Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 53-62).



CHAPITRE III.

Découverte.


Depuis quelque temps, Cécile n’avait eu aucune communication avec la famille Delvile, que sa prudence, aussi bien que sa fierté, l’empêchait de rechercher, lorsqu’un matin qu’elle était avec mademoiselle Belfield, on annonça que M. Delvile était dans le salon. À cette nouvelle, Cécile tressaillit et changea de couleur ; mais quelle ne fut pas sa surprise, en voyant la même émotion peinte sur le visage de mademoiselle Belfield, qui, se levant tout-à-coup, s’écria : bon dieu, monsieur Delvile !… Connaîtriez-vous M. Delvile, mademoiselle ?… M. Delvile fréquente-t-il cette maison ? Quelquefois, pas souvent, répondit Cécile ; mais pourquoi cette question ? Je n’en sais rien, mademoiselle ; je ne l’ai faite que par hasard, je crois ; mais c’est bien… c’est seulement… je ne savais pas… Et rougissant très-fort, elle se remit à sa place. Cécile en proie au sentiment le plus pénible, et abîmée dans ses réflexions, garda, pendant quelques minutes, un profond silence, et resta tout-à-fait immobile. Elle sortit de la chambre ; et n’osant s’arrêter pour faire des questions, elle se hâta de se rendre dans l’appartement où Delvile l’attendait ; il lui fut impossible de prononcer un seul mot, et elle le salua sans rien dire.

Frappé de son air et de la manière extraordinaire dont elle le recevait, bientôt aussi décontenancé qu’elle, il lui fit un million d’excuses aussi embrouillées qu’inutiles sur sa visite, et en oublia si bien le sujet, qu’il avait déjà pris congé, et allait sortir avant de se le rappeler. Il revint pour lors ; et affectant de rire de sa distraction, il lui dit qu’il n’était venu que pour lui apprendre que les ordres dont elle avait daigné l’honorer, étaient exécutés de manière à lui faire espérer qu’elle en serait satisfaite. Cécile, qui avait oublié qu’elle lui en eût jamais donné, attendit qu’il s’expliquât. Il lui apprit qu’il avait présenté, cette même matinée, M. Belfield au comte de Vannelt, qui en avait déjà ouï parler très-avantageusement par des personnes de sa connaissance, qui avaient fait leurs études à l’université avec lui, et qu’il avait été si content de son protégé dès la première vue, qu’il se proposait, après quelques informations, qui ne pouvaient que tourner à son avantage, de lui confier son fils aîné, prêt à commencer ses voyages.

Cécile le remercia des peines qu’il s’était données pour une affaire à laquelle elle s’intéressait ; elle lui demanda ensuite des nouvelles de la santé de sa mère. Elle est fort bien, répondit-il avec un sourire qui ressemblait assez à un reproche, aussi bien qu’une personne qui s’était flattée d’être aimée de vous, peut l’être après avoir vu ses espérances trompées. Quoique je conviène volontiers devoir beaucoup aux lumières de ma mère, peut-être aurais-je été dans le cas de lui donner une leçon utile, celle de fuir plutôt que de chercher ces plaisirs dangereux, dont la privation, après qu’on les a goûtés, devient insupportable, et trouble notre repos.

Il lui fit ensuite la révérence, et sortit. Ce reproche inattendu, et le compliment encore plus imprévu qui l’accompagnait, paraissant renfermer un sens plus étendu que celui qu’ils présentaient, augmentèrent la confusion de Cécile. Elle se douta qu’il ne s’était servi du nom de sa mère que pour faire l’apologie de sa propre conduite ; et cependant, pourquoi l’éviter et fuir sa société, supposé que ce fût-là le sens de son allusion, et ce qu’il appelait fuir des plaisirs dangereux ? C’est ce qu’elle ne pouvait comprendre.

Fâchée cependant de la façon brusque dont elle avait quitté mademoiselle Belfield, elle ne perdit pas un moment pour aller la rejoindre ; et lorsqu’elle entra dans sa chambre, elle la trouva occupée à regarder au travers de la fenêtre, suivant des yeux un objet avec tant d’attention, qu’elle ne s’appercevait pas de son arrivée.

Cécile, qui ne put plus douter du motif de sa curiosité, s’abstint de la distraire. Au bout de quelques minutes, elle cessa de fixer la fenêtre, et levant les yeux au ciel, joignant les mains, elle dit d’une voix basse : Puisse le ciel le protéger et le bénir ! Puisse-t-il ne jamais éprouver des tourments tels que les miens ! À ces mots, un soupir échappé à Cécile la fit tressaillir, et se tourner du côté de la porte. Elles rougirent extrêmement l’une et l’autre au moment où leurs yeux se rencontrèrent ; et tandis que mademoiselle Belfield tremblait d’avoir fait connaître ses vrais sentiments, Cécile avait à peine la force de se tenir debout. Le silence pénible et embarrassant qui suivit, ne fut interrompu que par les larmes que mademoiselle Belfield n’eut plus la force de retenir. Mais, Cécile attendrie, oubliant pour le moment ses propres intérêts, l’embrassa tendrement, sans cesser de garder le silence, craignant de la questionner, et redoutant d’entrer en explication. Mademoiselle Belfield, touchée de ses bontés, la serra dans ses bras ; et cachant son visage dans son sein, s’écria en sanglottant : Peut-on être malheureuse lorsqu’on est aimée de vous ! S’il m’était possible, vous seriez la seule personne au monde que j’aimerais. Permettez dans ce moment que je vous quitte et demain je vous instruirai de tout ce qui me regarde. Cécile, qui ne desirait point de la retenir, l’embrassa de nouveau, et la laissa partir.

Après son départ, elle demeura quelque temps interdite. La pureté de son cœur et la justesse de son discernement l’avaient préservée jusqu’à ce moment d’erreur et de blâme. La scène était prodigieusement changée ; elle se trouvait tout-à-coup dans une conjoncture très-délicate ; le hasard venait de lui faire découvrir une rivale dans sa meilleure amie. Son attachement pour mademoiselle Belfield, et les promesses de lui être utile rendaient la découverte qu’elle venait de faire, plus embarrassante, et détruisait le projet qu’elle avait de vivre avec cette amie.

La pitié que mademoiselle Belfield lui inspirait, n’était cependant point diminuée par la jalousie ; elle ne soupçonnait pas qu’elle fût aimée de Delvile, dont l’ambition lui faisait redouter plutôt une rivale d’une naissance plus élevée, que d’imaginer qu’il se fût arrêté un seul instant à penser à la pauvre Henriette : cela n’empêchait cependant pas qu’elle ne fût très-impatiente de savoir depuis quand ils se connaissaient ; combien de fois ils s’étaient vus, quelle attention, lorsqu’ils s’étaient entretenus ensemble, il avait faite à elle, et l’époque où cette dangereuse passion s’était emparée de son cœur.

Quoique cette curiosité fût aussi vive qu’elle était naturelle, son premier soin fut cependant de réfléchir à la manière dont elle devait se conduire dans cette conjoncture. Elle ne croyait pas avoir le droit d’écouter une pareille confidence. Elle était certaine que cette jeune personne ignorait qu’elle y eût un si grand intérêt, puisqu’elle n’avait pas même imaginé qu’elle connût Delvile. Elle avait donc droit, non-seulement à des conseils, mais même à de bons offices de sa part. Ne serait-ce pas une espèce de trahison que de savoir tout d’elle sans l’aider en rien ? de se prévaloir de sa confiance pour en apprendre tout ce qui avait quelque rapport à un homme qu’elle se flattait un jour devoir être son époux, et satisfaire une curiosité intéressée aux dépens d’une bonne foi, d’une simplicité et d’une candeur aussi rares que précieuses ? Non, s’écria Cécile, jamais je n’emploierai des artifices que j’ai toujours détestés ; cette tendre, cette charmante fille ne me dira rien ; trahie déjà par sa trop grande confiance et son trop de facilité, mon cœur n’en abusera pas, et elle ne sera point dupe de sa franchise. Elle résolut donc d’éviter soigneusement de s’entretenir sur ce sujet, puisqu’elle ne pouvait lui donner de conseil, sans s’exposer à être soupçonnée d’avoir eu des vues intéressées.

La franchise naturelle de Cécile lui avait même suggéré, non-seulement de recevoir la confidence de mademoiselle Belfield, mais aussi de lui répondre en lui faisant la sienne. Des réflexions lui firent bientôt sentir le danger d’une pareille démarche, qui n’aurait abouti qu’à les humilier l’une l’autre, et qui, vu la conformité de leurs prétentions mutuelles, aurait peut-être fini par leur inspirer de la défiance et de la haine. C’est pourquoi, lorsque mademoiselle Belfield, suivant sa promesse, se présenta le lendemain avec plus de timidité, et rougissant plus qu’à l’ordinaire, Cécile, sans paraître s’appercevoir de sa confusion, lui dit qu’elle était très-fâchée d’être obligée de sortir, et trouva le moyen, sous différents prétextes, d’éloigner une conversation qui devait être également pénible pour l’une et pour l’autre. Cécile sortit pour rendre visite à madame Delvile, et ramena son amie à son nouveau logement. Mademoiselle Belfield supposant que tout cela n’était qu’un effet du hasard, fut enchantée de cette espèce de répit, et ne tarda pas à reprendre sa gaieté naturelle.