Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 43-52).



CHAPITRE II.

Accommodement.


Mademoiselle Belfield vint, le lendemain, chez Cécile. Elle avait l’air tremblant et craintif ; envoyée, dit-elle par sa mère, pour la supplier d’excuser ce qui s’était passé le jour précédent. Vous ne devez pas soupçonner mon frère d’avoir eu la moindre part à tout ce qui a été dit ; il a trop de bon sens pour concevoir de pareilles idées : je suis venue en même-temps vous remercier de tout mon cœur des bontés que vous nous avez témoignées. Elle voulait se retirer ; mais Cécile, touchée de sa douceur et de sa modestie, lui prit la main, l’assura de son estime ; et lui ayant inspiré plus de confiance, la pria de rester. Que vous êtes bonne, mademoiselle, lui dit-elle, après tant de raisons de mal penser de moi et de nous tous ! J’ai fait tout ce que j’ai pu pour détromper ma mère, ou du moins pour qu’elle se tînt tranquille ; mais elle était si persuadée qu’elle avait raison, qu’elle n’a jamais voulu m’écouter. Elle me demandait si je supposais que ce fût pour mes beaux yeux que vous aviez la complaisance de venir nous voir si souvent. Oui, répondit Cécile, très-certainement ; si je ne vous avais pas connue, quel que fût l’intérêt que j’eûsse pris à votre frère, je ne serais sûrement pas venue chez lui. Il est cependant heureux que cette erreur ne se soit pas étendue plus loin.

Non, en vérité, mademoiselle, je n’ai jamais eu une pareille idée ; et quant à mon frère, lorsque ma mère a voulu la lui insinuer, il s’est fâché tout de bon. Quoique je me garde bien d’entreprendre de justifier ce qui s’est passé, j’espère que vous ne vous fâcherez pas si j’ose vous dire que ma mère est dans le fond, bien plus pardonnable qu’elle ne paraît l’être ; car cette erreur, dans laquelle elle est tombée à votre égard, eût été la même, fût-il question d’une princesse. Ce n’est donc point manque de respect de sa part mais uniquement parce qu’elle croit qu’il n’est aucun parti auquel mon frère ne puisse prétendre, et qu’il n’est point de femme qui le refusât, s’il avait le courage de la demander. Cécile l’assura qu’elle ne penserait plus à cette méprise ; mais que, pour empêcher qu’elle se renouvellât, elle s’abstiendrait d’aller chez elle jusqu’après le départ de son frère, et que, par cette raison, elle la priait de venir la voir toutes les fois qu’elle en aurait le temps. Elle lui réitéra les assurances de son amitié, de la bonne opinion qu’elle avait conçue d’elle, et du plaisir qu’elle aurait à saisir les occasions de lui en donner des marques.

Enchantée de cette gracieuse réception, mademoiselle Belfield passa avec elle toute la matinée ; et lorsqu’elle se vit forcée de la quitter, le desir que Cécile lui témoigna de la revoir, lui fit le plus grand plaisir. Elle revint bientôt, et Cécile, à qui cet empressement était très-agréable, redoubla de soin et d’attention à l’obliger.

Depuis ce moment, mademoiselle Belfield ne manqua presque jamais de venir voir tous les jours Cécile, qui n’oubliait rien pour la bien recevoir, et qui, desirant s’occuper l’esprit d’objets étrangers à Delvile, auquel elle s’efforçait de ne plus penser, se refusait même la satisfaction d’en parler à sa jeune amie, sous la dénomination du noble ami de son frère.

Elle trouva, pendant ce temps, différents expédients pour ménager sa délicatesse, et lui faire accepter plusieurs présents utiles ou agréables. Elle était chaque jour plus attachée à sa nouvelle favorite, et se proposait de lui offrir, dans la suite, un asyle dans sa maison.

L’intimité est une épreuve que peu de gens soutiènent, même ceux qui pensent le mieux, mais dont mademoiselle Belfield n’avait rien à craindre. Cécile la trouva simple, ingénue et affectueuse, l’esprit droit, et beaucoup d’intelligence, quoiqu’on n’eût pris aucun soin de le cultiver ; d’un caractère doux, quoique vif, la bonté naturelle de son cœur semblait suppléer aux lumières qui lui manquaient. Elle fit part à Cécile de toutes les affaires de sa famille, ne lui cachant ni ses faiblesses, ni ses malheurs, et ne cherchant à pallier que les défauts les plus choquants de sa mère. Elle paraissait même disposée à lui révéler ses secrets les plus cachés ; et il était évident qu’elle en avait ; ce qu’elle manifestait par des distractions fréquentes et par l’inquiétude qu’elle laissait appercevoir. Cécile cependant, dans la situation critique où son esprit se trouvait alors, ne s’empressa guère à faire des questions qui auraient pu lui développer la cause de cette inquiétude ; elle évitait soigneusement toute conversation qui, en réveillant sa tendresse, aurait pu lui causer la moindre émotion.

Pendant que Cécile remplissait ainsi ses loisirs d’une manière qui, sans être bien gaie, était supportable, et qu’elle jouissait des conversations intéressantes de son amie, le reste de la maison était bien différemment occupé ; les fêtes, les plaisirs, les amusements de toute espèce étaient recherchés avec encore plus d’avidité que par le passé ; et le risque que les Harrel avaient couru tout récemment d’être entièrement ruinés, paraissait n’avoir servi qu’à augmenter leur empressement à jouir. Jamais cependant la félicité n’avait été plus loin d’eux. M. Harrel, malgré sa légèreté ordinaire, avait, de temps à autre, des accès de mélancolie qui offusquaient ses moments les plus gais, et empoisonnaient tous ses plaisirs : eh ! comment en peut-on goûter dans une situation aussi fâcheuse ?

Cécile, voyant que sa fureur pour la dissipation augmentait avec ses inquiétudes, hasarda encore une fois de parler de réforme à sa femme, lui conseillant de se prévaloir du mécontentement par lequel il témoignait être au moins un peu affecté de sa situation ; afin de lui démontrer la nécessité qu’il y avait de ne pas tarder davantage à examiner l’état de ses affaires. Madame Harrel l’assura qu’il lui était impossible de suivre son conseil ; que son unique étude était d’imaginer de nouveaux moyens de le distraire, attendu qu’il devenait tous les jours plus chagrin, et si emporté, qu’elle n’osait plus rester seule avec lui.

La maison était plus fréquentée que jamais ; on n’était occupé que d’amusements. Parmi ceux qui y étaient les mieux reçus, comme les plus propres à remplir ce but, M. Morrice était un des premiers. Le talent singulier qu’il possédait d’unir des manières humbles et rampantes à la gaieté la plus constante et la mieux soutenue, le rendirent si utile, qu’il ne fut bientôt plus possible de se passer de lui. Quoique son premier but, en tâchant de se faire admettre, eût été d’entretenir la connaissance de Cécile, il fut cependant très-content de la tournure que la chose avait prise, puisque sa vanité ne l’avait jamais assez aveuglé pour oser aspirer à sa main. Il crut, au reste, que l’amitié de ses hôtes contribuerait autant à l’avancement de sa fortune, qu’aurait pu le faire Cécile : car, tout étourdi, tout inconsidéré qu’il était, il ne perdait pourtant point ses intérêts de vue ; et quoique, par une activité folle et déplacée, il déplût souvent, son intention et ses soins n’en étaient pas moins dirigés vers un but utile : il ne formait de liaisons qu’autant qu’il espérait qu’elles lui seraient avantageuses. La connaissance et l’amitié de ses supérieurs ne lui étaient précieuses que parce qu’il se flattait que, tôt ou tard, leurs recommandations lui procureraient de nouveaux protecteurs.

Les visites du chevalier Floyer étaient aussi beaucoup plus fréquentes ; et M. Harrel, malgré les remontrances de Cécile, cherchait toutes les occasions possibles de lui faciliter l’accès auprès d’elle. Quoique madame Harrel eût été jusqu’alors indifférente à cet égard, elle commença à prendre vivement ses intérêts ; et M. Arnott, qui lui avait précédemment servi de refuge contre cette persécution, était devenu si sérieux, ses soins étaient si marqués, que ne pouvant plus révoquer en doute les sentiments qu’elle lui avait inspirés, elle se trouvait obligée d’user de réserve avec lui.

C’était toujours avec plus de regret qu’elle réfléchissait au sacrifice qu’elle avait fait pour secourir l’ingrat et indigne Harrel ; souvent elle était tentée de quitter pour toujours sa maison, et de choisir celle d’un de ses tuteurs. La délicatesse de ses sentiments s’opposait à cette démarche, qui aurait pu nuire au crédit de celui-ci ; et l’amitié qu’elle avait eue dans ses premières années pour sa femme, l’empêchait d’exécuter ce projet. Ces différentes circonstances contribuèrent beaucoup à augmenter son intimité avec mademoiselle Belfield ; elle ne voyait plus madame Delvile, qui était la seule personne qu’elle lui préférât ; les assiduités fatiguantes du chevalier Floyer étaient cause que M. Monckton ne pouvait lui parler qu’en sa présence. Il ne lui restait donc d’autre ressource contre les persécutions et les chagrins qu’elle éprouvait chaque jour, que la société de l’aimable Henriette.