Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (7p. 100-126).



CHAPITRE V.

Décision.


Cette affaire l’occupa les deux jours suivants ; au troisième, elle reçut une réponse du château de Delvile. La voici :


À Miss Beverley.
Premier mai 1780.
Mademoiselle,

« Comme mon fils ne m’a jamais instruit de la démarche extraordinaire dont votre lettre fait mention, j’ai trop de peine à croire qu’il ait pu assez oublier ce qu’il doit à sa famille, pour ratifier une pareille alliance.

Je suis, etc.

Compton Delvile.

Château de Delvile.


Cécile aurait eu peu de raison de s’étonner de cette lettre, si elle avait eu le temps d’y réfléchir avant l’arrivée du procureur, qui dit en entrant : Eh bien, Madame, M. Eggleston a attendu tout le temps que vous avez voulu ; il me charge à présent de vous demander s’il vous convient de lui remettre la terre. Non, Monsieur, cela ne me convient nullement dans ce moment ; et si M. Eggleston consentait à différer quelque temps, je lui serais très-obligée. Il attendra assurément, Madame, moyennant les dédommagements convenables. Qu’appelez-vous des dédommagements convenables ? J’entends, Madame, en lui avançant immédiatement, ainsi que je vous l’ai précédemment insinué une certaine somme à compte de celle que vous serez bientôt dans le cas de lui restituer légalement. — Si c’est-là la condition qu’il met à sa complaisance, je quitterai la maison, et ne lui demanderai plus rien. — Tout comme il vous plaira, Madame ; il sera charmé d’en prendre possession demain ou le jour suivant. — Vous aviez bien raison, Monsieur, de faire l’éloge de sa patience. Je vais congédier mes domestiques, arranger mes comptes, et je la lui abandonnerai. Ne prenez pas en mauvaise part, madame, si j’ose vous rappeler que celui de M. Eggleston est le premier qui doit être arrangé.

Si vous entendez parler des arrérages de cette dernière quinzaine, ou tout au plus de trois semaines, je crois que je serai dans le cas de le prier d’attendre le retour de M. Delvile, parce que je me trouve moi-même assez dénuée d’argent dans ce moment. Cela est fort extraordinaire, Madame, tout le monde sachant qu’outre la succession de votre oncle, vous jouissez de votre patrimoine ; au reste, il m’a chargé de vous dire que si vous desiriez conserver un appartement dans cette maison, jusqu’au retour de M. Delvile, vous en étiez fort la maîtresse.

Me voir étrangère, Monsieur, dans cette maison, lui repartit assez sèchement Cécile, me paraîtrait sans doute trop singulier pour que je lui donne cet embarras. Le procureur après l’avoir assurée qu’elle pouvait mettre son cachet sur tous les effets qu’elle comptait réclamer par la suite, prit congé. Cécile s’enferma dans sa chambre pour réfléchir au parti qu’elle devait prendre ; elle voulait d’abord envoyer chercher quelque homme de loi ; mais se rappelant sa situation singulière, l’absence de son mari, le refus que son père faisait de la reconnaître, la perte de sa fortune, et le peu de connaissance qu’elle avait de ces matières, elle crut qu’il valait beaucoup mieux se tenir tranquille jusqu’à ce qu’elle reçût des nouvelles de Delvile, que de s’engager dans un procès qu’elle était si peu en état de suivre.

Dans la cruelle perplexité où son esprit et ses affaires se trouvaient, son premier projet fut de se mettre une seconde fois en pension chez madame Bayley, elle y renonça cependant bientôt, ayant une répugnance invincible à rester dans le lieu de sa naissance, après avoir perdu sa fortune, et s’être vue forcée d’abandonner sa maison.

Sa situation était singulièrement facheuse, puisque, par une révolution subite et imprévue, après avoir été long-temps l’objet de l’envie et de l’admiration, elle se trouvait tout-à-coup plongée dans la disgrâce, et menacée encore de plus grands malheurs. Dépouillée de toutes ses richesses, elle ne pouvait se résoudre à déclarer son mariage, et à prendre ouvertement le nom de Delvile, au moment où elle se trouvait dans une situation aussi humiliante ; il ne lui restait donc qu’une seule ressource pour s’y soustraire, qui était de sortir du royaume. Ce fut aussi le parti qu’elle prit. Elle se rendit secrètement à Londres, pour arranger son voyage ; elle comptait joindre Delvile avant que les nouvelles de son désastre eussent pu lui parvenir, bien persuadée qu’il n’y avait que sa présence seule qui pût l’empêcher de revenir en Angleterre, lorsqu’il serait informé de sa situation.

Elle avertit son homme d’affaires qu’elle partirait le lendemain, le chargea de payer tout ce qu’elle devait, et de renvoyer ses domestiques, résolue de n’avoir plus de compte avec personne. Elle fit un paquet de ses lettres et de ses papiers, laissant à sa femme-de-chambre le soin d’arranger ses hardes. Elle mit ensuite son cachet sur ses armoires et ses meubles, dont elle fit une espèce d’inventaire.

Elle engagea madame Harrel à retourner chez M. Arnott. Elle avait d’abord pensé à reconduire elle-même Henriette chez sa mère ; mais elle forma alors un autre projet, dont elle se promettait plus d’avantage par la suite pour cette charmante et malheureuse amie. Elle savait assez que, quelque vif que fût son chagrin, la persuasion où elle était, depuis qu’elle savait le mariage de Delvile, qu’il ne lui restait plus aucune espérance, ne manquerait pas, avant le temps, de faire disparaître les songes qu’une imagination un peu exaltée avait forgés. Madame Harrel murmurant de la solitude à laquelle elle allait de nouveau se trouver réduite, Cécile lui proposa la compagnie d’Henriette. Enchantée de cette ouverture, elle ne manqua pas de prier Henriette de ne point la quitter. Cette jeune personne, à qui toutes les maisons paraissaient préférables à la sienne, accepta volontiers cette offre, priant Cécile de faire part à sa mère de son changement d’habitation.

Cécile, n’aurait pas craint, connaissant l’honneur et la probité de M. Arnott, de lui confier sa propre sœur. Elle fut très-contente de cet arrangement, qui, s’il ne produisait aucun bien, n’occasionnerait vraisemblablement aucun mal. Elle se flattait que la passion, la douleur et la mélancolie qu’ils éprouvaient l’un et l’autre, et leur manière de penser, les lieraient intimement ; qu’ils finiraient par ne trouver de moyen plus efficace de se consoler, que celui de s’unir ; et que ce mariage leur ferait, avec le temps, oublier totalement les peines qu’ils avaient éprouvées.

Il est vrai que l’air triste de M. Arnott, lorsqu’il vint chercher sa sœur, et la douleur excessive d’Henriette au moment où il fallut se séparer, ne permettaient guères de se flatter d’un pareil événement. Cécile, qui lisait dans son ame, et voyait à regret ces cruels combats dont elle la plaignait sincèrement, était elle-même fort touchée de cette inévitable séparation. Elle aimait tendrement Henriette ; la conformité de leurs affections la lui rendait encore plus chère. Rien n’excite plus la pitié que les maux qu’on a soi-même éprouvés. Adieu, ma chère Henriette, s’écria-t-elle ; soyez seulement aussi fortunée que vous êtes vertueuse, et puisse votre bonheur être aussi constant que mon amitié ! alors vos amis n’auront plus aucun souhait à former en votre faveur. Je regretterai toujours, s’écria Henriette en sanglottant, de ne pouvoir vivre éternellement avec vous, et j’aurais peine à me consoler de vous quitter, quand même ce serait pour devenir reine du monde entier : jugez donc actuellement que je ne suis rien, et que je ne tiens à personne, combien ma douleur doit être plus vive ! Cécile lui réitéra les assurances de son amitié, embrassa madame Harrel, dit les choses les plus honnêtes au pauvre M. Arnott qui était très-affligé, et ils partirent.

En traversant le vestibule pour se rendre dans son appartement, elle fut très-étonnée de trouver tous ses domestiques rassemblés. Elle s’arrêta pour savoir leur intention, et tous s’avancèrent à la fois, la priant instamment et humblement de leur dire la raison pour laquelle elle les renvoyait. Je n’en ai pas d’autre, s’écria Cécile, que mon peu de fortune, qui m’empêche de vous garder. — Que cela, Madame, s’écria l’un d’eux, ne vous oblige pas à me renvoyer ; car je vous servirai volontiers sans gages. Et moi aussi, répéta tout de suite un second ; et moi aussi, et moi aussi, crièrent-ils tous à la fois : où trouverions-nous jamais une aussi bonne maîtresse ? nous ne saurons être bien nulle part, après vous avoir servie.

Cécile affectée et flattée en même temps de la peine qu’ils avaient à la quitter, paya ce témoignage de reconnaissance de leur part par des remerciements, tant de leurs services que de leur fidélité, et les assura que lorsqu’elle formerait une nouvelle maison, tous ceux d’entr’eux qui ne seraient point encore placés, seraient préférés.

Après s’être dérobée avec assez de peine à leurs sollicitations, elle envoya chercher son ancien laquais Ralph, qui lui était déjà attaché depuis long-temps, et l’avait même servie quelques années avant la mort du doyen, pour lui dire qu’elle comptait le garder. Il en fut ravi, promit de redoubler de zèle, et de faire tout au monde pour mériter la continuation de ses bontés. Elle dit la même chose à sa femme-de-chambre, qui était aussi un ancien domestique, et celle-ci en fut aussi satisfaite que Ralph l’avait été.

Elle n’oublia point l’ouvreuse de bancs, ni quelques autres pauvres femmes qui vivaient de ses libéralités ; elle leur dit qu’elles ne devaient plus compter pour quelque temps sur les mêmes secours, mais qu’elle espérait pouvoir bientôt être en état de leur être utile.

Elle quitta sa maison, le cœur navré, et avec beaucoup d’inquiétude.

La nouvelle de son départ s’étant répandue dans les environs, causa la plus vive consternation à tous les pauvres du voisinage, sur-tout aux plus indigents de ses tenanciers, et le chemin fut bientôt bordé de femmes et d’enfants pleurants et désolés. Ils suivirent sa voiture, en la suppliant de revenir bientôt dans ses biens : leurs lamentations étaient accompagnées de bénédictions et de vœux pour son bonheur.

Cécile fut extrêmement touchée de ce spectacle. Ce fut alors qu’elle s’apperçut pour la première fois de l’erreur à laquelle elle s’était imprudemment livrée, en n’épargnant point sur ses revenus, comme il lui aurait été si aisé de le faire, pour pourvoir aux cas imprévus. Lorsqu’elle se fut enfin dérobée à ces témoignages de reconnaissance, elle ordonna à son laquais de la devancer, et s’arrêter au Bosquet, afin d’être exactement informée de l’état de M. Monckton ; à son retour elle apprit avec autant de surprise que de plaisir, qu’il était survenu une crise si favorable, qu’on espérait sa guérison. Une nouvelle aussi agréable lui fit presque oublier toutes ses peines, mais n’apporta aucun changement à la résolution qu’elle avait prise de quitter le royaume, ne sachant quelle partie de l’Angleterre habiter, et ne voulant point obliger Delvile à abandonner sa mère malade, en lui faisant part de la situation fâcheuse dans laquelle elle se trouvait elle-même ; n’étant jamais sortie de son pays, elle ignorait les préparatifs nécessaires et les précautions à prendre pour faire avec sûreté et commodément le voyage qu’elle allait entreprendre. Sa femme-de-chambre était son unique compagne, et Ralph, qui avait passé presque toute sa vie dans la province de Suffolk, était son seul guide ; mais ce n’était pas assez, il lui fallait un domestique français, qui fût dans l’usage de voyager, et connût bien son pays : elle ne savait à qui s’adresser pour s’en procurer un. Cependant en réfléchissant à la lenteur avec laquelle Delvile voyageait, sa dernière lettre étant encore datée d’Ostende, elle se croyait presque assurée de pouvoir l’atteindre, dès le premier ou le second jour après qu’elle serait débarquée en France.

Le désir qu’elle avait d’exécuter ce projet, le lui rendait tous les jours plus agréable. Il paraissait devoir la conduire au seul port où elle pût être en sûreté, au seul asyle convenable, puisque, supposé même que Delvile se trouvât actuellement en Angleterre, il n’aurait pour le moment aucune maison à lui offrir. Rien ne lui paraissait donc plus décent que de résider à Nice auprès de madame Delvile, jusqu’à ce que la volonté du père fût connue, et que le fils fût venu en Angleterre prendre des mesures pour qu’elle y revînt.

Dans la situation où elle se trouvait, elle ne voyait que M. Belfield à qui elle pût demander des conseils. Mais s’adresser à lui avait aussi ses inconvénients ; les calomnies de M. Delvile à son sujet lui faisaient redouter de le voir. Il était cependant homme d’honneur, et de plus, l’ami de Mortimer, qui l’estimait. Sa conduite envers elle-même ne s’était jamais démentie ; le respect qu’il lui avait témoigné, lui avait prouvé qu’elle pouvait en toute sûreté s’adresser à lui : il avait trop de bon sens pour que la grossièreté de sa mère influât sur sa conduite. Il est vrai que la dernière fois qu’elle avait quitté sa maison, elle s’était bien promis de n’y jamais rentrer ; mais les résolutions précipitées sont rarement de durée : elle avait promis à Henriette d’informer sa mère du lieu où elle était, et de la faire consentir à permettre qu’elle ne revînt pas si-tôt chez elle. Il fallait donc voir cette bavarde impitoyable : elle se rendit chez madame Belfield, et envoya son domestique chez madame Hills pour la charger de lui procurer un logement. Sa femme-de-chambre resta dans la chaise, jusqu’à ce qu’on fût de retour.

Après avoir parlé à madame Belfield du séjour de sa fille chez madame Harrel, elle s’adressa à M. Belfield, qui se trouva dans la maison pour lui communiquer le motif de sa visite, et le prier instamment de lui procurer un domestique français qui pût la conduire sûrement à Nice, où elle voulait se rendre. M. Belfield l’assura de son empressement à la servir, et de la promptitude de ses recherches à ce sujet. Madame Belfield était sortie au commencement de la conversation, croyant toujours qu’un tête-à-tête avec son fils, était ce qu’une jeune demoiselle désirait le plus. On entendit bientôt du bruit, par la résistance qu’elle faisait pour empêcher quelqu’un d’entrer, et aussi-tôt Delvile parut.

Cécile, saisie d’étonnement, eut peine à retenir ses cris : la présence de Belfield et de sa mère ne l’aurait point empêchée de voler dans les bras de Delvile, si son regard sévère ne l’eût retenue ; dès que la porte avait été ouverte, il s’était arrêté, en la regardant de l’air le plus froid, ou plutôt d’un air menaçant.

Je vous demande mille pardons, Mademoiselle, s’écria madame Belfield ; mais ce n’est pas ma faute si l’on vous interrompt ; Monsieur a voulu absolument entrer et… Monsieur ne nous interrompt point, Madame, repartit Belfield. La visite de M. Delvile ne saurait que me faire honneur. Je vous remercie, Monsieur, dit Delvile, essayant de se remettre dans son assiette naturelle. Ils gardèrent tous alors pendant quelque temps un profond silence. Cécile étonnée d’une apparition si subite, imaginant qu’il ne jugeait peut-être pas à propos de déclarer encore son mariage, et appréhendant que quelque nouveau malheur n’eût précipité son retour ; Belfield, à la fois blessé de la singularité du procédé de Delvile, et embarrassé à l’égard de Cécile ; sa mère, surprise de tout ce qu’elle voyait, mais retenue par les regards de son fils ; Delvile s’efforçant de paraître moins déconcerté, dit : il me semble que ma présence a tout mis ici en confusion… je vous prie, je supplie… Point du tout, Monsieur, répondit Belfield, et il offrit une chaise à Cécile. Non, Monsieur, repliqua-t-elle d’une voix qu’on entendait à peine ; j’allais partir : Je crains, Mademoiselle, de hâter votre départ, s’écria Delvile avec beaucoup d’émotion ; vous êtes en affaire, je devrais vous demander excuse… je crains d’avoir été indiscret ; mon arrivée a été un peu brusque. — Monsieur !… repartit-elle extrêmement consternée. J’aurais été plus surpris, ajouta-t-il, de vous trouver ici si tard… lorsque je m’y attendais le moins… si je n’avais pas rencontré votre laquais dans la rue qui m’a appris que j’aurais vraisemblablement cet honneur en venant ici.

Grand Dieu !… s’écria-t-elle machinalement, mais se contraignant autant qu’elle put. Elle fit la révérence à madame Belfield, à qui elle n’eut pas la force de parler ; et évitant même de regarder Belfield, qui se tenait respectueusement à quelque distance elle se hâta de sortir. Madame Belfield l’accompagna, et recommença de nouveau à s’étendre en excuses, qu’elle lui débitait dans son langage vulgaire, sur ce qu’on l’avait dérangée et interrompue.

Delvile lui dit : Permettez, mademoiselle, que je vous donne la main. Cécile alors, sans faire attention que madame Belfield continuait à parler, ne put s’empêcher de dire : juste ciel ! qu’est-ce que tout ceci signifie ? Ce serait plutôt à moi, répondit-il à faire une pareille question ; c’est certainement moi qui ai sujet d’être étonné. Il était si agité que, quoiqu’il en eût l’intention, il lui fut impossible de l’aider à monter dans sa chaise. Pourquoi étonné ? s’écria-t-elle ; expliquez-vous, je vous en conjure. Je ne tarderai pas à le faire, répondit-il. Postillon, partez. — Où faut-il aller, Monsieur ? — J’imagine, au lieu d’où vous venez. Comment, Monsieur ? retourner à Rumfort. — À Rumfort ! s’écria-t-il encore plus déconcerté. Vous êtes donc venue de la province de Suffolk à Londres, et en droiture chez M. Belfield ? Bon Dieu ! s’écria Cécile ; montez avec moi en voiture, que j’aye le temps de vous parler, et que nous puissions nous entendre. — Qui est-ce qui est avec vous ? — Ma femme-de-chambre. — Votre femme-de-chambre ! Et elle vous attendait patiemment à la porte — ? Comment ? que prétendez-vous dire — ? Ordonnez, Madame, au postillon où vous voulez qu’il vous conduise. — Je n’en sais rien moi-même… par-tout où il vous plaira… Vous n’avez qu’à commander vous-même. — Moi, commander !… Vous n’êtes pas venue ici pour recevoir mes ordres… Où vous étiez vous proposé de loger ? — Je n’avais encore rien décidé à cet égard… Je comptais aller chez madame Hill… Je n’ai point de logement arrêté. — Point de logement arrêté ! répéta-t-il d’une voix tremblante, qui marquait sa surprise et sa colère. Vous vous proposiez donc de rester chez M. Belfield. Je vous en ai peut-être chassée ? — Juste ciel ! s’écria Cécile étonnée et indignée à son tour ; quoi ! vous pourriez avoir le moindre soupçon… — Aucun, repartit-il ; je n’en ai jamais eu, et n’en aurai jamais. Je veux savoir, je veux avoir des preuves convaincantes. Postillon, allez à la place de Saint-James ; vous arrêterez chez M. Delvile. Je ne tarderai pas, Madame, à vous y rejoindre. — Non, arrêtez, postillon, s’écria Cécile effrayée, laissez-moi descendre ; je prétends m’expliquer à l’instant. — Cela ne se peut : je vous suivrai dans un moment… Allez, postillon : — Non, non… je n’irai point… je n’ose pas vous quitter… Cruel Delvile !… que soupçonnez-vous.

Cécile, s’écria t-il en posant la main sur la portière de la voiture, je vous ai toujours crue aussi pure qu’un ange ; je vous jure, par ce qu’il y a de plus sacré, que je pense encore de même, malgré les apparences… et tout ce qu’on pourrait dire… Soyez tranquille, vous me revenez bientôt : en attendant, prenez cette lettre que j’allais vous envoyer… Postillon, avancez, ou je m’y prendrai autrement pour vous faire obéir. Il ne se le fit pas redire, et ne fit plus attention aux défenses de Cécile, qui ne cessait de lui crier de rester ; il ne voulut l’écouter que lorsqu’il eut gagné le bout de la rue : alors il s’arrêta. Elle ouvrit sa lettre, et en lut assez à la clarté des lanternes, pour voir que Delvile l’avait écrite dans le trajet de Douvres à Londres, pour lui apprendre que sa mère se trouvait actuellement mieux ; que touchée de sa situation, voulant faire cesser son inquiétude, et cédant à son impatience, elle l’avait pressé de se rendre secrètement en Angleterre, pour s’y procurer des nouvelles sûres de l’état de M. Monckton, communiquer son mariage à son père, et prendre les arrangements convenables pour le rendre public.

Cette lettre, quoiqu’écrite peu d’heures avant qu’elle lui eût été remise, remplie d’assurances d’attachement et de reconnaissance, témoignait combien la situation de Cécile l’inquiétait, et lui prouva que sa conduite singulière ne pouvait être que l’effet d’un mouvement accidentel de jalousie, occasionné par la surprise de la trouver à Londres, précisément dans la maison où son père l’avait assuré qu’elle entretenait des liaisons suspectes, et en tête-à-tête avec le jeune homme pour lequel il prétendait qu’elle avait du goût. Il ne savait point encore qu’elle avait été forcée de quitter sa maison de la province de Suffolk ; et ne connaissant point le motif qui l’avait déterminée à ce voyage, il ne pouvait l’attribuer qu’au désir de satisfaire une inclination aussi insurmontable que criminelle.

Cette idée, qui s’empara de l’esprit de Cécile, en excusant la conduite de Delvile, la faisait trembler pour lui… Il croit, sans doute, que je ne suis venue à Londres que pour voir M. Belfield. Ouvrant elle-même la portière, elle saute hors de la chaise, retourne en courant d’où elle venait de sortir, et ne s’arrête que lorsqu’elle se trouve à la porte de madame Belfield. Elle y frappa durement. Madame Belfield vint elle-même lui ouvrir : où sont ces messieurs, s’écria-t-elle en entrant ? Mon Dieu ! Mademoiselle, répondit madame Belfield, ils sont sortis — Tous deux sortis ?… Quel chemin ont-ils pris ? — En vérité, Mademoiselle, je ne le sais pas mieux que vous ; mais je crains bien qu’ils ne se quittent pas sans se quereller. — Ô ciel ! s’écria Cécile, qui présageait un nouveau duel. Dites-moi, indiquez-moi le chemin qu’ils ont pris. — Eh bien, Mademoiselle, répondit madame Belfield, pour ne vous rien cacher, je vous prie seulement que mon fils n’en sache rien, les voyant si échauffés, j’ai prié un de nos voisins de les suivre, et d’observer ce qui se passerait.

Cécile lui sut bon gré de cette précaution, et résolut d’attendre le retour de cet homme officieux, qui vint lui dire qu’il avait suivi ces deux Messieurs jusqu’au café de ***. Elle prit, sans hésiter, le parti d’aller les y joindre, craignant de charger de cette commission quelqu’un qui s’en acquitterait mal ; d’ailleurs, elle ne savait à qui la donner, et le danger était trop pressant pour souffrir le moindre délai. Elle pria madame Belfield de permettre que sa cuisinière fût dire au postillon de se rendre chez madame Roberts dans Fetter-lane et elle engagea le même voisin à l’accompagner.

En arrivant à la porte du café, elle demanda avec précipitation à un garçon, s’il n’y avait pas chez lui deux Messieurs. Il y en a plusieurs, Madame. Oui, oui… mais deux en affaire… en affaire particulière… — Deux Messieurs, Madame, sont venus ici il y a près d’une demi-heure, et ont demandé une chambre à part. — Et où sont-ils actuellement ?… Sont-ils en-haut ?… en-bas ?… Où sont-ils enfin ?… — L’un d’eux n’a resté que dix minutes, et l’autre n’a pas tardé à le suivre.

Affligée et trompée dans son attente, elle ne savait plus quel parti prendre : cependant, après y avoir un peu réfléchi, elle crut ne pouvoir mieux faire que de se conformer aux intentions de Delvile, en se rendant à la place de Saint-James, qui était le seul endroit où il lui restât encore quelqu’espoir de le rencontrer. Effrayée, au reste, de se trouver seule et si tard dans un fiacre, elle fut fort aise d’avoir quelqu’un qui pût la conduire jusques-là. Elle ignorait si Delvile lui-même était autorisé à l’envoyer chez son père, ou si dans l’accès de sa jalousie, il avait oublié qu’il n’en avait pas la permission. L’état où elle se trouvait ne lui permettait guères de s’occuper de pareilles réflexions. Une scène telle que celle qu’il avait dernièrement eue avec M. Monckton, était tout ce qu’elle craignait. Elle sentait que la fierté de Belfield lui ferait peut-être refuser de donner à Delvile l’explication qu’il demanderait avec hauteur, et que les conséquences de ce refus ne pourraient qu’être funestes.