Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 100-110).



CHAPITRE IX.

Retraite.


Le lendemain matin, Cécile voulut éviter les plaisanteries de milady, et avant que de paraître, laisser partir Delvile. Elle imaginait que la manière dont elle l’avait quitté, lui ferait croire qu’il n’avait fait aucune impression sur elle, et elle se trouvait heureuse de pouvoir penser qu’au moins il ignorait son secret.

Milady Pemberton entrant, en courant, dans sa chambre, avant qu’elle fût habillée : Voici, s’écria-t-elle, un nouveau projet ; notre grand homme d’état se propose de nous quitter : il ne saurait se résoudre à perdre son cher fils de vue ; il veut lui-même en prendre soin pendant le voyage. Pauvre cher petit Mortimer ! Ils en font une véritable marionette. J’ai grande envie de me procurer un hochet, et de lui en faire présent.

Cécile lui fit quelques questions pour apprendre d’autres détails, et elle sut, qu’en effet M. Delvile était résolu d’accompagner son fils à Bristol, et que le voyage n’était retardé de quelques heures, que pour qu’on eût le temps de faire les nouveaux préparatifs qu’il exigeait.

M. Delvile, toujours exact sur le cérémonial, s’excusa tant bien que mal, auprès de mylord Ernolf, de la nécessité où il se trouvait de le quitter : son inquiétude pour la santé de son fils, et les raisons qu’il allégua à ce sujet, furent telles qu’il fut impossible de ne pas s’en contenter : d’ailleurs, les vues de mylord n’étant point dérangées par son absence, puisque Cécile restait, il serait très-charmé, pour lui prouver qu’il n’était point mécontent de tenir compagnie à madame Delvile jusqu’à son retour.

Mortimer, avant que de partir, chercha l’occasion d’entretenir Cécile en particulier ; il la trouva bientôt, et d’une voix, et avec un air qui prouvaient que toute la fierté qu’il avait affectée le jour précédent, avait fait place au plus profond abattement, il lui dit : miss Beverley pourra-t-elle souffrir patiemment la vue d’un homme aussi vain, aussi inconséquent ? Mais elle est trop sage pour s’arrêter aux délires d’un extravagant… qui, gouverné par une passion aussi violente que désespérée, n’a plus l’usage de sa raison.

Cécile, singulièrement frappée de cet aveu si humble, le regarda de l’air le plus étonné, sans prononcer un seul mot. Il s’approcha tristement, et ajouta : Je suis honteux de la manière dure et cruelle avec laquelle je vous abordai hier au soir, qui m’attira votre colère au moment où j’aurais dû implorer votre indulgence : mais quoique préparé à toute votre rigueur, il ne m’a pas été possible de la soutenir ; et quoique votre indifférence fût presque une faveur, il s’en est peu fallu qu’elle ne me fît perdre la raison, tant la passion et l’intérêt personnel sont aveugles. — Vous n’avez pas besoin de justification, monsieur, lui dit Cécile, je n’en exige aucune. — Vous pouvez bien, repartit-il, affectant de sourire, vous passer de mes excuses, vous me trouverez aujourd’hui beaucoup plus raisonnable. Une nuit entière de réflexions….. réflexions que le sommeil n’a certainement point interrompues… m’a rendu l’usage de mes facultés. Comptez-vous partir bientôt, monsieur ? Je crois qu’oui : je n’attends que mon père. Mais pourquoi miss Beverley desire-t-elle si fort mon éloignement ? Je ne reviendrai pas si-tôt ; et quelques moments de délai méritent sûrement un peu d’indulgence… Me voilà encore sur le point de vous accuser de cruauté. Je dois m’en fuir, je ne m’en apperçois que trop ; ou l’amendement dont j’ai osé me vanter n’aboutira qu’à de nouvelles offenses, à de nouvelles disgrâces, à de nouveaux remords. Adieu, mademoiselle… Puissiez-vous jouir de toutes sortes de prospérités ! Ce sera toujours le plus cher et le plus constant de mes souhaits, quelque longue que soit mon absence, et quelqu’éloignés que soient les climats qui nous sépareront. En finissant ces derniers mots, il se hâta de partir. Mais Cécile, cédant à un mouvement de surprise, trop subit pour pouvoir y résister, s’écria : Les climats ? Comptez-vous donc sortir hors du royaume. — Oui, répondit-il avec vivacité, pourquoi y resterais-je ? Il ne faudrait que peu de temps pour le parcourir, et ce serait une imprudence que de penser à revenir si-tôt. Pendant une absence aussi courte, quelle autre idée que celle de vous revoir, pourrait m’occuper ? Et en vous revoyant, quel autre sentiment éprouverais-je que celui d’un plaisir dangereux et d’une satisfaction que je dois fuir ?… Tous mes combats se renouvelleraient ; il faudrait encore m’arracher des lieux que vous habiteriez ; les passions dont mon cœur est actuellement agité, reprendraient de nouvelles forces, peut-être encore moins supportables que les premières… Non… mes forces ne pourraient résister à un second assaut ; c’est bien assez de cette séparation. Le courage avec lequel je prolongerai mon exil réparera à mes yeux la faiblesse qui le rend indispensable. Alors il se hâta, avec encore plus d’empressement que la première fois, de sortir, quand Cécile, très-émue, s’écria : Un seul moment, monsieur ! Retournant alors sur ses pas de l’air du monde le plus surpris : Qu’est-ce que miss Beverley daigne me commander ? Rien, répondit-elle, un peu remise de son trouble ; je voudrais seulement n’être point la cause de votre éloignement, puisqu’il me sera facile de trouver un autre asyle ; et quel que soit le tendre et sincère attachement que j’ai pour madame Delvile, j’aimerais encore mieux me séparer d’elle que de la priver, ne fût-ce que pendant un mois, de la présence de son fils.

Que cette condescendance est humaine et généreuse ! s’écria-t-il ; mais qui a jamais été aussi humain et aussi généreux que miss Beverley, si indulgent pour les autres, si noble dans ses procédés ? En vous laissant avec ma mère, que peut-il lui rester à desirer ? Non, elle connaît tout votre mérite ; elle vous adore presque autant que je vous adore moi-même. Vous êtes actuellement sous sa protection ; vous paraissez formées l’une pour l’autre : que ce ne soit donc pas moi qui la prive d’un si précieux dépôt… Oh ! pourquoi faut-il que celui qui voit et connaît si bien toutes les perfections de l’une et de l’autre, soit arraché avec tant de violence à des objets qu’il révère ; tandis qu’il donnerait une moitié de sa vie pour qu’il lui fût permis de passer l’autre dans une société qui lui est si précieuse !

Eh bien, monsieur, dit Cécile, qui sentit son courage s’affaiblir, si vous ne voulez pas vous désister de votre projet, que je ne vous arrête pas plus long-temps. Ne me souhaiterez-vous pas un bon voyage ? — Oui… je vous le souhaite de tout mon cœur. — Et daignerez-vous me pardonner les erreurs involontaires qui vous ont offensée ? — Je n’y penserai plus, monsieur. — Adieu donc, ô la plus aimable des femmes ; puissent toutes les félicités que vous méritez, s’accumuler sur votre tête ! Je vous recommande ma mère, bien convaincu de la sympathie que doit vous inspirer un caractère si semblable au vôtre. Lorsque vous la quitterez, puisse l’heureux mortel qui lui succédera, qui méritera votre main !… Il s’arrêta, il hésita ; Cécile détourna les yeux ; il soupira, lui prit la main, et la pressant contre ses lèvres, il s’écria : Que votre bonheur soit sans mesure !… pur comme vos vertus, et aussi durable que votre bienfaisance !… Ô trop aimable Beverley !… pourquoi, pourquoi faut-il que je vous quitte ? Quoique Cécile n’eût pas la force de lui faire des reproches, elle en eut assez pour retirer sa main, et il se hâta de sortir de la salle.

Cet incident était pour Cécile ce qui pouvait lui arriver de plus fâcheux ; la douceur de Delvile suffisait seule pour la fléchir ; la fierté qu’elle avait montrée n’existait qu’autant qu’elle était excitée par la sienne ; son mécontentement avait cessé, et son cœur sensible partageait les tourments de Delvile. Abandonnée à ses réflexions et à sa douleur, elle restait immobile à sa place, le regard fixé sur la porte par laquelle il était sorti ; comme si, en partant, il eût emporté avec lui tout ce qui pouvait encore l’attacher à la vie.

Cette profonde mélancolie et ces tristes réflexions ne tardèrent pas à être interrompues ; milady Pemberton parut bientôt. Quoique très-étourdie, elle n’en était pas moins clairvoyante : elle s’apperçut que Cécile était embarrassée ; et la regardant malicieusement, elle lui dit :… Mortimer est-il venu prendre congé de vous ? — Prendre congé de moi !… Non… Est-il parti ? — Oh non ! papa a auparavant je ne sais combien d’affaires à arranger : il ne sera pas encore prêt de deux heures. Mais n’ayez pas l’air si triste ; je vais chercher Mortimer, et vous l’amener, pour qu’il vous console. Elle se mit à courir. Cécile, à qui il fut impossible de l’arrêter, ne se trouvant pas assez de force pour soutenir de seconds adieux, ni les plaisanteries de milady, eut recours à la fuite ; et prenant un parasol, elle gagna le parc, où pour dérouter ceux qui pourraient avoir l’envie de la suivre, elle dirigea ses pas vers un bois touffu et peu fréquenté : et elle ne s’arrêta que lorsqu’elle se trouva à plus de deux milles du château. N’ayant plus alors sa dignité à soutenir, ni des regards à éviter, elle donna un libre cours à ses larmes.

Elle avait rencontré le seul homme auquel elle eût voulu unir son sort, celui dont la façon de penser, si semblable à la sienne, lui promettait les jours les plus heureux. Son penchant s’était involontairement décidé pour cet objet ; il avait été secondé par l’estime ; elle n’avait rien trouvé qui pût lui faire soupçonner que ce choix eût des inconvénients, ou qu’il pût être blâmé : elle s’était assurée de la réciprocité des sentiments qu’elle éprouvait. Il est vrai que sa naissance était un peu inférieure ; elle n’avait cependant rien de vil ; ses inclinations, son éducation et son caractère étaient tels qu’elle eût pu les désirer ; et cependant, au moment où leur union paraissait ne devoir souffrir aucune difficulté, qu’ils habitaient sous un même toît, que le père de l’un était le tuteur de l’autre, et que leurs intérêts mutuels, encore plus que leur affection, semblaient les inviter à former cette alliance, le jeune homme, de lui-même, sans qu’on le lui ordonnât, par un effort volontaire, s’arrachait d’auprès d’elle, et loin de chercher à gagner son cœur, la priait presque de ne pas l’aimer. Il se condamnait à l’exil, quittait sa patrie et ses liaisons, sans autre vue, sans aucun autre motif que de fuir la présence de la personne qu’il adorait. Quoiqu’instruite enfin du motif d’une pareille conduite, elle ne la trouvait ni raisonnable ni nécessaire ; mais en blâmant sa fuite, elle pleurait sa perte : elle admirait, en gémissant, la force qu’il avait eue de vaincre sa passion.