efforts qu’elle fit pour avancer. Delvile s’approchant alors d’elle, lui proposa de se réfugier de nouveau sous un arbre, les éclairs et le tonnerre ayant absolument cessé, et d’y attendre que la grêle eût un peu diminué. Quoique Cécile n’eût jamais été moins disposée à l’obliger, elle se trouvait si incommodée de la violence de l’orage, qu’elle fut obligée d’y consentir. Chaque instant lui paraissait un siècle, et cependant la grêle et le vent ne finissaient point. Ils gardaient le silence l’un et l’autre. Tous deux, quoiqu’éprouvant des sensations différentes, étaient également affligés de ce contre-temps.

Delvile avait eu soin de se placer du côté où le vent soufflait avec le plus de furie ; mais appercevant que, malgré tous ses efforts pour l’en préserver, quelques grains de grêle étaient tombés sur le mantelet de Cécile, il ôta alors son chapeau, et le tint de façon à la garantir mieux.

Il fut impossible à Cécile d’être plus long-temps insensible à ces soins ; et se tournant tout-à-coup vers lui, elle lui dit : Pourquoi cela, M. Delvile ? Que ne ferais-je pas, répartit-il, pour obtenir mon pardon de miss Beverley ? Eh bien, eh bien, je vous prie, remettez votre chapeau. — Me l’ordonnez-vous ? — Non, certainement ; mais je le souhaite. — Ah ! s’écria-t-il en se couvrant, quels ordres auraient jamais autant de pouvoir sur moi que vos simples desirs ? — Après une pareille pause, il ajouta : Me pardonnez-vous ?

Cécile honteuse de la cause de leur brouillerie, et fléchie par le sérieux de sa demande, lui répondit sans hésiter : Oui, oui… pourquoi me rappelez-vous pareilles folies ?

Que vous êtes bonne ! s’écria-t-il vivement en lui prenant la main. Ah miss Beverley !… que n’ai-je la force !… Pourquoi m’est-il absolument impossible ?… Si ma situation malheureuse permettait… Je m’apperçois, répartit-elle très-agitée, et retirant sa main, que vous voulez me prouver combien on doit redouter le mauvais temps. Elle s’empressa à quitter l’arbre. Delvile, voyant un domestique s’approcher avec un parapluie, courut le prendre, et lui indiquant le lieu où était milady, il lui ordonna d’aller la joindre.

L’orage ne tarda pas à se dissiper entièrement : mais il commençait à faire nuit ; et comme en courant ils s’étaient éloignés du chemin, afin d’arriver plutôt en prenant en droite ligne, la hauteur des herbes les empêchait de marcher, et le terrain était si inégal et si glissant, que Cécile eut toutes les peines du monde de s’empêcher de tomber. Elle persista obstinément à refuser les secours de Delvile, qui se tenait à ses côtés, et paraissait craindre de se montrer trop importun.

Quoique Cécile ne fût pas, à beaucoup près, aussi irritée qu’elle affectait de le paraître, elle crut nécessaire de lui témoigner qu’elle était piquée de l’inconséquence de sa conduite, et qu’il était convenable de ne pas souffrir, sans en témoigner son mécontentement, de pareils transports de la part d’un homme qui s’était fait une loi d’user avec elle de la plus grande retenue. Ils arrivèrent alors au château ; et prenant un sentier détourné, ils se trouvèrent dans une petite allée basse et étroite, qui y conduisait. Mortimer s’arrêta un moment, et dit à Cécile du ton du monde le plus humble : Je suis au désespoir de vous avoir offensée ; mais s’il était possible que vous connussiez une partie de mes souffrances, vous êtes trop généreuse pour continuer à me traiter avec tant de sévérité.

Cécile se trouva alors entourée de domestiques ; mais elle était si surprise des dernières paroles de Delvile, qui changeaient sa colère en tristesse, qu’elle entendit à peine ce qu’ils lui dirent, et sut encore moins ce qu’elle leur répondait, quoique tous, d’une voix, lui demandassent ce qu’était devenue milady, et où ils devaient l’aller chercher.

Madame Delvile vint à son tour, lui proposa de se mettre tout de suite au lit ; elle accepta la proposition : confuse et déconcertée de ce qui venait de se passer, elle se sentait incapable de soutenir la moindre conversation. Son embarras et sa distraction furent attribués à la lassitude et à l’effroi ; et Madame Delvile, ayant aidé à la coucher, fut rendre le même service à milady, qui arriva au même moment.

Restée enfin seule, elle réfléchit sur les aventures de la soirée, et sur la conduite de Delvile depuis qu’elle le connaissait. Il ne lui paraissait plus possible de douter qu’il ne l’aimât sincèrement. Toutes les fois qu’il agissait avec réflexion, il avait l’air froid et réservé ; mais dans les circonstances essentielles, il manifestait toujours pour elle l’attachement le plus vif et le plus flatteur. Cette inclination n’était, au reste, pas plus évidente que le désir qu’il avait de la cacher et de la vaincre : il paraissait même redouter jusqu’à sa vue, et s’être imposé la nécessité d’éviter toute conversation avec elle.

Quelle étrange et impénétrable raison pouvait lui prescrire une conduite aussi mystérieuse ? À la vérité, il ne savait pas qu’elle desirait qu’il en tînt une différente ; mais il ne pouvait ignorer qu’il n’eût autant de droit qu’un autre à chercher à lui plaire.

L’obstacle qui le retenait aurait-il été la clause du testament de son oncle, par laquelle il exigeait que celui qui l’épouserait prît son nom ? Cette condition lui paraissait à elle-même assez désagréable, et cependant elle était si ordinaire dans les cas où il était question d’une héritière, qu’elle ne pouvait l’emporter sur les avantages d’une pareille alliance. Elle se rappela alors Henriette. La lettre qu’elle avait vue entre ses mains l’inquiétait : mais la conviction qu’il n’en était point amoureux, jointe à la certitude que l’intérêt seul qu’il prenait à elle pouvait l’y faire penser, diminuait à cet égard les soupçons qu’elle avait conçus. Milady Euphrasie Pemberton l’embarrassait davantage ; il lui semblait assez probable qu’il y eût actuellement quelque négociation sur le tapis avec le duc de Derwent pour ce mariage. Elle croyait avoir toutes sortes de raisons de considérer madame Delvile comme son amie, quoique cette dame eût le soin le plus scrupuleux d’éviter toute plaisanterie sur le compte de son fils, dont elle ne faisait jamais mention que dans les occasions qui n’intéressaient point Cécile. Le père, malgré tout ce que M. Monckton avait pu dire de contraire, paraissait donc être le seul obstacle, sa vanité pouvait trouver à redire à la naissance de Cécile, qui, quoiqu’elle ne fût pas illustre, n’avait rien de bas, et en remontant par-delà son grand’père, devenait très-ordinaire.

Si telle est néanmoins, s’écria-t-elle, sa situation, combien n’ai-je pas eu tort de blâmer sa conduite ; car tandis que je l’accusais de caprice, il n’a réellement agi que par nécessité. Si son père exige qu’il forme une autre alliance, sa conduite n’a-t-elle pas été honnête, prudente et équitable, en fuyant un objet qui aurait pu le porter à la désobéissance, et en tâchant de lui laisser ignorer un penchant que son devoir l’obligeait à surmonter. Ainsi toutes ses réflexions la conduisaient à garder encore plus soigneusement que jamais son secret, et la raison vint au secours du penchant.