Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 40-53).



CHAPITRE VII.

Une Proposition.


Cécile trouva madame Harrel très-impatiente de savoir comment elle avait passé la matinée, et très-persuadée qu’elle ne quitterait la maison Delvile que bien déterminée, à moins que la nécessité ne l’y forçât, à ne les voir que le moins possible. Elle fut bien surprise, lorsque son amie l’assura qu’elle avait été enchantée de madame Delvile, dont les qualités aimables réparaient amplement la fierté de son mari ; que si elle avait quelque raison de se plaindre de sa visite, c’est qu’elle eût été trop courte, et qu’elle s’était bien promis de ne pas tarder à la réitérer. Madame Harrel parut blessée de ces louanges ; et Cécile qui avait reconnu dans ses trois tuteurs une disposition marquée à la haine et à la jalousie, n’insista pas plus long-temps.

À dîner, le chevalier Robert Floyer vint, suivant sa coutume, se mettre à table auprès d’elle ; il redoublait tous les jours d’assiduité ; mais ce jour-là, au lieu de rester, ainsi qu’il le faisait ordinairement, aussi long-temps que les autres convives, il se retira avant que les dames eussent quitté la table ; et dès qu’il fut sorti, M. Harrel pria Cécile de lui accorder un moment d’audience en particulier. Ils passèrent ensemble dans une chambre voisine ; et après s’être fort étendu sur le mérite du chevalier, il l’informa qu’il l’avait expressément chargé de lui offrir sa main et sa fortune. Cécile, qui se doutait d’avance du sujet de cet entretien, sans entrer dans aucun détail, le pria de dire au baronnet qu’elle lui était très-obligée de l’honneur qu’il lui faisait, mais qu’elle le refusait absolument. M. Harrel lui répartit en riant, que cette réponse était très-bonne pour un commencement ; que cependant, elle serait déplacée après une première déclaration. Cécile l’ayant assuré qu’elle n’en ferait jamais d’autre, il lui demanda avec autant de surprise que de mécontentement, les raisons de ce refus. Elle crut qu’il suffisait de lui dire que le chevalier ne lui plaisait pas. Il la badina beaucoup, en l’assurant qu’il n’en croyait pas un mot, d’autant plus que c’était un homme qui plaisait généralement à toutes les femmes ; qu’il était impossible qu’elle trouvât un meilleur parti, quant à la fortune, à la figure et au rang qu’il tenait dans le monde ; que cette alliance serait généralement approuvée, et qu’elle était absolument maîtresse des conditions ; qu’il s’en remettait à elle, et lui ferait tous les avantages qu’elle pourrait desirer.

Cécile le pria de vouloir bien se contenter de la réponse qu’elle venait de lui faire, et à laquelle il lui était impossible de rien changer, et de lui épargner de nouveaux soins qui lui seraient inutiles, puisque le chevalier n’était absolument point de son goût. Pourquoi donc, dit-il, avez-vous témoigné un si grand intérêt pour lui à l’opéra ? Il n’y a personne à Londres qui ne soit convaincu que vous êtes prévenue en sa faveur. — J’en suis très-fâchée ; ma crainte ne venait que de la surprise, et n’avait pas plus trait au chevalier qu’à M. Belfield. Il lui répondit qu’on ne le croirait jamais : que l’on regardait son mariage avec le baronnet comme une affaire arrangée ; et il finit par l’assurer que, malgré l’ordre formel qu’elle lui donnait d’informer, sans perdre de temps, et en termes exprès, le chevalier, de sa résolution, il se garderait bien de lui donner une réponse décisive, qu’elle n’eût eu le temps nécessaire pour y réfléchir sérieusement. Cécile fut extrêmement mortifiée de son obstination, et encore plus affligée que son imprudence eût donné lieu de croire qu’elle était prévenue pour un homme qui lui devenait tous les jours plus insupportable.

Tandis qu’elle réfléchissait aux moyens de dissiper cette erreur, et de se débarrasser tout-à-fait de ces sollicitations importunes, M. Monckton arriva ; et s’il fut charmé de la trouver seule, elle n’eut pas moins de plaisir de pouvoir l’entretenir sans témoins. Il eut bientôt démêlé sur son visage l’agitation de son âme et, après des assurances d’estime et d’amitié, il lui demanda la permission de lui parler librement. Elle lui répondit qu’il ne pourrait lui faire un plus grand plaisir. Qu’il me soit permis, lui dit-il, de vous demander si la crainte que j’avais, lorsque vous quittâtes la province de Suffolck, de l’influence du séjour de Londres sur vos sentiments, n’était pas fondée, et si vous avez la même confiance aujourd’hui que vous montriez alors.

Lorsque je vous déclare, répliqua Cécile, que votre question ne me fait aucune peine, je crois y avoir suffisamment répondu ; car si je m’étais apperçue du moindre changement, elle ne pourrait que me chagriner et m’embarrasser. Bien loin cependant de me trouver exposée au danger dont vous me menaçâtes, d’oublier Bury, ses habitants et ses environs, ce sont encore les seuls objets dont je m’occupe avec plaisir, puisque Londres, loin de m’enchanter, n’a pas même répondu à mon attente. Comment cela, s’écria M. Monckton d’un air satisfait. Ce n’est pas la ville en elle-même, répartit-elle, ni sa magnificence, ni ses amusements qui me paraissent inépuisables ; mais ces différents objets, quoique très-nombreux, sont bien futiles et peu attrayants, considérés comme des sources de félicité : par conséquent, si j’ai été trompée dans mon attente, il ne faut pas en chercher la cause bien loin ; c’est plutôt la faute de ma position que celle de Londres. — Serait-il possible qu’elle vous fût désagréable ? — Vous en jugerez vous-même, lorsque vous saurez que, depuis le moment où j’ai quitté votre maison, jusqu’à celui où j’ai eu de nouveau le bonheur de m’entretenir avec vous, je n’ai pas trouvé une seule société, une seule conversation, ou une seule liaison à laquelle l’amitié ou l’inclination ait eu la moindre part, et où mon cœur ait pris le plus petit intérêt. Elle lui fit alors un détail de sa façon de vivre, lui dit combien la dissipation de la famille Harrel était peu de son goût, et s’étendit fort au long sur le chagrin qu’elle avait ressenti du changement qui s’était fait dans les mœurs et dans la conduite de sa jeune amie. Si j’avais, ajouta-t-elle, rencontré en elle la compagne que je m’étais flattée de retrouver ; celle dont je venais récemment de me séparer, et dont j’espérais que la société m’aiderait à me consoler de votre perte et de celle de madame Charlton, je me serais bien gardée de me plaindre ; les lieux qui m’ennuient actuellement, m’auraient été peut-être agréables ; et tout ce qui me paraît ici une dissipation frivole, aurait vraisemblablement pris une apparence de variété et de plaisir. Mais quand le cœur est sans intérêt, tout languit et devient insipide. Accoutumée, comme je le suis depuis long-temps, à penser que l’amitié est le premier des biens de cette vie, et une société douce et cordiale, la plus grande satisfaction qu’on puisse trouver, je ne saurais supporter un état d’indifférence et d’apathie, ni m’accoutumer à former des liaisons, sans m’embarrasser de les conserver, ou sans qu’elles m’inspirent la moindre estime. Il m’est impossible de chercher et de goûter les plaisirs de la société, si je ne partage avec une amie les moments donnés à la retraite.

M. Monckton, qui entendit ces plaintes avec une secrète joie, loin de chercher à adoucir son mécontentement, ou à le dissiper, fit tous ses efforts pour l’entretenir et l’augmenter, en lui retraçant adroitement son ancienne manière de vivre, et lui rappelant avec adresse le changement qu’elle avait été obligée d’y apporter : changement, continua-t-il, qui, quoiqu’il absorbe une partie de votre temps, et ne contribue en rien à votre félicité, pourrait peut-être, à la fin, devenir une habitude et un besoin.

Ces soupçons, monsieur, reprit Cécile, me mortifient beaucoup. Quoi ! lorsque loin de me trouver satisfaite, vous n’entendez que des plaintes de ma part, est-il possible que vous les conserviez encore ? C’est, reprit-il, que votre constance n’a pas été assez long-temps éprouvée, et qu’il n’y a rien au monde avec quoi le temps ne viène enfin à bout de nous réconcilier. Je ne redoute aucune épreuve, dit-elle ; cependant, pour vous convaincre que je ne présume pas trop de moi-même, apprenez que, depuis plus d’un mois, j’ai passé presque toutes les soirées au logis, et sans aucune compagnie.

Ces éclaircissements furent très-agréables pour M. Monckton : le peu de goût que Cécile montrait pour les amusements qui se présentaient à elle, soulagea beaucoup les craintes qu’il avait qu’elle ne formât quelque liaison nuisible à ses intérêts. Il fut rassuré, non-seulement pour le présent, mais encore il sut où il pourrait la trouver par la suite.

Il lui parla ensuite du duel, la mit adroitement sur le chapitre du chevalier Floyer, et fit si bien qu’elle s’exprima à cœur ouvert. Il eut encore, à cet égard, sujet d’être satisfait ; car le dégoût qu’elle lui témoigna pour le baronnet, se trouva absolument tel que la connaissance qu’il avait de son caractére le lui avait fait présumer ; et elle dissipa entièrement ses soupçons relativement à la querelle de l’opéra. Elle lui apprit qu’elle avait craint de l’avoir occasionnée pour avoir accepté les offres de M. Belfield, au même moment où elle avait témoigné son éloignement pour celles du chevalier.

Sa confiance alla même encore plus loin ; car elle lui fit part de la conversation qu’elle venait d’avoir avec M. Harrel, et le pria de lui dire comment elle devait s’y prendre pour se débarrasser par la suite, de ses importunités. Je crains, à présent, dit-elle, le chevalier autant que je le hais, et je tremble à chaque instant de lui laisser voir l’aversion qu’il me cause. Il faut absolument que je quitte la maison de M. Harrel, où il a toute liberté, et où il peut venir quand il lui plaît.

Vous ne sauriez rien desirer de plus raisonnable ; en ce cas, voudriez-vous revenir en province ? — Cela ne dépend pas encore de moi ; je suis obligée de demeurer chez l’un de mes tuteurs jusqu’au temps où je serai majeure. Aujourd’hui, j’ai vu madame Delvile, et… Madame Delvile ! reprit M. Monckton, en l’interrompant d’un air de surprise ; sûrement vous ne pensez pas habiter avec cette famille ? — Que pourrais-je faire de mieux ? Madame Delvile est une femme charmante, et sa conversation d’un seul jour me procurerait plus d’agrément et plus d’instruction que je n’en aurais pendant une année entière dans cette maison — Parlez-vous sérieusement ? et pensez-vous réellement à prendre ce parti ? — Il est certain que je le desire ; je ne sais cependant encore s’il est pratiquable. Je dîne jeudi chez elle ; et alors, si cela m’est possible, je chercherai à sonder ses dispositions. Est-il croyable que miss Beverley puisse desirer d’habiter une pareille maison ? M. Delvile n’est-il pas le plus vain, le plus haut, le plus suffisant de tous les hommes ? Et sa femme n’est-elle pas la plus orgueilleuse de toutes les personnes de son sexe ? Cette famille n’est-elle pas odieuse à tout l’univers ?

Vous m’étonnez, répliqua Cécile ; certainement on vous l’a peinte d’une façon exagérée. J’avoue que M. Delvile mérite qu’on tourne en ridicule son affectation de supériorité ; mais sa femme ne doit pas être confondue avec lui, et partager un pareil reproche. Nous avons passé toute la matinée ensemble ; et quoique très-prévenue contre elle, je ne me suis point apperçue que sa fierté fût déplacée ; il m’a semblé au contraire qu’elle n’avait que celle qu’autorisent sa situation et sa naissance. — Avez-vous été souvent chez elle, et connaîtriez-vous aussi le fils ? — Je l’ai vu trois ou quatre fois. — Et qu’en pensez-vous ? — Je ne le connais pas assez pour pouvoir en bien juger. — Mais, d’après son extérieur, que vous en semble-t-il ? ne découvrez-vous pas déjà en lui l’arrogance et l’insolence altière de son père ? — Oh ! non certainement. Bien loin de là, son âme paraît noble et généreuse ; le mérite a pour lui les plus grands attraits, et il ne manque jamais de l’accueillir et de le protéger.

Que vous êtes crédule, ma chère miss ! Vous venez de faire votre portrait, en croyant faire le sien. Je vous conseille d’éviter soigneusement toute cette famille, vos liaisons avec elle ne sauraient être que pénibles et ennuyeuses. Tel le père se montre au premier moment, tels au bout de quelques entrevues la mère et le fils vous paraîtront. Ils sortent de la même souche, et ont hérité du même amour-propre. Craignez, si vous allez vous établir chez eux, d’être en butte à leur insolence réunie, et d’éprouver plus de chagrins que vous n’en avez ici.

Cécile prit de nouveau vivement leur parti, et essaya de les défendre ; mais les assertions de M. Monckton furent si positives, et il persista avec tant de constance dans ses insinuations défavorables, qu’il lui persuada à la fin qu’elle en avait jugé avec trop de précipitation ; et, après l’avoir remercié de son conseil, elle lui promit qu’elle ne prendrait aucune mesure relative à son changement d’habitation, qu’après l’avoir consulté.

C’était précisément ce qu’il souhaitait ; rassuré par la certitude qu’il venait d’acquérir, que le crédit qu’il avait eu précédemment sur son esprit n’était nullement altéré, et que son cœur était encore libre, il fit tomber la conversation sur des sujets plus gais et plus généraux ; observant judicieusement de ne point la dégoûter par des préceptes ennuyeux, ni de l’allarmer par des craintes ou des inquiétudes. Il ne la quitta que lorsque la soirée fut fort avancée, et revint chez lui amplement dédommagé des anxiétés qu’il avait éprouvées, par les consolations que cette longue et satisfaisante conversation lui avait procurées ; tandis que Cécile, de son côté, charmée d’avoir passé la matinée avec sa nouvelle connaissance, et la soirée avec son ancien ami, fut se coucher plus contente de la manière dont son temps avait été employé ce jour-là, qu’elle ne l’avait encore été depuis son arrivée de la province de Suffolck.