Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 19-39).



CHAPITRE VI.

Une partie de Famille.


Le lendemain matin, entre neuf et dix heures, Cécile se rendit à la place Saint-James. On l’introduisit dans la salle où M. Delvile vint la joindre bientôt. Après les compliments d’usage, prenant un air sérieux : miss Beverley, lui dit-il, j’ai défendu à mes gens de m’interrompre pendant le peu de minutes que j’ai à m’entretenir avec vous, avant que vous soyez présentée à madame Delvile. Alors la conduisant à un fauteuil, il s’assied lui-même dans un autre, et continue ainsi : J’ai appris que par l’indiscrétion d’un de vos admirateurs, il est arrivé samedi passé à l’opéra une aventure assez désagréable, qui ne peut qu’être très-alarmante pour une jeune personne qui pense aussi bien que vous. Or, me croyant intéressé à votre honneur, vous regardant comme ma pupille, je pense qu’il est de mon devoir de m’informer du moins de cette partie de votre conduite, dont le public est instruit ; car si l’on venait à découvrir que, tandis que vous êtes sous ma tutelle, vous eûssiez manqué aux lois de la décence et de l’honnêteté, on serait dans le cas de me le reprocher ; et cette négligence me ferait tort.

Cécile, peu flattée d’un pareil exorde, lui répondit gravement, qu’elle présumait que l’affaire lui avait été présentée sous un faux jour. Ce n’est guères ma coutume, reprit-il, d’ajouter trop légèrement foi aux rapports qu’on me fait ; en conséquence, permettez-moi que je m’informe dans le plus grand détail de ce qui s’est passé ; après quoi, je vous dirai ce que j’en pense. Je commencerai d’abord par vous prier de m’apprendre à quel titre les deux gentilshommes en question (j’imagine du moins que par politesse on les honore de ce titre) se sont cru autorisés à se déclarer publiquement vos champions ? Mes champions, monsieur, s’écria Cécile fort étonnée. Ma chère amie, dit-il, avec une douceur qui cherchait à l’encourager, je sais que, pour une demoiselle de votre âge, il est difficile de répondre à cette question ; mais avouez-moi la vérité. Je serais au désespoir de vous faire de la peine ; et je veux, autant qu’il me sera possible, épargner votre modestie. Ainsi n’ayez nulle crainte ; regardez-moi comme votre tuteur, et croyez que je suis parfaitement disposé à vous considérer comme ma pupille. Dites-moi donc franchement de quelle nature peuvent être leurs prétentions ? À mon égard, monsieur, je puis vous déclarer qu’ils ne sauraient en avoir aucune. Je vois que vous êtes réservée, ajouta-t-il avec plus de douceur encore. Vous n’êtes point à votre aise avec moi ; et lorsque je réfléchis à quel point je vous suis étranger, cela ne m’étonne plus : cependant prenez courage ; il me paraît indispensable que vous me mettiez au fait de ce qui vous concerne ; ainsi je vous prie de vous expliquer.

Cécile, toujours plus mortifiée par cette condescendance humiliante, l’assura une seconde fois qu’il avait mal été informé ; et quoiqu’il n’ajoutât aucune foi à cette assurance, il la loua de nouveau de sa réserve. Ils furent interrompus, à son grand contentement, par l’arrivée du fils de M. Delvile. Mortimer, lui dit son père, j’apprends que vous avez déjà eu l’avantage de voir cette jeune demoiselle. Oui, monsieur, répondit celui-ci. J’ai eu plus d’une fois ce bonheur ; mais je n’ai jamais eu l’honneur de lui être présenté.

Miss Beverley, dit alors le père, permettez que je vous présente mon fils, sir Mortimer Delvile ; et vous, Mortimer, souvenez-vous que miss Beverley est la pupille de votre père ; et ayez pour elle tout le respect qu’elle a le droit d’exiger de vous à ce titre. Je n’oublierai jamais, monsieur, répliqua-t-il, un ordre si conforme à mon inclination, et qu’elle avait déjà prévenu.

Sir Mortimer Delvile était d’une taille avantageuse, parfaitement bien fait ; ses traits, sans être beaux ni réguliers, étaient on ne peut pas plus expressifs ; et ses manières ouvertes, sa façon noble et polie de se présenter, annonçaient l’éducation distinguée qu’il avait reçue, et la justesse de son esprit.

Ces premiers compliments finis, la conversation devint plus générale. Tout-à-coup M. Delvile se leva, et dit à Cécile : permettez, miss Beverley, que je vous quitte pour quelques instants ; l’un de mes vassaux doit partir demain matin pour une de mes terres située au nord, et il y a deux ans qu’il attend une audience. Dans la supposition que mon fils ne serait pas engagé, je suis convaincu qu’il ne refusera pas de faire les honneurs de la maison jusqu’au moment où sa mère vous recevra. Après un signe gracieux de la main, il quitta l’appartement.

Mon père, dit le jeune Delvile, m’a chargé d’une commission qui, si je m’en acquittais avec autant de succès que de bonne volonté, serait parfaitement exécutée. Je suis bien fâchée, lui répondit Cécile, de m’être si fort trompée sur votre heure de déjeûner ; cependant, que je ne vous gêne pas, je trouverai bien quelque part un livre, une gazette, ou quelque autre brochure, pour passer le temps jusqu’à ce que madame Delvile soit visible. Vous ne pourrez jamais me gêner, répondit-il, qu’en m’ordonnant de quitter les lieux où vous êtes. Il y a long-temps que j’ai déjeûné ; et je reviens en ce moment de chez M. Belfield. J’ai eu le plaisir de le voir chez lui ce matin pour la première fois. — Et comment l’avez-vous trouvé, monsieur ? pas aussi bien qu’il croit l’être lui-même ; il était de très-bonne humeur, entouré de ses amis, avec lesquels il s’entretenait gaiement. Mais j’ai remarqué aux changements fréquents de son visage, des signes de douleur et de souffrance, qui m’ont obligé, tout enchanté que j’étais de sa conversation, d’abréger ma visite, et de faire entendre à ceux qui étaient auprès de moi, que je croyais convenable de le laisser tranquille. — Avez-vous vu son chirurgien, monsieur ? non ; mais le blessé m’a dit qu’il ne le panserait plus qu’une seule fois, qu’il se débarasserait ensuite de lui, et irait à la campagne. — Le connaissiez-vous, monsieur, avant cet accident ? — Point du tout ; mais le peu que j’en ai vu m’a fortement intéressé en sa faveur. Je l’avais rencontré au bal de M. Harrel, où sa conversation m’amusa beaucoup. Peut-être aussi que comme c’était le moment où j’eus le bonheur de vous voir pour la première fois, j’étais trop content pour que rien me déplût. Il eut encore l’avantage de me trouver à l’opéra dans des dispositions aussi favorables ; car je vous avais apperçue long-temps avant que d’avoir fait la moindre attention à lui. Je dois aussi avouer que le ressentiment qu’il témoigna me parut bien fondé. Excusez, je vous prie, si je me trompe ; vous connaissez mieux que moi tous les détails de cette affaire ; par conséquent, vous êtes plus en état de rendre compte de ce qui s’est passé.

Ici, il fixa ses regards sur Cécile d’un air de curiosité qui annonçait combien il desirait de s’éclaircir de sa façon de penser sur le compte des deux antagonistes. Non, certainement, vous ne vous trompez pas ; jamais la grossièreté et l’impolitesse ne fournirent d’aussi justes raisons d’avoir de l’humeur. Comment, mademoiselle, s’écria-t-il, pouvez-vous être si sévère envers le chevalier ? — sévère ? non, monsieur ; je ne suis qu’équitable ? — Équitable ? hélas ! pauvre baronnet… Un domestique étant entré à ces derniers mots, vint avertir Cécile que madame Delvile l’attendait pour déjeûner. M. Delvile étant de retour la prit par la main, et lui dit qu’il prétendait la présenter à sa femme ; l’assurant affectueusement, qu’elle en serait bien reçue.

Les cérémonies et l’étiquette qui avaient précédé cette entrevue, jointes à tout ce que Cécile avait entendu dire du caractère de madame Delvile, l’avaient tellement prévenue, qu’elle aurait desiré dans ce moment d’en être dispensée. Cependant elle s’arma de courage, et résolut de se conduire de façon à n’être pas confondue par cette supériorité fastueuse à laquelle elle s’attendait.

Madame Delvile était assise sur un sopha ; elle se leva à son approche. Dès que Cécile l’eut envisagée, toutes les impressions défavorables avec lesquelles elle était entrée dans son appartement, s’évanouirent. Cette dame avait près de cinquante ans ; et son teint, quoiqu’un peu pâle, conservait encore de sa fraîcheur. Ses yeux singulièrement beaux, donnaient une expression douce et spirituelle à sa physionomie, et la régularité de ses traits que les années avaient respectés, annonçait non-seulement ce qu’elle avait été, mais inspirait encore l’admiration. Sa taille était majestueuse, son port noble, son abord imposant ; mais cet air de dignité, de supériorité même, auquel sa haute naissance et son mérite personnel lui donnaient droit de prétendre, était si heureusement tempéré par son bon sens et sa politesse éclairée, que malgré les préventions du public, elle était toujours sûre de captiver l’estime et l’amitié de ceux auxquels elle témoignait quelque prédilection.

La surprise et l’admiration que Cécile éprouva à la première vue furent réciproques. Madame Delvile, comptant trouver une jeune personne, ne s’attendait pas à rencontrer une figure aussi spirituelle, ni des manières aussi engageantes que celles de Cécile : également étonnées et satisfaites l’une de l’autre dès le premier coup-d’œil, elles sentirent naître en même-temps le desir d’une liaison plus intime.

J’ai promis à miss Beverley, madame, dit M. Delvile à sa femme, que vous la recevriez avec bonté ; et il est inutile de vous rappeler que mes promesses ont toujours passé pour sacrées. Je me flatte que vous n’avez pas aussi promis, répliqua-t-elle sur-le-champ, que je vous recevrais avec bonté ; car je sens dans ce moment une grande envie de vous quereller. Pourquoi cela, madame ? Pour n’avoir pas procuré à cette aimable personne et à moi le moyen de nous voir plutôt. Je regrette à présent tout le temps qui s’est écoulé sans que j’aye eu l’avantage de la connaître. Cécile répondit modestement à ce compliment flatteur ; et la façon aisée dont elle s’énonça, ajouta encore à l’impression favorable que son abord avait faite.

Je dois vous prier, madame, dit M. Delvile, lorsque nous vous aurons quittée mon fils et moi, de vouloir bien passer une demi-heure avec mademoiselle, pour vous informer d’elle-même de ce qui a donné lieu à la scène de samedi à l’opéra. Je n’ai malheureusement pas le loisir nécessaire pour cela ; plusieurs engagements rempliront ma matinée. Je suis sûr que vous accepterez avec empressement cette commission ; car je sais que vous desirez aussi sincèrement que moi, que la minorité de miss Beverley se passe sans qu’on ait aucun reproche à lui faire. Non-seulement sa minorité, s’écria le jeune Delvile avec chaleur, mais sa maturité et encore sa vieillesse seront sans reproche, et obtiendront l’estime et l’approbation générales. Je l’espère aussi, répliqua M. Delvile, et j’étends mes vœux à toutes les époques de sa vie : cependant c’est celle de sa minorité pour laquelle je suis obligé de faire plus que de simples vœux ; car mon honneur et ma réputation s’y trouvent intéressés ; mon honneur, en ce que je l’ai engagé au doyen son oncle, en lui promettant de veiller sur la conduite de sa nièce ; et ma réputation, en ce que tout le monde connaît les titres qu’elle a à ma protection.

Je ne veux faire de questions, dit madame Delvile, en se tournant vers Cécile avec une douceur et une bonté qui réparaient en quelque façon ce que la fierté de son mari avait de choquant, qu’après avoir trouvé le secret de convaincre miss Beverley que l’attachement que je lui ai voué, mérite qu’elle y réponde.

Vous voyez, mademoiselle, dit M. Delvile, le peu de raison que vous aviez d’avoir peur de nous. Madame Delvile n’est pas moins disposée que moi en votre faveur, et tout aussi empressée à vous obliger. Tâchez donc de surmonter votre timidité, et soyez parfaitement à votre aise avec nous. Venez nous voir souvent ; plus vous nous connaîtrez, et moins vous nous craindrez. Quelle pourrait être la crainte de miss Beverley, reprit madame Delvile ? Elle ne saurait en avoir d’autre que celle de nous rendre sa présence si nécessaire, que nous solliciterons trop souvent cette faveur.

Je vous prie, mon fils, ajouta M. Delvile, dites-moi le nom de l’antagoniste du chevalier Floyer, je l’ai absolument oublié. — Belfield, monsieur. — Justement, c’est un nom qui m’est tout-à-fait inconnu ; ce qui n’empêche pas que ce ne puisse être celui d’un fort honnête-homme. Il me paraît singulier qu’il ait osé entrer en concurrence avec le chevalier Robert Floyer, qui est gentilhomme, riche, allié à des gens de condition. Ce n’est pourtant pas que je sois prévenu en sa faveur : je veux préalablement être parfaitement instruit de toutes les particularités de cette affaire ; étant d’autant plus porté à user de prudence avant de prononcer, que miss Beverley a trop de bon sens pour que j’aye à craindre que le conseil que je lui donnerai à cet égard lui soit inutile, et qu’elle n’en fasse pas tout le cas qu’il mérite. — Je l’espère, monsieur ; mais quant à ce qui s’est passé à l’opéra, je ne crois pas être dans le cas de vous en demander aucun.

Si votre résolution, dit-il gravement, est prise d’avance, le doyen votre oncle m’a confié des soins très-inutiles ; mais si vous êtes encore indécise, je ne pense pas que vous fîssiez mal de me consulter. En attendant, je me bornerai à vous exhorter à réfléchir que M. Belfield est un homme que personne n’a jamais ouï nommer, et qu’une alliance avec le chevalier Robert Floyer serait très-honorable pour vous. En vérité, monsieur, répliqua Cécile, vous êtes tout-à-fait dans l’erreur ; je crois que ni l’un ni l’autre de ces messieurs ne pense à moi. Ils ont donc choisi s’écria le jeune Delvile en riant, un moyen bien extraordinaire de prouver leur indifférence !

Les affaires du chevalier Floyer, continua M. Delvile, sont, il est vrai, un peu en désordre, si j’en crois ce qu’on m’en a dit ; mais il a des terres considérables, et votre fortune les aurait bientôt dégagées de tout embarras. Une pareille alliance serait donc pareillement avantageuse à l’un et à l’autre : mais que résulterait-il d’un mariage avec une personne telle que M. Belfield ? Il est sans naissance ; peut-être seriez-vous peu scrupuleuse sur cet article, s’il était riche ; mais comme je sais qu’il ne l’est pas, je ne conçois guère ce qui peut le rendre recommandable. À mes yeux, monsieur, rien, répliqua Cécile. — Et aux miens, s’écria le jeune Delvile, presque tout. Il a de l’esprit, du courage et du jugement, des talents propres à le faire admirer, et des qualités qui me paraissent mériter l’estime des honnêtes gens.

Vous vous exprimez avec chaleur, reprit madame Delvile ; cependant, si son caractère est tel que vous le présentez, il mérite l’intérêt que vous lui témoignez. Sauriez-vous quelques particularités de sa conduite ? Peut-être pas assez, madame, répondit-il, pour justifier pleinement mes louanges : c’est un de ces hommes dont la première vue gagne subitement le cœur, et laisse ensuite à la réflexion le temps de faire des observations. Me permettrez-vous, madame, lorsqu’il sera entièrement rétabli de vous le présenter ? Certainement, dit-elle en souriant ; prenez garde pourtant que votre recommandation ne fasse tort à votre discernement. Cet enthousiasme, auquel vous n’êtes que trop sujet, s’écria M. Delvile, n’est propre qu’à vous causer des chagrins. Je vous l’ai dit, Mortimer, vous négligez les liaisons que je vous recommande, et qu’un peu d’attention pourrait vous rendre utiles et honorables ; et vous témoignez le plus grand empressement à en former d’autres qui ne sauraient vous faire honneur auprès des gens d’un certain rang : loin de vous être de la moindre utilité, elles n’aboutissent qu’à vous causer de la dépense, et à vous susciter des affaires désagréables. Vous êtes actuellement dans un âge à vous corriger de ce défaut ; réfléchissez donc sérieusement à ce que vous êtes, et ne vous dégradez plus en vous liant au hasard avec le premier aventurier de quelque apparence que vous trouvez dans votre chemin.

J’ignore, monsieur, répondit-il, comment M. Belfield peut mériter le titre d’aventurier. J’avoue qu’il n’est pas opulent, mais il est d’une profession où des talents tels que les siens conduisent à la fortune. Si je trouve en lui un homme d’honneur et de mérite, attendrai-je qu’il soit riche pour l’estimer ?

Mortimer, dit M. Delvile en l’interrompant, qu’il soit ce qu’il voudra ; il suffit que nous sachions tous qu’il ne saurait devenir homme de qualité, pour qu’il soit décidé qu’il ne peut être une liaison décente pour Mortimer Delvile. Si vous pouvez lui rendre quelques services, vous ferez bien, et je vous en louerai. Il est digne d’un homme de votre naissance d’obliger, et de contribuer au bien général de la société : mais que l’intérêt que vous prenez aux autres ne vous fasse jamais oublier ce que vous vous devez à vous-même, ainsi qu’à l’ancienne et honorable maison dont vous descendez.

Ne saurions-nous, s’écria madame Delvile, entretenir miss Beverley que de nos propres affaires et de préceptes de famille ? C’est à moi, dit le jeune Delvile en se levant, à demander excuse à mademoiselle de les avoir occasionnées : il quitta l’appartement ; et M. Delvile se levant aussi pour s’en aller, dit à Cécile : ma chère, je vous laisse avec madame Delvile, je suis sûr qu’elle sera fort aise de savoir votre histoire : ainsi parlez-lui à cœur ouvert.

Il sortit en finissant ces mots, et laissa Cécile plus à son aise ; car sa fierté et sa politesse l’humiliaient également. Les hommes, lui dit madame Delvile, ne comprènent point la peine qu’une personne de notre sexe qui pense délicatement, a de se prêter à des explications de cette nature. J’en suis trop bien instruite pour vouloir l’exiger. Ainsi nous n’en aurons ensemble que lorsque nous nous connaîtrons mieux. Alors, si vous ne craignez pas de me favoriser de quelque confidence, vous pouvez compter sur les meilleurs conseils qu’il me sera possible de vous donner, et sur tous les services qui dépendront de moi. — Vous me faites, madame, beaucoup d’honneur ; cependant, je ne crains pas de vous assurer qu’il n’est ici question d’aucune espèce d’explication. Fort bien, fort bien, pour le présent, répartit madame Delvile. Je suis contente de cette réponse ; j’espère que dans la suite vous aurez plus de franchise. Votre air m’en donne l’assurance, et je me flatte que mon amitié vous portera à tenir ce qu’il promet. — Votre amitié m’honorera toujours autant qu’elle m’enchante ; et de quelque nature que puissent être vos questions, je serai dans tous les temps prête à y satisfaire : mais réellement, madame, quant à cette affaire… Ma chère miss Beverley, dit madame Delvile en l’interrompant, d’un air qui témoignait combien elle doutait de ce qu’elle venait de dire, il est rare que l’on risque sa vie à propos de rien et sans espoir de récompense. Mais n’en parlons plus. Je me flatte que vous me ferez l’honneur de me voir, et que nous oublierons l’une et l’autre le peu de temps qu’il y a que nous nous connaissons.

Cécile voyant que sa résistance ne servait qu’à faire naître de nouveaux soupçons, céda pour le moment ; convaincue qu’avant peu on connaîtrait la vérité, et que tout s’éclaircirait. Sa visite n’en fut pas pour cela plus courte. L’inclination subite qu’avaient produite chez elle la figure et les manières de madame Delvile, devint bientôt une amitié respectueuse. Elle la trouva spirituelle, instruite, pensant noblement, douée naturellement de talents supérieurs, perfectionnés dans l’étude et l’éducation, et ornés de toute l’élégance que donne l’usage du monde. Il est vrai qu’on appercevait en elle une teinte de cette fierté qui régnait chez son époux. Mais elle était si fort mitigée par la politesse, et si bien voilée par la douceur, que son caractère en tirait un nouveau lustre, et que ses manières n’en étaient que plus agréables.

On n’était jamais embarrassé avec une telle femme, à trouver des sujets de conversation, ni à la rendre intéressante. Cécile fut si contente de la sienne, qu’en prenant congé de madame Delvile, elle accepta de bon cœur l’invitation que lui fit sa nouvelle amie de dîner chez elle trois jours après. Celle-ci, de son côté, promit de lui rendre sa visite avant ce temps.