Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 1-17).



CHAPITRE III.

Étourderie.


Le château parut bientôt plus vivant par l’arrivée de milady Honora Pemberton, qui vint passer un mois avec madame Delvile. Cécile n’eut plus de loisir ; car milady lui laissait à peine un moment ; elle aurait voulu l’avoir toujours à ses côtés, exigeait qu’elle se promenât, se reposât, travaillât et chantât avec elle. Tout ce qu’elle faisait, elle invitait Cécile à le faire aussi ; elle l’accompagnait par-tout où elle allait ; et madame Delvile qui l’aimait, quoiqu’elle souffrît impatiemment ses défauts, était charmée de cette intimité, qu’elle encourageait, dans l’espérance qu’elle ne pourrait qu’être utile à sa parente.

Milady n’avait cependant pas conçu beaucoup d’affection pour Cécile : au contraire, si on lui avait dit qu’elle ne la reverrait plus, elle l’aurait entendu avec le même sang-froid que si elle avait appris qu’elle la rencontrerait tous les jours : elle n’avait pas d’autre raison pour s’attacher à Cécile que celle de n’avoir rien de mieux à faire ; elle n’avait d’autre goût pour sa société, que celui qui résultait de son aversion pour la solitude.

Milady avait été élevée comme le sont les jeunes personnes de sa condition ; ses progrès avaient été précisément tels qu’ils devaient l’être pour qu’elle fût comme toutes celles qui passent pour avoir été bien élevées. Elle chantait un peu, touchait du clavecin, peignait, travaillait un peu, et dansait beaucoup. Elle avait de l’esprit et des talents naturels, quoiqu’ils n’eussent été guères cultivés ; elle manquait absolument de jugement et de prudence : elle s’embarrassait très-peu de déplaire, et était fort indifférente sur tout ce qu’on pouvait penser d’elle : son seul plaisir était d’étonner par son babil ; que cet événement lui fût avantageux ou préjudiciable, c’est à quoi elle ne se donnait pas la peine de réfléchir un instant. Un caractère aussi léger était peu propre à inspirer de l’estime ou de la considération à Cécile, qui, dans toute autre époque de sa vie, aurait été fatiguée de son obstination à ne pas la quitter ; mais dans l’incertitude où était alors son esprit, l’étourderie de milady servit à l’amuser. Elle ne pouvait cependant pas s’empêcher d’être blessée, en voyant que la conduite de Delvile était la même avec l’une et avec l’autre, au point qu’un observateur ordinaire aurait eu peine à décider laquelle des deux il préférait.

Huit jours après l’arrivée de milady au château, elle accourut un matin dans la chambre de Cécile, en lui disant qu’elle avait d’agréables nouvelles à lui apprendre. Mylord Derfort arrive. Il faut que les évènements soient extrêmement rares, répondit Cécile, si c’est là votre grande nouvelle. Elle est aussi bonne qu’une autre, et cela vaut mieux que d’aller se coucher après avoir passé la journée en famille. Dites-moi franchement la vérité, ne trouvez-vous pas cela terrible ? — Non, rien ne me paraît terrible avec madame Delvile. — Oh ! je goûte aussi madame Delvile par-dessus tout ; car je la crois la plus habile femme qu’il y ait au monde. Je sais pourtant bien qu’elle ne se soucie pas trop de moi, par conséquent il est impossible que j’en sois bien éprise. D’ailleurs, quand je l’admirerais encore plus, je craindrais toujours l’ennui de ne voir qu’elle. Elle ne sort jamais, comme vous savez, et n’a jamais compagnie chez elle, ce qui est très-désagréable ; ce genre de vie fait que l’on est bientôt las les uns des autres. Vous saurez que c’est une des grandes raisons pour laquelle mon père est enchanté que je viène ici ; il a des idées et des façons de penser très-singulières, malgré les peines que je me donne pour l’en faire changer. Je suis toujours bien contente quand cette visite est finie ; car je suis obligée d’y venir une fois toutes les années. Je ne parle pas de celle-ci, parce que votre présence la rend très-supportable. Vous me faites beaucoup d’honneur, répondit Cécile en riant. — Lorsque mylord Derfort arrivera, les choses n’en iront sûrement que mieux ; du moins ce sera un nouvel objet. Nous pourrons lui demander les nouvelles du jour, et cela mettra madame Delvile en colère, ce qui nous redonnera un peu de vie. Je sais d’avance que nous ne tirerons pas la moindre chose de lui ; car il ignore absolument ce qui se passe dans le monde ; et il n’y a, je vous assure, pas grand mal à cela. Quand il le saurait, il aurait toutes les peines du monde à le conter ; il est si niais. Cela n’empêchera pas que je ne le questionne sur tout ce qui me passera par la tête ; moins il pourra répondre plus il sera embarrassé ; et j’aime furieusement à tourmenter un sot, parce qu’il est incapable de me rendre la pareille… À présent que j’y pense, je devrais, puisque c’est un de vos adorateurs, vous faire mes excuses. — Oh ! je vous prie, ne vous gênez pas pour moi. Je consens volontiers que vous en disiez tout ce que vous voudrez. — Je vous assure donc que mylord Ernolf est celui des deux que j’aime le mieux ; il a mille fois plus de bon sens que son fils ; j’avoue que je suis très-étonnée que vous refusiez de l’épouser ; car vous auriez fait exactement de lui tout ce que vous auriez voulu, ce qui n’aurait pas laissé d’être assez agréable.

Lorsque j’aurai besoin d’un pupille, répondit Cécile, ce sera pour lui une excellente recommandation ; mais si je me mariais, j’aimerais encore mieux un tuteur. Je ne pense certainement pas de même, s’écria milady négligemment ; car je n’ai déjà eu que trop de tuteurs ; et ce que je connais le mieux du mariage, est qu’il nous débarrasse. J’imagine que vous pensez de même ; tout ce que vous en dites ce n’est que pour la forme. Oh ! que ma sœur vous adorerait !… Êtes-vous toujours aussi sérieuse que vous l’êtes à présent ? J’imagine que c’est ce triste château qui produit cet effet. Je me rappèle que lorsque je vous vis à la place de Saint-James, vous me parûtes très-gaie ; mais, réellement, des épaisses murailles sont capables d’inspirer des vapeurs noires, n’en eût-on jamais eu auparavant. Il ne me paraît pas, milady, qu’elles aient eu de tristes suites pour vous. — Oh ! pardonnez-moi, si Euphrasie était ici, à peine me reconnaîtrait-elle… Si par un heureux hasard, on apprend une nouvelle, à peine madame Delvile permet-elle qu’on la répète, de crainte qu’elle ne soit fausse : comme si cela y faisait quelque chose ! Qu’elle le fût ou ne le fût pas, cela me serait égal ; elles amusent autant les unes que les autres ; si elle voulait absolument avoir la patience de les écouter. Vous savez qu’elle est extrêmement sévère, si bien que, soit que je le veuille ou ne le veuille pas, elle m’inspire toujours une sorte de gêne. Mais tout cela, comparé à son cher époux, n’est encore rien. C’est lui qui est tout-à-fait insupportable, si grave, si stupide, si majestueux, si ennuyeux ! Mortimer devient aussi tous les jours pis. Oh ! c’est une singulière famille. J’ose assurer qu’il deviendra bientôt aussi désagréable que son père. Ne le croyez-vous pas ? — Mais, réellement… non… Il me paraît qu’ils n’ont pas grande ressemblance, dit Cécile, après avoir un peu hésité.

Une fois, il m’a paru le plus aimable jeune homme du monde. Cela est tout-à-fait passé, et il devient aussi sot et aussi triste que les autres. Je voudrais bien que vous eussiez été ici l’hiver dernier, je vous assure que vous en auriez été amoureuse. Vous le croyez ? répartit Cécile en riant. — Oui ; il était charmant, tout esprit et gaieté. En vérité, si ce n’était pour vous, je crois qu’au lieu de passer ce vieux pont-levis, je me jèterais dans le fossé. Je voudrais qu’Euphrasie fût ici. C’est justement un endroit tel qu’il lui faut. Elle se croirait dans un couvent aussi-tôt qu’elle y arriverait, et rien ne la rendrait si heureuse ; elle souhaite de tout son cœur d’être religieuse ; pauvre innocente ! — Y a-t-il quelque apparence que milady Euphrasie viène ? Oh ! non ; elle ne le peut pas à présent, parce que cela ne conviendrait pas ; mais je me propose, si elle épouse jamais Mortimer… — Si elle l’épouse jamais ? répartit Cécile consternée. — Je crois, ma chère, s’écria milady en la fixant avec malice, que vous avez vous-même quelqu’envie de l’épouser. — Moi ? non, en vérité. — Vous avez pourtant l’air d’être tout-à-fait coupable, dit-elle en riant ; et réellement lorsque vous êtes venue ici, tout le monde a cru que c’était une affaire arrangée. — Ce n’est qu’une imagination de votre part, une pure invention, dit Cécile en rougissant de nouveau. — Non ; je vous assure : cela m’est revenu de plusieurs côtés ; tout le monde pense que votre fortune serait bien propre à réparer ces vieilles murailles et ces fortifications délabrées. D’autres assurent que M. Harrel vous avait vendue à M. Marriot ; et que si vous épousiez Mortimer, vous essuieriez un procès qui absorberait plus de la moitié de votre bien. Il y en a même qui prétendent que vous aviez promis votre main au chevalier Floyer, et qu’ayant appris que ses possessions étaient hypothéquées, vous vous en étiez repentie, et qu’il avait dit publiquement que tout homme qui aurait la hardiesse de vous rechercher en mariage, aurait affaire à lui. Quelques-uns ont été jusqu’à assurer qu’il y avait déjà quelque-temps que vous aviez épousé secrètement M. Arnott, qui n’osait pas l’avouer, parce qu’il craignait que le baronnet ne le forçât à se battre.

Voilà, s’écria Cécile avec un ris forcé, de singulières inventions ! et qui n’ont, sans doute, d’autre fondement que votre crédulité. — Non, en vérité, toute la ville en est imbue. Mais ne faites nulle attention à ce que je vous ai dit relativement à Euphrasie ; peut-être ce mariage ne s’effectuera-t-il jamais. — Peut-être, dit Cécile enchantée de voir que cette prétendue alliance pourrait fort bien n’avoir rien de réel, n’en a-t-il jamais été question. — Pardonnez-moi, il se négocie à présent, à ce que je crois, entre les hautes puissances contractantes ; la seule chose que M. Delvile ignore encore c’est la dot d’Euphrasie ; il ne sait pas si elle sera telle que sa situation l’exige. On avait une fois pensé à moi pour Mortimer, continua milady : je suis enchantée qu’il n’en soit plus question ; car je n’aurais jamais pu me confiner dans ce triste manoir, qui convient beaucoup mieux à Euphrasie. Ma grand’maman l’a élevée, et elle ne connaît point le monde ; elle n’a pas encore été présentée : ainsi elle n’est point sortie de sa coquille, et ne se montrera que l’année prochaine. Elle a pourtant vu une fois Mortimer, qui ne lui a point plu du tout. — Il ne lui a point plu ! s’écria Cécile très-étonnée. — Non, il lui a paru trop enjoué… Oh ! ma chère, que je voudrais qu’elle le vît à présent ! J’imagine qu’elle le trouverait assez triste. C’est la petite personne la plus grave et la plus méthodique que vous ayez jamais vue : ma grand’maman ne lui a jamais appris qu’à dire ses prières ; de sorte que, dès qu’on parle d’autre chose que de dévotion, elle croit qu’on commet un péché. Elles se séparèrent. Cécile, très-inquiète, ne savait que penser de ce qu’elle venait d’entendre. Ce qui la mortifiait le plus, c’est que milady Honora s’était apperçue de son émotion.

La première fois qu’elle se trouva seule avec madame Delvile : miss Beverley, lui dit celle-ci, votre petite babillarde vous a-t-elle annoncé celui que nous attendions ? Est-ce de mylord Derfort, madame, dont vous voulez parler ? — Oui : il vient avec son père ; serez-vous fâchée de les voir ? — Non, si, comme je l’espère, ils viènent uniquement pour vous rendre leurs devoirs, ainsi qu’à M. Delvile, mylord Ernolf ne saurait jamais supposer que sa visite puisse me faire changer. Je me suis expliquée très-clairement avec lui, et il a paru aussi raisonnable que poli, en cessant absolument de m’importuner. On a cependant assez généralement cru dans le public, dit madame Delvile, que vous étiez étrangement gênée par M. Harrel. Il ne serait donc pas impossible que mylord se flattât que le changement arrivé dans votre situation en produisît aussi en sa faveur. Je serais fâchée qu’il le pensât, reprit Cécile ; vous avez raison, s’écria madame Delvile, d’être difficile dans votre choix, et de prendre tout le temps nécessaire pour vous bien consulter avant de vous décider. Je vous ai épargné toute question à ce sujet, de peur que vous n’eussiez de la répugnance à y répondre. Mais actuellement que je prends un trop vif intérêt à votre félicité pour ne pas chercher à connaître vos intentions, permettez que je vous demande quelques éclaircissements. Cécile y consentit sans hésiter, mais en rougissant.

Dites-moi donc, parmi le grand nombre de soupirants qui ont aspiré à votre main, n’en est-il aucun que vous ayez distingué et que vous ayez eu intention de préférer ? — Aucun, madame. — Et parmi cette quantité, n’en est-il aucun que vous comptiez distinguer par la suite ? — Ah ! madame, repartit Cécile, quelque nombreux qu’ils soient, j’ai peu de raison d’en être vaine ; il n’y en a qu’un seul qui, je crois, me serait resté attaché après la perte de ma fortune. Je crois même que c’eût été pour lui un motif de plus pour penser à moi. — Cette sincérité, s’écria madame Delvile, est précisément ce que j’attendais de vous. Il y en a donc un ? — Je le crois, et c’est le digne M. Arnott. Je serais bien trompée, si son penchant pour moi n’était pas désintéressé ; je desirerais presque… Quoi, ma chère amie ? — D’en être plus reconnaissante, et de pouvoir le payer de retour. — Et vous ne pouvez ?… Non : j’estime sincèrement ses bonnes qualités. Si par une fatale nécessité je me trouvais forcée à donner la main à l’un de ceux qui ont daigné me rechercher, je n’hésiterais pas un instant à lui témoigner ma reconnaissance ; et cependant, pour quelque temps au moins, une pareille preuve de gratitude me rendrait très-malheureuse. Vous pouvez peut-être penser ainsi dans ce moment, répliqua madame Delvile ; mais avec des sentiments si décidés en sa faveur, vous viendrez vraisemblablement par la suite à le plaindre… et finirez par lui donner la main. — Non, réellement, madame. Je ne prétends point, je l’avoue, vous ouvrir tout-à-fait mon cœur… J’ignore si vous auriez la patience d’entendre jusqu’au bout un détail si peu intéressant ; mais s’il y a des choses que je m’abstiens de vous dire, il n’en est point que je voulusse déguiser.

Je vous crois, s’écria madame Delvile en l’embrassant, d’autant plus volontiers que non-seulement parmi vos amants reconnus, mais même parmi le reste des hommes, j’en connais à peine un seul qui me paraisse digne de vous posséder. Pour mériter votre confiance, ajouta-t-elle, je ne la solliciterai point par de nouvelles questions ; j’attendrai de vous-même l’aveu de vos sentiments ; et je vous connais assez pour être persuadée que vous ne ferez aucune démarche importante sans me consulter.

La reconnaissance de Cécile pour tant de délicatesse, pensa lui arracher son secret ; mais elle craignit qu’un pareil aveu n’eût l’air de chercher à engager madame Delvile à favoriser ses vues, dans la seule affaire où Cécile elle-même aurait dédaigné d’employer ses sollicitations. Elle se contenta donc de la remercier de sa bonté, et la conversation finit. Elle aurait bien desiré savoir si ces questions n’étaient que l’effet d’une curiosité inspirée par l’amitié, ou si quelque motif plus pressant avait porté madame Delvile à vouloir s’instruire si elle était libre encore ou déjà engagée. Mais elle se vit forcée d’attendre tranquillement que le temps éclaircît ses doutes.