Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 1-18).



CHAPITRE V.

Un ami du bon ton.




Dès qu’elles furent rentrées, Cécile pria madame Harrel de ne pas perdre un moment pour tâcher de trouver son mari et lui faire part de ce qui venait de se passer ; mais celle-ci trop indolente pour entrer dans la situation de son amie, lui répondit froidement qu’elle ne savait il était, et n’imaginait pas en quel endroit on pourrait le rencontrer. Alors Cécile sonna pour qu’on lui fît parler au valet-de-chambre de M. Harrel. Il vint ; et après l’avoir questionné, elle sut que son maître était au café de Broo, rue Saint-James. Elle pria madame Harrel de vouloir lui écrire. Que voulez-vous que je lui dise ? reprit celle-ci. Sans lui répondre, Cécile, aussi prompte à exécuter, qu’à former un projet, écrivit elle-même, et le pria de chercher tout de suite son ami le chevalier Floyer, et de tâcher d’amener une réconciliation entre lui et M. Belfield, avec lequel il s’était querellé à l’opéra.

Le valet-de-chambre revint bien-tôt, et lui rapporta la réponse verbale de M. Harrel, qui l’assurait qu’il ne manquerait pas d’exécuter ses ordres.

Elle prit le parti de ne se coucher qu’après qu’il serait rentré, très-impatiente de savoir, avant de s’endormir, ce que sa négociation avait produit. Elle se regardait comme la vraie cause de la dispute, et cependant elle avait tort. La conduite du chevalier à son égard lui avait toujours souverainement déplu ; elle détestait ses manières et son impudence. Enfin, elle avait déjà accepté le bras de M. Belfield avant qu’il lui eût offert le sien. Le quitter pour le chevalier, ç’aurait été marquer à celui-ci une préférence dont elle était bien éloignée. Tout ce qu’elle croyait pouvoir se reprocher, c’était de n’avoir pas eu assez de présence d’esprit pour refuser les offres de tous deux.

Madame Harrel, quoique fâchée de la tournure que prenait cette affaire, la regardait cependant comme lui étant étrangère ; elle se lassa bientôt d’entendre tout ce que l’inquiétude faisait dire à miss Beverley, et après l’avoir exhortée à se tranquilliser, lui souhaita le bon soir, et se retira.

Cécile attendit le retour de M. Harrel, jusqu’à quatre heures du matin qu’il rentra. Eh bien, monsieur, s’écria-t-elle aussitôt qu’il parut, je crains, en vous voyant revenir si tard, que vous n’ayez eu beaucoup de peine ; mais je me flatte que vos démarches n’ont pas été infructueuses. Qu’on se représente quelle dut être sa mortification, lorsqu’il lui répondit qu’il n’avait pas encore vu le chevalier, ayant été lui-même si fort occupé, qu’il lui avait été impossible de quitter, avant trois heures, la compagnie avec laquelle il se trouvait engagé ; qu’au même instant il s’était rendu chez le baronnet, où on lui avait dit qu’il n’était point encore rentré.

Cécile, quoique très-piquée d’une preuve aussi complette d’insensibilité envers un homme qu’il appelait son ami, renouvella ses instances, et ne le quitta qu’après lui avoir fait promettre de se lever dès que le jour paraîtrait. Elle cessa alors de s’étonner des dettes contractées par M. Harrel, et de ses besoins pressans d’argent en certaines occasions. Elle voyait bien qu’il passait la moitié des nuits à jouer ; et les conséquences de sa conduite s’offrirent à son esprit de manière à la faire trembler. Celle du chevalier n’était pas meilleure, mais elle n’y prenait aucun intérêt. Son sommeil fut agité ; elle se leva à six heures du matin, et s’habilla à la clarté des bougies. Une heure après elle envoya savoir s’il était jour chez M. Harrel, et apprenant qu’il dormait encore, elle le fit éveiller. Il ne se leva pourtant qu’à huit heures, et toutes ses remontrances ne purent l’engager à sortir avant neuf.

À peine était-il parti, qu’elle vit paraître M. Monckton, qui eut alors pour la première fois la satisfaction de la trouver seule. Vous êtes bien bon d’être venu si matin, s’écria-t-elle. Avez-vous vu M. Belfield ? Vous êtes-vous entretenu avec lui ? Alarmé de l’impatience qu’elle faisait paraître, et encore plus affecté de voir à son air abattu, qu’elle avait passé la nuit sans dormir, il fut quelque temps sans lui répondre, et lorsqu’elle lui eut répété avec plus de vivacité la même question, il se contenta de lui dire : depuis que Belfield a eu l’honneur de vous voir chez le chevalier Floyer ? J’ai été à son hôtel, où il m’a paru qu’il n’était point rentré de toute la nuit. Je l’ai suivi, d’après ce que j’ai pu tirer de ses domestiques, de l’opéra à une maison de jeu, où j’ai appris qu’il avait joué jusqu’à ce matin.

L’inquiétude de Cécile ne faisant qu’augmenter, et M. Monckton voyant qu’il ne lui restait qu’un moyen de la satisfaire, lui offrit de retourner à la recherche de l’un et de l’autre, pour tâcher de lui procurer des nouvelles plus certaines. Elle accepta la proposition avec reconnaissance, et il partit. Arriva ensuite M. Arnott qui, quoique tourmenté intérieurement par la jalousie et par le déplaisir que lui causait la terreur qu’elle manifestait, desirait cependant sincèrement de la dissiper ; de sorte que, sans prétendre même s’en faire un mérite auprès d’elle, il s’en fut presque au même instant pour s’occuper des recherches auxquelles M. Monckton avait promis de s’employer ; bien décidé à ne faire connaître son intention, qu’après avoir réussi à lui procurer des informations satisfaisantes.

À peine était-il sorti, qu’on vint lui annoncer M. Delvile. Étonnée de sa complaisance, elle ordonna qu’on le fît tout de suite entrer. Mais quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’au lieu de voir son orgueilleux tuteur, elle reconnut le généreux inconnu. Il la supplia de pardonner une hardiesse que ni d’anciennes liaisons, ni aucune affaire importante n’autorisaient ; quoique les liens qui l’attachaient de très-près à un homme assez privilégié pour avoir droit de s’intéresser à tout ce qui la concernait, pûssent servir en quelque façon à l’excuser. Ensuite, passant au motif qui occasionnait sa visite : Lorsque j’eus l’honneur, ajouta-t-il, de vous voir hier à l’opéra, la scène qui venait de se passer entre deux personnes de votre connaissance me parut vous causer beaucoup d’inquiétude ; et comme personne n’y a pris autant de part que moi, j’espère que vous pardonnerez mon empressement à vous informer que cette affaire vient de se terminer ; et qu’il n’y a pas d’apparence qu’elle ait des suites. Monsieur, répondit Cécile, vous me faites beaucoup d’honneur, et vous me tirez d’une situation très-désagréable. J’imagine que cet accomodement s’est fait dans la matinée ? Je m’apperçois, ajouta-t-il en souriant, que vous exigez beaucoup pour le moment. Il est vrai que l’espérance n’est jamais plus vive que lorsqu’elle renaît après que la crainte a cessé.

De quoi s’agit-il donc ? Sont-ils au moins sains et saufs ? On ne le saurait être davantage ; cependant j’aurais tort de vous dire qu’ils n’ont couru aucun danger. Pourvu qu’ils en soient actuellement délivrés, c’est tout ce que je demande. Vous m’obligerez, monsieur, si vous daignez m’informer de ce qui s’est passé. La vivacité de la querelle, continua-t-il, donnait lieu d’appréhender un éclat violent ; et ce n’est qu’après m’être assuré qu’elle était accidentelle, que j’ai tenté d’employer ma médiation. J’ai espéré que de simples excuses de la part du chevalier Floyer, comme l’agresseur… Ah, monsieur, s’écria Cécile, c’est là précisément ce que je crains que vous n’ayiez pu obtenir. J’avoue, Madame, que j’aurais tort de m’en glorifier ; cependant, sans m’arrêter aux difficultés que je devais rencontrer, je me suis hasardé à proposer des voies d’accomodement ; je n’ai quitté l’opéra qu’après avoir employé auprès du chevalier tous les raisonnements les plus propres à lui prouver que les excuses que j’exigeais de lui, ne sauraient nuire à sa réputation, ni laisser le moindre doute sur son courage. Lui, de son côté, a prétendu qu’il en avait trop pour consentir à une pareille humiliation. Trop de courage ! reprit Cécile ; le beau prétexte ! Quel parti a donc pris le pauvre M. Belfield ? Il ne lui a fallu que peu de moments pour se décider. J’avais découvert le lieu de sa demeure ; je m’y suis rendu sur le champ, dans l’intention de lui offrir mes services pour mettre l’affaire en arbitrage ; car puisque vous le qualifiez de pauvre M. Belfield, j’imagine que vous voudrez bien me permettre, sans chercher pourtant à offenser son antagoniste, d’avouer que sa conduite, quoiqu’un peu trop vive, m’avait absolument prévenu en sa faveur. Je me flatte que vous ne croyez pas, répondit Cécile, qu’une offense faite à son antagoniste dût en être une pour moi. Quelle qu’ait été mon idée, répliqua-t-il en la fixant d’un air d’étonnement, je n’ai certainement jamais desiré qu’une sympathie mutuelle fût décidément établie entre vous. N’ayant pu parvenir hier au soir à voir M. Belfield, mon inquiétude m’a empêché de fermer l’œil de toute la nuit ; et dès que le jour a paru, je suis retourné chez lui. Que vous êtes bon ! s’écria Cécile ; vos soins n’ont point été infructueux ?

Eh bien, Monsieur ? — je l’ai vu, tout était fini ; et il sera dans peu en état, si vous daignez lui accorder cette grâce, de venir vous remercier de l’intérêt que vous prenez à lui. — Il est donc blessé ? — Il l’est légèrement. Quant au chevalier, il se porte parfaitement bien. Belfield a tiré la premier, et a manqué son coup. Le baronnet a été plus heureux. J’en suis réellement fâchée. Et où est sa blessure ? La balle a percé le côté droit ; et au moment qu’il l’a sentie, il a tiré son second pistolet en l’air. C’est du moins ce que m’a dit son domestique. On l’a rapporté avec beaucoup de précaution chez lui. On a été sur le champ chercher un chirurgien habile. Je n’ai voulu me retirer qu’après qu’il a eu mis le premier appareil, et qu’il a pu me dire ce qu’il pensait de cette blessure. Il m’a assuré qu’il avait extrait la balle, et que M. Belfield était hors de tout danger. La perplexité où je vous avais vue hier, madame, m’a fait prendre la liberté de venir chez vous, persuadé que vous n’auriez pu encore vous procurer des nouvelles certaines ; et j’ai cru qu’il convenait de prévenir, par un récit simple et véritable des faits, les bruits exagérés qu’on ne manquera pas de répandre à cette occasion.

Cécile le remercia de son attention ; et madame Harrel, étant entrée dans la salle, il se leva, disant : Si mon père avait prévu que j’eûsse l’honneur de voir ce matin miss Beverley, je suis sûr qu’il n’aurait pas manqué de me charger de compliments pour elle ; une pareille commission de sa part aurait peut-être contribué à faire excuser la hardiesse de ma visite. Après quoi, il prit congé. Il faut avouer, dit Cécile, que le fils de M. Delvile ne ressemble guère à son père. Très-peu, ajouta madame Harrel, et moins encore à sa mère ; car je vous assure qu’elle est, s’il est possible, plus hautaine et plus fière que son mari. Je hais jusqu’à sa présence ; car sa figure est si imposante, qu’à peine ose-t-on souffler devant elle. Pour le fils, c’est un charmant jeune homme qui plaît généralement. Je ne l’ai cependant jamais vu qu’en public ; car nous ne sommes en liaison avec personne de cette maison.

M. Monckton ne tarda pas à revenir ; il fut assez surpris de voir que l’on savait déjà les nouvelles qu’il croyait être le premier à apporter.

M. Harrel ne rentra que tard, et parut extrêmement gai. Miss Beverley, s’écria-t-il, je vous apporte des nouvelles qui vous feront oublier vos frayeurs ; le chevalier Floyer est non-seulement sain et sauf, il est encore sorti vainqueur du combat. Je suis très-fâchée, monsieur, répondit Cécile, piquée d’un pareil compliment, que quelqu’un soit vainqueur, ou que quelqu’un ait été vaincu. Il n’y a dans tout cela, repartit M. Harrel, aucun sujet de fâcherie ; tout au contraire, car il n’a pas tué son homme ; ainsi la victoire ne l’obligera ni à fuir, ni à se soumettre à des formalités de justice. Il compte aujourd’hui même vous rendre ses devoirs, et mettre ses lauriers à vos pieds. Il compte donc se donner une peine fort inutile ; car je ne désire point de pareils hommages. Ah ! miss Beverley, répliqua-t-il en riant, ce dédain affecté n’est plus de saison : peut-être s’y serait-on mépris dans un temps ; mais à présent, je vous assure que personne n’en sera dupe.

Cécile quoique très-mécontente de cette réflexion, vit bien que plus elle chercherait à se défendre, plus elle s’attirerait de plaisanteries ; elle prit donc le parti de le laisser dire sans lui rien répondre.

À dîner, lorsque le chevalier vint se mettre à table, le dégoût qu’il lui avait inspiré dès le commencement, augmenté encore par sa conduite de la veille, devint une aversion décidée, suite de l’horreur qu’elle avait conçue pour sa fierté, et de l’indignation que son arrogance avait excitée en elle. Il paraissait que l’heureuse issue de son duel l’avait placé au faîte de la gloire ; son air était triomphant ; il regardait d’un œil de supériorité ceux qu’il daignait favoriser de son attention, et leur faisait sentir combien il croyait les honorer, quand il leur accordait cette grace. Il fixa cependant Cécile avec plus de politesse qu’à l’ordinaire ; il croyait alors l’avoir subjuguée, et cette idée flattait extrêmement sa vanité. L’inquiétude qu’elle avait montrée était à ses yeux une preuve certaine de la passion qu’elle avait pour lui, et il attribuait son silence à l’admiration, sa froideur à la crainte, et sa réserve à la modestie.

Excédée d’une impudence aussi manifeste, et irritée d’un triomphe que sa grossièreté et son impolitesse avaient si peu mérité, Cécile se fit violence pour ne pas quitter la table, et réfléchit avec peine à l’obligation où elle se trouvait de passer une partie si considérable de sa vie avec des gens pour lesquels elle avait le plus grand éloignement.

Après dîner, madame Harrel ayant parlé de lier une partie pour la soirée, et Cécile ayant refusé d’en être, le chevalier, avec une humilité affectée et d’un ton de suffisance qui paraissait redouter un refus, et témoignait en même-temps combien il s’en souciait peu, dit : quant à moi, je n’aurais pas non plus grande envie de sortir, si miss Beverley voulait permettre que j’eûsse l’honneur de prendre le thé avec elle. À ces mots, Cécile le regardant avec la plus grande surprise, lui répondit qu’elle avait des lettres à écrire, qui ne lui permettraient pas de quitter sa chambre le reste de la journée. Le baronnet tirant sa montre, s’écria tout de suite : parbleu, cela est bien heureux ; cas je viens de me rappeler que j’étais engagé à l’autre extrêmité de la ville. Je l’avais parfaitement oublié.

Lorsque la compagnie fut partie, Cécile reçut un billet de madame Delvile, qui la priait de venir déjeûner le lendemain avec elle. Elle accepta sur-le-champ cette invitation, à laquelle elle n’était point préparée, et dont, après ce qu’elle avait oui dire du caractère de cette dame, elle ne croyait pas devoir se promettre beaucoup d’agrément.