Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 76-81).



CHAPITRE V.

Soupçon.


Le lendemain matin madame Harrel vint précipitamment dans la chambre de Cécile avant le déjeûné, et lui apprit que M. Harrel n’était point rentré de toute la nuit. Cécile s’efforça de cacher le saisissement que lui causait cette nouvelle, afin de ne pas augmenter la frayeur qu’on avait témoignée en la lui communiquant. Madame Harrel cependant très-inquiète, envoya faire des recherches par toute la ville, sans qu’on pût rien découvrir. Cécile ne voulant pas l’abandonner dans une pareille situation, écrivit un mot à madame Delvile pour s’excuser, afin de rester avec elle jusqu’à ce qu’on se fût procuré quelque information. Un objet de cette importance était une raison suffisante pour éviter tout entretien particulier avec mademoiselle Belfield, qui vint à son ordinaire vers le midi, et dont le cœur tendre et susceptible de crainte, fut très-affecté des marques évidentes d’émotion qu’elle observa chez Cécile.

Toute la journée s’écoula sans recevoir aucune nouvelle ; et à son grand étonnement, madame Harrel se prépara, vers le soir, à aller à une assemblée, déclarant en même temps combien cela lui était désagréable ; mais qu’elle avait peur que, si elle y manquait, tout le monde ne soupçonnât du mystère dans son absence.

La raison qui retenait Cécile à la maison n’existant plus, elle se rendit chez madame Delvile ; en entrant dans la salle, elle y trouva Delvile le fils seul, occupé à lire. Il parut étonné : ce qui n’empêcha pas qu’il ne la reçût avec beaucoup de politesse, lui faisant des excuses de l’absence de sa mère qui avait été écrire ses lettres, n’espérant pas la voir. Cécile fit à son tour des excuses de son inconséquence apparente ; après quoi toute conversation cessa pour quelque temps.

Ce silence fut à la fin interrompu par Delvile. Le mérite de M. Belfield, lui dit-il, n’a point échappé à mylord Vannelt ; toutes ses anciennes connaissances lui en ont dit beaucoup de bien, et il lui fait actuellement préparer un appartement chez lui, qu’il occupera jusqu’au moment où son fils commencera ses voyages. Cécile répondit qu’elle était charmée d’apprendre cette bonne nouvelle ; et ils continuèrent ensuite l’un et l’autre à garder le silence.

Vous avez vu, ajouta le jeune Delvile, après cette seconde pause, la sœur de M. Belfield ? Cécile répondit en rougissant : Oui, monsieur. Elle est très-aimable, continua-t-il, trop aimable, en vérité, pour sa situation ; car ses parents, à l’exception de son frère seul, méritent peu de lui appartenir. Il s’arrêta, et Cécile n’ayant rien répondu, il ajouta tout de suite : Peut-être ne vous paraît-elle pas aimable… Vous pouvez la mieux connaître que moi, et savoir quelque chose à son désavantage ? Oh, non ! s’écria Cécile avec une gaieté affectée ; je pensais seulement que… N’avez-vous pas dit que vous connaissiez tous ses parents ? Non, répondit-il ; mais pendant que je me trouvais avec M. Belfield, plusieurs sont venus le voir.

Ils gardèrent de nouveau le silence ; et Cécile, honteuse de sa répugnance apparente à louer, fit un effort pour dire : mademoiselle Belfield est réellement une charmante personne, et je souhaiterais… Elle s’arrêta, ne sachant trop elle-même ce qu’elle avait voulu ajouter. J’ai été très-satisfait, dit-il, en apprenant les bontés que vous aviez eues pour elle ; il me semble qu’elle en a autant besoin qu’elle paraît les mériter. Je suis persuadé que lorsqu’elle n’aura plus son frère, vous ne refuserez pas de les lui continuer ; ce sera alors le temps où, en lui faisant le plus de bien, il vous en reviendra le plus d’honneur.

Cécile, confondue de cette recommandation, lui répondit faiblement : certainement… tout ce qui dépendra de moi… je serai charmée… Au même instant madame Delvile entra ; et pendant les excuses qu’elles se firent mutuellement, son fils quitta le salon. Cécile, empressée à trouver un prétexte pour le quitter à son tour, dit qu’elle ne voulait point empêcher madame Delvile d’écrire ; et après lui avoir promis de passer chez elle toute la journée du lendemain, elle se retira.

Les réflexions qui la suivirent ne furent guère consolantes ; elle commençait à craindre de mériter à son tour, la pitié qu’elle avait eue pour mademoiselle Belfield. En toute autre occasion, la recommandation de Delvile n’aurait servi qu’à la confirmer dans l’idée avantageuse qu’elle s’était formée de sa façon de penser ; mais, dans sa situation présente, livrée à ses inquiétudes et à l’incertitude, la moindre chose donnait lieu à de nouvelles conjectures, et était capable de l’alarmer. Il n’avait eu pour elle depuis quelque temps, que de la froideur et l’éloignement le plus marqué. Son éloge d’Henriette avait été vif et animé… Elle savait qu’Henriette l’aimait, mais elle ignorait de quels moyens Delvile pouvait s’être servi pour faire naître cette passion.