Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 63-75).



CHAPITRE IV.

Sarcasme.


Les reproches que Delvile, au nom de sa mère, avait faits à Cécile, l’avaient décidée à cette visite ; car, quoique dans son incertitude actuelle, elle ne souhaitât de voir cette famille qu’autant qu’elle en serait recherchée, elle voulait cependant éviter toute apparence de singularité, dans la crainte de faire soupçonner ses sentiments. Madame Delvile la reçut avec politesse, et en même temps avec une froideur qui l’affligea : elle trouva qu’elle était véritablement piquée de sa longue absence, et elle s’apperçut pour la première fois de cette fierté, dont elle avait cru que l’envie et la calomnie pouvaient seules l’accuser. Quoique son mécontentement fût visible, elle ne daigna pas lui faire le moindre reproche ; elle ne laissa échapper aucune plainte, mais elle ne manqua pas de temps en temps de faire les réflexions les plus amères et les plus sanglantes contre le caprice et la légèreté.

Cécile, à qui il était impossible de déclarer les véritables raisons de sa conduite, ne chercha point à excuser sa prétendue négligence ; accoutumée aux attentions les plus flatteuses, un changement si subit l’affligea beaucoup.

Milady Honoria Pemberton, fille du duc de Derwent, arriva sur ces entrefaites, et la vivacité de sa conversation lui laissa quelques moments pour se remettre. Cette jeune demoiselle, qui était parente de la famille de Delvile, et du caractère le plus léger et le moins discret, ne fit, pendant tout le temps de sa visite, que répéter les traits de médisance qu’on répandait contre les gens les plus connus, avec une imprudence et une étourderie, que les leçons que madame Delvile ne lui épargna pas, furent incapables de réprimer ; et après avoir épuisé tous les sujets du jour, elle se tourna tout-à-coup du côté de Cécile, qu’elle avait eu occasion de connaître chez M. Delvile, et lui dit : J’apprends donc enfin, miss Beverley, qu’après qu’une moitié de la ville vous a mariée au chevalier Floyer, et l’autre à mylord Derford, vous vous proposez, sans vous arrêter à tout ce qu’on peut dire, de les démentir l’un et l’autre en vous donnant à M. Marriot. Moi ? point du tout, répondit Cécile : je vous assure, mademoiselle, que vous avez été très-mal informée. Je le pense, répliqua madame Delvile ; M. Marriot, par-tout ce que j’ai ouï dire de lui, paraît n’avoir qu’un seul mérite, une fortune considérable ; et je crois que c’est celui de tous dont miss Beverley doit faire le moins de cas.

Cécile, charmée en secret d’une pareille réflexion qu’elle ne put s’empêcher de croire avoir quelque rapport à Delvile, reprit un peu courage, et tâcha de prendre part à la conversation. Tous ceux qu’on rencontre, s’écria lady Honoria, disposent de miss Beverley en faveur de quelque nouveau prétendant. Cependant le sentiment le plus général est que le chevalier Floyer aura la préférence ; quant à moi, je ne saurais trop imaginer comment elle se tirera d’affaire avec eux ; car M. Marriot assure qu’il ne veut point être refusé, et le chevalier jure qu’il ne renoncera jamais à elle ; ainsi aucun de nous ne saurait prévoir comment cela finira : j’avoue que je suis enchantée qu’elle fasse durer cette incertitude.

S’il y a dans cette affaire la moindre incertitude, elle est bien volontaire. Mais quelle raison auriez-vous, milady, d’en être enchantée ? Oh ! parce qu’elle est propre à les tourmenter, et fournit matière à la conversation. D’ailleurs, nous attendons tous avec impatience le moment où les gazettes nous annonceront qu’ils se seront querellés, et que vous aurez occasionné un second duel. Un second duel ! s’écria Cécile ; assurément ils ne se sont encore jamais battus pour moi. Oh ! je vous demande pardon, répondit lady Honoria ; vous savez bien que le chevalier s’est battu au commencement de l’hiver, à votre occasion, avec cet aventurier Irlandais qui vous insulta à l’opéra. Aventurier Irlandais ? répéta Cécile. Cette affaire a été singulièrement défigurée ! En premier lieu, je n’ai jamais été insultée à l’opéra ; et en second lieu, milady, si vous voulez parler de M. Belfield, je doute fort qu’il ait été de sa vie en Irlande. Eh bien ! repartit-elle, fût-il venu d’Écosse, cela serait égal ; il faut certainement qu’il viène de quelque part, et l’on m’assure qu’il a été terriblement blessé ; le chevalier a eu pendant un mois ses malles faites, afin que si son antagoniste était mort, il eût pu disparaître sur le champ. Je vous prie de me dire, milady, s’écria madame Delvile, comment vous faites pour ramasser toutes ces absurdités. Oh ! je ne sais trop ; je ramasse toutes les particularités que j’entends dire de part et d’autre, je les arrange ensuite le mieux qu’il m’est possible : je pourrais cependant vous apprendre une nouvelle plus extraordinaire qu’aucune de celles qu’on a pu vous dire jusqu’à présent. Et quelle est-elle ? Oh ! si je vous la disais, vous en feriez part à votre fils. Non, certainement, répartit madame Delvile en riant, peut-être même finirai-je par l’oublier moi-même. Elle fit encore un peu de difficultés ; et Cécile ne sachant si elle ne serait point de trop, s’éloigna, et fut se placer auprès d’une fenêtre, d’où, cependant, comme milady ne baissa pas la voix, elle lui entendit dire : Eh bien, vous saurez qu’on m’a assurée qu’il avait, dans une des rues de la route d’Oxfort, une maîtresse qui lui coûtait beaucoup d’argent, et qui est très-jolie ; je serais bien curieuse de la voir.

La consternation de Cécile, à cette nouvelle, aurait certainement découvert ce qu’elle cachait avec tant de soin, si l’éloignement où elle se trouvait, n’avait empêché qu’on ne l’apperçût. Elle resta à sa place sans regarder autour d’elle, et n’entendit pas sans beaucoup de plaisir, madame Delvile répondre avec beaucoup d’indignation : je suis fâchée, milady, que vous puissiez vous amuser à écouter des calomnies, que ceux même qui les répandent sont fort éloignés de croire. Dans des temps moins corrompus, et où la calomnie serait aussi détestée qu’elle le mérite, le caractère connu de Mortimer l’aurait mis à l’abri de pareilles accusations. Qui s’étonnera cependant qu’elle ne l’ait point épargné, et qui pourrait mépriser les inventeurs de ces mensonges, quand on saura qu’ils ont amusé milady Pemberton, qu’elle y a pris goût, et qu’elle les a accrédités en les publiant ? Ma chère madame Delvile, s’écria la jeune dame, vous prenez la chose trop sérieusement. Ma chère milady, répondit madame Delvile, je voudrais qu’il fût possible de vous engager à réfléchir plus sérieusement. Si vous parveniez une fois à vous convaincre combien vous vous abaissez en cherchant à rendre les autres ridicules, les objets dont vous vous amusez maintenant, exciteraient alors avec bien plus de raison votre indignation.

Mais, ma chère dame, s’écria milady, s’il en était ainsi, je serais absolument sans défaut : alors nous serions toujours d’accord, et je ne sais pas comment nous ferions pour soutenir la conversation. En prononçant ces derniers mots, elle se leva, lui prit la main, et sortit précipitamment.

Une conversation, dit madame Delvile, quand elle fut partie, qui ne consiste de ma part qu’en conseils très-inutiles, donnés de bonne foi à une personne dont la légèreté est incorrigible, aurait cessé il y a long-temps, si je ne considérais pas que l’inconséquence et l’étourderie sont tant à la mode, qu’il est bien difficile qu’une jeune personne du caractère de lady Pemberton, accoutumée d’ailleurs à gouverner les parents par qui elle devrait l’être, puisse s’en préserver. Elle paraît cependant, dit Cécile, recevoir si bien vos remontrances, que je crois qu’on pourrait avec le temps espérer de la corriger. Non, répondit madame Delvile, je n’espère plus rien : j’ai pris autrefois beaucoup de peine pour y parvenir ; mais je n’ai pas tardé à me convaincre que la patience avec laquelle elle entendait parler de ses défauts, n’était qu’un effet de cette même légèreté qui les lui fait contracter : au reste, si les jeunes personnes ne se lassent point de s’égarer, j’avoue que les vieilles se trompent tout aussi souvent dans leurs jugements, et il n’y a pas long-temps que j’ai eu lieu de m’appercevoir du peu de justesse de ceux que je porte moi-même.

Cécile, qui sentit vivement tout ce qu’il y avait de personnel dans ce discours, fut encore réduite au silence, et cruellement mortifiée : désolée d’avoir ainsi perdu en partie les bonnes grâces de la femme qu’elle estimait le plus, et révoltée de l’idée de ne pouvoir rien alléguer pour sa justification, après une courte pause et quelques réflexions, elle se leva gravement pour prendre congé. Madame Delvile la prévint alors, que si elle avait quelque affaire avec son mari, elle lui conseillait de ne pas différer à lui en parler, parce que toute la famille comptait partir dans peu de jours pour la campagne. Cet avis fut pour Cécile un nouveau coup bien sensible. Elle répondit tristement : dans peu de jours, madame ? Oui, reprit madame Delvile, j’imagine que vous voulez en paraître très-fâchée ! Ah, madame ! s’écria Cécile, qui ne put conserver plus long-temps son sang-froid, si vous connaissiez la moitié des sentiments que je vous ai voués, du respect sincère, et de la vénération que j’ai pour votre personne, toutes mes protestations seraient inutiles.

Madame Delvile, surprise à la fois, et attendrie de l’air de vérité de cette déclaration, saisit sa main, et lui dit : je croyais que tout ce que je pourrais vous dire vous serait très-indifférent ; sans cela mon ressentiment aurait cessé au moment où je vous aurais fait connaître qu’il n’était causé que par votre longue absence. Je vous assure que rien ne m’afflige davantage, répliqua Cécile, que d’avoir pu y donner lieu ; mais croyez-moi, madame, quoique malheureusement les apparences semblent être contre moi, j’ai toujours été très-reconnaissante des bontés dont vous m’avez honorée ; la vénération, la gratitude que je vous ai inviolablement conservées, n’ont jamais été altérées. Vous voyez donc, dit madame Delvile, en souriant, que quand les reproches produisent quelque effet, ils ne sont pas écoutés avec cette patience que vous admiriez il n’y a qu’un moment ; et, qu’au contraire, lorsqu’on les entend sans en être ému, c’est aussi sans qu’ils produisent aucun fruit. Que vous différiez en cela de Pemberton, c’est assurément de quoi personne ne saurait s’étonner ; puisqu’elle ne peut soutenir la comparaison avec vous, et que vous lui êtes si supérieure à toutes sortes d’égards. — Daignerez-vous donc agréer mes excuses et me pardonner ? Je ferai plus, repartit madame Delvile en riant, je vous pardonnerai sans attendre vos excuses ; car il est certain que vous ne m’en avez donné aucune ; mais allons, continua-t-elle, s’appercevant que Cécile était embarrassée par cette réflexion, je ne veux plus qu’il en soit question ; je suis charmée de retrouver ma jeune amie, et même presque honteuse d’avouer que j’aye eu le moindre doute sur ses sentiments. Elle l’embrassa ensuite tendrement, et convint qu’elle avait été plus mortifiée de son prétendu abandon, qu’elle n’avait voulu le lui avouer, lui répétant plusieurs fois que depuis bien des années elle n’avait point fait de connaissance qu’elle eût autant desiré cultiver que la sienne, ni joui d’aucune société qui lui fît autant de plaisir. Cécile, dont les yeux annonçaient la joie et la satisfaction, dont les espérances semblaient revivre, eut peu de peine à répondre à ses protestations d’amitié ; et au bout de quelques minutes, elles furent non-seulement réconciliées, mais encore plus unies que jamais. Madame Delvile la pressa de rester à dîner avec elle ; et Cécile fut trop satisfaite de cette invitation pour ne pas s’y rendre.

Les deux dames furent seules toute la journée, et rien ne troubla ni n’interrompit ces sentiments vifs et délicieux, que le renouvellement sincère de leur amitié mutuelle occasionnait. Il est vrai que l’information de milady Pemberton lui donnait un peu d’inquiétude ; mais son étourderie, sa légèreté, et ce que madame Delvile lui avait répondu à ce sujet, lui firent tout oublier. Elle promit à mad. Delvile, avant de la quitter, qu’elle la verrait tous les jours quelques moments, pendant le court espace de temps qu’elle avait encore à rester à Londres.