Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 82-98).



CHAPITRE VI.

Coup hardi.


Cécile de retour chez elle, apprit avec chagrin qu’on n’avait encore eu aucunes nouvelles de M. Harrel. Sa femme, qui était rentrée de bonne heure, alors véritablement alarmée, pria Cécile de rester avec elle ; elle envoya aussi chercher son frère, et ils passèrent la nuit ensemble, attendant, en tremblant, quelle serait l’issue de leurs recherches.

À six heures du matin, M. Arnott pria sa sœur et Cécile d’aller se reposer, leur promettant de faire les plus exactes recherches, et de ne pas rentrer sans leur en apporter quelques nouvelles. Peu après son départ, tandis que mad. Harrel et Cécile étaient encore sur l’escalier, on frappa si rudement à la porte, qu’elles en furent épouvantées. Cécile préparée à quelque malheur, fit rentrer promptement son amie dans le sallon ; et sortant toute de suite, elle vit paraître, avec autant de satisfaction que de surprise, M. Harrel lui-même. Elle courut faire part à sa femme de cette bonne nouvelle, et il la suivit immédiatement. Madame Harrel s’empressa de lui dire combien il l’avait inquiétée, et Cécile lui témoigna la joie que lui causait son retour ; mais la satisfaction de l’une et de l’autre ne fut pas de longue durée. Il entra d’un air furieux et menaçant, le chapeau sur la tête et les bras croisés. Il ne répondit rien à tout ce qu’elles lui dirent ; mais ayant poussé la porte avec le pied, il se jeta sur un sopha. Cécile voulait se retirer ; M. Harrel lui saisit la main, pour l’en empêcher. Ils restèrent quelques minutes dans cette situation ; et M. Harrel se levant tout-à-coup, s’écria : avez vous quelques paquets à faire ? Des paquets, répéta madame Harrel, dieu nous soit en aide ! Pourquoi ? Il faut que je quitte l’Angleterre, je partirai demain matin. Quitter l’Angleterre ? s’écria-t-elle fondant en larmes. J’espère que cela ne sera pas ! N’espérez rien, répliqua-t-il d’un ton de fureur. Il lui ordonna ensuite en jurant, de le laisser, et d’aller tout préparer pour le départ.

Madame Harrel, qui n’était point accoutumée à un pareil traitement, fut si effrayée, qu’elle en eut des convulsions auxquelles il ne fit aucune attention, et il sortit de la salle, en la maudissant comme une folle qui avait causé sa ruine. Quoique Cécile eût sonné, et se fût empressée à lui donner des secours, cette brutalité l’avait tellement révoltée, qu’elle savait à peine ce qu’elle devait ordonner ou faire. Madame Harrel se remit cependant bientôt ; Cécile l’accompagna dans sa chambre, où elle resta, et tâcha de la calmer, jusqu’au retour de M. Arnott, à qui on apprit l’état affreux dans lequel M. Harrel était enfin rentré chez lui ; sa sœur le pria d’user de tout son crédit pour qu’il différât au moins, supposé qu’il ne pût l’y faire renoncer entièrement, l’exécution de son projet de voyage. Il alla s’acquitter, en tremblant de cette commission, et revint avec un air déconcerté leur dire que M. Harrel lui avait appris qu’il avait contracté une dette d’honneur beaucoup plus considérable qu’il n’était en état de payer ; et comme il ne pouvait se montrer qu’elle ne fût acquittée, il était forcé de quitter le royaume sans perte de temps. Oh, mon frère ! s’écria madame Harrel, souffrirez-vous que nous partions ? Hélas ma chère sœur, répondit-il, et quand je serai ruiné à mon tour, qui pourra ou voudra vous secourir ?

Mme Harrel pleura alors amèrement ; et le tendre M. Arnott, en tachant de la consoler, ne put s’empêcher de mêler ses larmes à celles d’une sœur qu’il chérissait. Cécile, dont la raison était plus forte, et dont l’équité naturelle était révoltée, éprouva des sensations différentes ; et abandonnant madame Harrel aux soins de son frère, dont elle plaignait la trop grande facilité, elle rentra chez elle. En vain chercha-t-elle du repos ; l’affreuse situation de cette malheureuse famille la pénétrait d’horreur et de pitié ; elle ne s’occupa qu’à penser au parti qu’il lui conviendrait de prendre dans cette occurrence. Elle n’hésita pas à décider qu’elle ne les accompagnerait point dans leur fuite ; le tort irréparable qu’elle avait déjà fait à sa fortune lui paraissait plus que suffisant ; elle n’avait que trop satisfait aux idées les plus romanesques qu’on pût jamais se former des devoirs qu’imposaient l’amitié et la bienfaisance. Elle s’occupa dès-lors des moyens de sortir d’une maison dont la ruine était assurée, et malgré les obstacles qui pouvaient l’empêcher d’habiter chez M. Delvile son tuteur, elle ne crut pas pouvoir choisir un autre asyle.

Elle était encore irrésolue, lorsqu’elle reçut un message de la part de M. Arnott, qui la priait de lui accorder un moment d’entretien. Elle descendit sur le champ, et le trouva dans la plus grande détresse, Oh ! mademoiselle Beverley, s’écria-t-il, que puis-je faire pour ma sœur ? Comment appaiser sa douleur ? n’allez pas croire que mon intention, en demandant à vous parler, ait été de vous envelopper dans notre infortune ; votre générosité n’a déjà été que trop indignement abusée ; tout ce que je desirais, était de vous consulter sur ce que je pourrais faire pour ma sœur.

Cécile, après avoir un peu réfléchi, proposa à M. Arnott d’engager M. Harrel de laisser sa femme en Angleterre, et qu’alors ils se chargeraient d’elle. Hélas ! s’écria-t-il, j’ai déjà fait cette proposition ; mais son mari ne veut pas partir sans elle ; et son humeur est changée, au point que je tremble qu’elle n’ait tout à craindre de lui. Quelle est donc la personne qui a le plus de crédit sur son esprit ? dit Cécile, enverrons-nous chercher le chevalier Floyer pour appuyer notre demande ? M. Arnott y consentit ; la crainte qu’il eut de perdre sa sœur, lui faisant oublier combien il lui en aurait coûté en toute autre occasion, pour recourir à la médiation d’un rival.

Le baronnet arriva sur le champ. Cécile ne voulant pas lui parler elle-même, le laissa avec M. Arnott, et attendit dans la bibliothèque le résultat de leur conférence. Une heure après, madame Harrel vint en courant à elle ; la source de ses larmes était tarie, elle respirait à peine de joie. Ma très-chère amie, s’écria-t-elle, ma destinée est actuellement entre vos mains, et je suis sûre que vous ne refuserez pas de me rendre heureuse. Qu’est-ce que je puis faire pour vous ? s’écria Cécile, craignant qu’elle ne lui proposât quelque chose d’impraticable ; ne me demandez rien, je vous prie, que je ne puisse vous accorder. Non, non, répondit-elle, tout ce que je vous demande n’exige que de la bonne volonté. Le chevalier Floyer a prié M. Harrel de me laisser en Angleterre ; et il le lui a promis, à condition que vous hâtiez votre mariage, et que vous me receviez ensuite chez vous. Mon mariage ! répéta Cécile très-étonnée. Ici elles furent jointes par M. Harrel, qui réitéra la même offre. Vous m’étonnez et me révoltez l’un et l’autre, s’écria Cécile ; que prétendez-vous me dire, et pourquoi ne vous expliquez-vous pas plus clairement ? Miss Beverley, lui répartit M. Harrel, il faut finir ce badinage, ne plus amuser un gentilhomme aussi estimable que le chevalier Floyer. Il y a déjà longtemps que toute la ville le regarde comme devant être votre époux ; ne différez donc plus à l’accepter ; un peu de bonne foi de votre part vous l’attachera non-seulement pour toujours, mais fera encore honneur à votre franchise. À ces mots, le chevalier parut tout-à-coup, lui fit de grands compliments, tels qu’il n’avait pu jusqu’alors prendre sur lui de lui en faire : il la pria d’un air de confiance de mettre le comble au bonheur auquel il aspirait depuis si long-temps, et de ne pas avoir la cruauté de le retarder encore. Cécile, presque immobile de la surprise que lui causait une attaque aussi vive que hardie, et qui paraissait évidemment avoir été préméditée, eut à peine la force de parler ou de se défendre ; mais au bout d’un moment, lorsque le chevalier, expliquant son silence en sa faveur, lui dit qu’elle l’avait rendu le plus heureux des hommes. Elle se préparait à sortir, lorsque M. Harrel, d’un ton amer et irrité, s’écria : Cette tyrannie ne finira-t-elle jamais ? Et le chevalier la suivant tout-à-fait impatienté, lui dit : Mon incertitude durera-t-elle donc éternellement ? Après plusieurs mois de soin et d’attente… Ceci est, en vérité, trop sérieux, dit Cécile en se retournant. Vous n’avez point dû, monsieur, être en suspens ; ma conduite a toujours été uniforme, et n’a cessé de vous témoigner ce que je vous déclare à présent, c’est-à-dire, que votre recherche ne m’est point agréable ; ma lettre vous en a assuré ; et après l’avoir lue, j’ai peine à concevoir que vous ayez pu en douter. Harrel, s’écria le chevalier, ne m’aviez-vous pas dit… Bon, bon, répondit l’autre, il est inutile de m’appeler en témoignage. Je n’ai jamais rien vu chez miss Beverley qui annonçât un éloignement plus marqué que celui qui est ordinaire aux jeunes demoiselles qui se piquent de modestie et de délicatesse. Tout le monde sait que lorsqu’une demoiselle souffre pendant un certain temps les assiduités d’un cavalier, son intention n’est pas de le traiter sévèrement.

Se peut-il, M. Harrel, repartit Cécile, après les conversations que j’ai eues avec vous à ce sujet, que vous osiez persister dans cette erreur volontaire ? Il est absolument inutile de disputer avec quelqu’un qui ne daigne pas écouter la raison, ou de faire des protestations à celui qui prend les refus pour des preuves d’acquiescement. Alors, d’un air de dédain elle les pria de la laisser passer, et prit le chemin de sa chambre. Madame Harrel s’obstina encore à la suivre ; et la serrant entre ses bras, elle continua à la supplier, par pitié pour elle, de se laisser toucher. Quelle prévention ! s’écria Cécile ? est-il possible que vous aussi, vous puissiez supposer que mon intention ait jamais été d’accepter le chevalier pour époux ? Sans-doute, répondit-elle ; car M. Harrel m’a dit mille fois que, quoique vous fissiez la difficile, vous finiriez par être à lui.

Cécile, doublement irritée contre M. Harrel, ne le fut plus contre sa femme, dont l’erreur lui faisait excuser la conduite. Elle l’assura de la manière la plus forte, que sa répugnance pour le baronnet était insurmontable ; mais qu’elle se ferait un plaisir de lui rendre, à elle-même, tous les services qu’elle pourrait raisonnablement exiger d’elle. Cécile résolut alors de se rendre chez madame Delvile, de lui faire part de la nécessité où elle se trouvait de changer de logement, et de se décider d’après la manière dont elle la recevrait.

Elle allait sortir lorsque M. Monckton arriva, pour lui demander un moment d’audience. Miss Beverley, lui dit-il, vous devez, sans perte de temps, fuir cette maison ; c’est un repaire de fraude, d’injustice, un théâtre d’horreur, indigne par conséquent de vous posséder. Elle l’assura que dans ce même moment elle se préparait à la quitter. J’ai pris soin, repartit-il, depuis quelque temps d’éclairer toutes les démarches de M. Harrel ; et les informations que je me suis procurées ce matin sont des plus alarmantes. J’ai su qu’il avait passé l’avant-dernière nuit tout entière à jouer ; qu’enivré par une veine de bonheur, il est resté le jour suivant à faire la débauche avec ses amis ; et la nuit dernière, ayant recommencé de jouer, il a perdu non-seulement tout ce qu’il avait gagné, mais encore beaucoup plus qu’il ne peut payer. Ne doutez donc pas qu’il n’ait recours à vous pour en obtenir du secours. Il continue à vous regarder comme sa ressource dans les cas de nécessité ; et tant qu’il vous verra chez lui, il se croira toujours à l’abri du danger. Tout conspire, en effet, dit Cécile, plus révoltée que surprise de ce qu’elle venait d’entendre, à m’obliger de quitter cette maison ; je ne crois cependant pas que M. Harrel s’attende à de nouveaux secours de ma part. Il est entré ce matin dans le sallon sans me parler ; il en a agi si brutalement avec sa femme, qu’il doit bien avoir senti que sa conduite me déplaisait. Il m’a dévoilé par-là un trait de son caractère, qui m’était inconnu ; quelle que fût la mauvaise opinion que j’eusse conçue de lui, je n’aurais jamais soupçonné qu’il pût se rendre coupable d’une pareille atrocité. Le caractère d’un joueur, dit M. Monckton, dépend uniquement de sa bonne ou de sa mauvaise fortune ; chaque coup de dez varie son humeur ; il est enjoué, gai, tranquille, bourru ou sauvage, sans que son naturel ou ses principes y ayent la moindre part ; il est uniquement gouverné par les caprices du hasard.

Cécile lui fit part alors de la scène qu’elle venait d’avoir avec le chevalier Floyer. Il y a long-temps, s’écria-t-il, que je m’attendais à cette manœuvre. M. Harrel, quoiqu’artificieux et intéressé, n’est cependant pas fort habile. Le projet qu’il avait formé aurait pu réussir avec certaines femmes, et de là il en a conclu qu’il réussirait avec toutes. Beaucoup ont été subjuguées par la constance, un plus grand nombre encore par l’impudence. Il a supposé qu’en réunissant deux moyens aussi puissants en faveur du baronnet, il surmonterait tous les obstacles. En vous assurant que le public croyait votre mariage arrêté, il espérait vous persuader qu’il n’y avait plus d’autre ressource, et par la vivacité et la promptitude de l’attaque, de vous épouvanter et de vous décider à conclure. Je ne saurais, répondit Cécile, le justifier même dans mon esprit ; car il n’aurait jamais été aussi empressé à favoriser les prétentions du chevalier, dans l’affreux désordre où se trouvent actuellement ses affaires, s’il n’y avait été poussé par quelque motif secret. Ses projets et ses artifices seront au reste fort inutiles, et ne réussiront point avec moi ; vos avertissements, vos conseils, aidés de ma propre expérience, m’ont convaincue de l’inutilité de ce que je pourrais faire pour lui, et me mettront en garde pour l’avenir contre toutes ses tentatives. N’ayez pas trop de confiance en vos propres forces, lui dit M. Monckton ; vous ne connaissez pas encore toutes les ruses et les inventions auxquelles il pourrait avoir recours pour vous dépouiller. Quel que soit le parti qu’il choisisse, en vous menaçant de recourir au poignard ou au poison, il est sûr de réussir. Un cœur aussi généreux que le vôtre, ne sera en sûreté que par une prompte fuite. Vous étiez prête à sortir, m’avez-vous dit, lorsque je suis entré… et où vouliez-vous aller ? À la place de Saint-James ; répondit-elle en rougissant. — Réellement… Le jeune Delvile est donc prêt à partir ? — À partir… Non… je ne le crois pas… — Non ? je ne l’imaginais qu’à cause du choix que vous faisiez de sa maison pour y résider. — Ce n’est pas un choix volontaire, s’écria vivement Cécile ; mais en est-il aucune qui ne soit préférable à celle de M. Briggs ? — Il est vrai, repartit froidement M. Monckton, que je n’aurais pas même supposé que vous eussiez pensé à l’habiter, si je n’eusse observé jusqu’à présent que vous aviez toujours sacrifié vos commodités à ce qui vous paraissait honnête et décent.

Cécile, frappée d’un éloge qui avait assez l’air d’un reproche, et empressée de justifier sa délicatesse, protesta, après avoir hésité un moment, pendant lequel M. Monckton fut trop adroit pour interrompre ses réflexions, qu’elle irait incessamment chez M. Briggs, pour voir s’il y aurait la moindre possibilité qu’elle s’établît chez lui ; et qu’avant cette démarche, elle ne ferait aucune tentative pour se procurer un logement ailleurs. — Quand comptez-vous y aller ? Je ne sais pas encore, répondit-elle en hésitant ; peut-être cet après-midi. — Et pourquoi pas ce matin ? — Je ne saurais sortir ce matin, il faut que je reste avec madame Harrel. — Vous pensiez différemment à mon arrivée ; vous ne craigniez pas alors de la quitter.

L’empressement de Cécile à changer de demeure n’était plus le même, et elle aurait souhaité qu’on l’eût laissée réfléchir tranquillement au nouveau plan qu’elle s’était tracé. Mais M. Monckton lui représenta si vivement le risque qu’il y aurait de prolonger son séjour dans la maison d’un homme aussi dangereux que M. Harrel, qu’il l’engagea à la quitter sur le champ.