Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (7p. 81-99).



CHAPITRE IV.

Délibération.


Cécile s’était engagée à donner, au bout de huit jours, une réponse positive, et le rusé procureur avait su tirer d’elle l’aveu de son mariage, qui lui donnait le droit de l’exiger encore plus tôt. Il était aisé de s’appercevoir que cet agent ne lui avait été envoyé que dans la vue de lui arracher cette déclaration, et de l’épouvanter assez pour en tirer quelque argent : quant à cet aveu, en bonne conscience elle ne pouvait guères l’éluder ; mais quant à l’argent, sa trop grande facilité à le prodiguer autrefois l’avait si souvent exposée aux inconvénients d’en manquer, qu’il lui était alors assez difficile d’exercer la moindre libéralité. Il était pourtant incontestable qu’elle vivait dans une terre qui ne lui appartenait plus, et dont elle serait obligée de rendre compte, puisque par le testament de son oncle, dès que son mari refusait de prendre son nom, elle perdait, à dater du jour de son mariage, tous les droits à la succession, qui passaient à la famille Eggleston. Le plan de Delvile et l’espoir du secret les avaient empêchés de s’occuper sérieusement de cet objet, et cette découverte inattendue la mettait à la discrétion de ses parents.

La première idée qui lui vint, fut d’envoyer un exprès à Delvile, pour lui demander ce qu’elle devait faire ; mais elle craignait sa trop grande vivacité, et elle était presque certaine qu’au même instant qu’il la saurait dans l’embarras, rien ne pourrait l’empêcher de revenir, quels que fussent les risques qu’il courût. C’est pourquoi elle n’osa hasarder cette démarche, et préféra de souffrir patiemment tous les inconvénients auxquels elle serait en butte, plutôt que d’exposer Delvile à de nouveaux périls, en hâtant son retour dans un temps où l’on ne doutait plus de la mort prochaine de M. Monckton. Mais, quoiqu’il fût facile de convenir de ce qu’il fallait éviter, il l’était beaucoup moins d’imaginer ce qu’il était à propos de faire. Mme Charlton n’existait plus, et elle n’avait personne au monde à qui se confier. Elle ne pouvait continuer à vivre comme elle avait vécu jusqu’alors, sans contracter des dettes qui auraient dérangé Delvile. D’un autre côté, en quittant sa maison et en diminuant sa dépense, elle aurait nécessairement fourni matière à des soupçons qui n’auraient pas manqué d’accélérer une découverte qu’il lui importait si fort d’éloigner. Elle sentait que si ses affaires et sa situation devenaient publiques, elle se trouverait dans une position très-alarmante pour sa délicatesse. Mariée secrètement, séparée de son mari à l’instant de leur union, d’un mari dont la main venait de porter coup mortel à celui qui avait toujours fait profession d’être son plus sincère ami, unie à un homme dont le père abhorrait ce mariage, et dont la mère allait être la victime de la chaleur avec laquelle elle s’y était d’abord opposée, et qui lui-même ignorait encore s’il pourrait jamais rentrer dans sa patrie !

À des circonstances aussi terribles se joignait le désagrément de redouter qu’on ne la mît hors de sa maison avant qu’elle eût le temps d’en trouver une autre pour s’y retirer.

Quel parti prendre ? Après s’être long-temps tourmentée à chercher quelque expédient, ou à former des projets, elle fut enfin obligée de se contenter de rester tranquillement où elle se trouvait, jusqu’à ce qu’elle eût des nouvelles de Delvile ou de sa mère, ou qu’elle pût lui apprendre que M. Monckton était mieux. Voyant que les difficultés ne faisaient qu’augmenter, elle s’arma de courage pour les surmonter : elle se rappela la promesse qu’elle avait faite à Delvile de ne point se laisser abattre par le chagrin, et ce souvenir lui rendit toute son énergie. Elle commença par examiner avec attention l’état de ses affaires, et retrancha toutes les dépenses qui lui parurent inutiles. Elle fit entendre à Henriette qu’elle craignait qu’elles ne fussent bientôt obligées de se séparer. Cette bonne amie fut si affligée de cette nouvelle, que Cécile en fut elle-même vivement affectée. Elle prévint aussi Mme Harrel, qui en murmura plus ouvertement, et montra si clairement que son chagrin n’avait pour objet que sa propre personne, que Cécile en fut peu touchée. Elle mit ensuite Albani dans la confidence de sa situation, et lui dit que, pour le présent, elle se trouvait hors d’état d’exécuter les projets de bienfaisance et de charité qu’ils avaient formés ; et quoiqu’il la quittât sur-le-champ pour aller poursuivre ailleurs sa pénible tâche, l’admiration qu’il avait conçue pour elle et le cas qu’il faisait de son caractère augmentèrent ses regrets. Il lui promit de revenir dès que ses affaires seraient arrangées, ou que son esprit serait dans une assiette plus tranquille.

Ces préparatifs, les informations qu’elle chercha à se procurer de la situation de M. Monckton, et les lettres qu’elle écrivit à Delvile, occupèrent tous ses moments, sans néanmoins perdre de vue beaucoup d’autres objets. Les jours s’écoulaient, et M. Monckton continuait à languir entre la vie et la mort. Les lettres de Delvile, toujours datées d’Ostende, contenaient les plus tristes nouvelles de la maladie de sa mère. Le temps où le procureur devait venir chercher sa réponse approchait. L’idée d’une seconde visite de sa part lui paraissait insupportable, et deux jours avant celui où elle l’attendait, elle résolut de tâcher d’engager M. Eggleston à lui accorder un plus long délai.

Ce M. Eggleston était un personnage qu’elle ne connaissait guères que de vue ; il n’était point parent de sa famille ; ses liaisons avec le doyen ne venaient que du mariage que ce dernier avait contracté avec une de ses cousines, dont il n’avait point eu d’enfants ; et loin qu’il eût jamais eu pour lui la moindre considération, il n’en avait fait mention dans son testament, pour succéder à Cécile, dans le cas où elle mourrait avant de s’être mariée, ou qu’elle changerait de nom, que parce qu’il aurait souhaité que ni l’un ni l’autre n’arrivât. Cet homme avait une grosse famille ; ses fils étaient dissipateurs et prodigues ; elle ne prévoyait que trop leur avidité et leur impatience à se mettre en possession de l’héritage de son oncle, et que, supposé que le père consentît à différer encore de quelques jours, ses enfants tâcheraient de s’opposer à ce délai. Cependant, comme le sacrifice auquel elle était résolue devait nécessairement leur en assurer bientôt la propriété, elle voulut en agir de bonne foi avec eux, et avoua dans sa lettre son mariage, demandant seulement le secret, et encore un peu de patience, dont elle promettait de les dédommager avant qu’il fût peu, et de leur donner toute la satisfaction qu’ils étaient en droit d’en attendre. Elle envoya cette lettre par un exprès à M. Eggleston qui faisait sa résidence ordinaire à quinze milles de la sienne.

La réponse qu’elle reçut était du fils aîné, qui lui manda que son père était très-malade ; qu’il avait remis toutes ses affaires entre les mains de M. Carn, son procureur, très-habile homme et très-éloigné de la manière de penser de MM. ses confrères.

Cette lettre, qu’elle ouvrit à l’instant qu’on la lui remit, lui porta un coup sensible. La suscription était : à madame Mortimer Delvile ! Elle vit bien que, puisqu’il lui écrivait sous ce nom, il n’aurait aucun scrupule à la faire connaître aux autres sous cette même dénomination ; elle sentit aussi que ces gens-là avaient trop d’impatience de jouir, pour que ses représentations fussent capables d’en obtenir le moindre délai, et que leur empressement à divulguer leurs prétentions les empêcherait de penser aux inconvénients auxquels il l’exposait. M. Eggleston se laissait entièrement gouverner par son fils, qui était un dissipateur ; d’ailleurs, en remettant cette affaire entre les mains d’un procureur, il se flattait, par ce moyen, d’être pour la suite à couvert du ressentiment de Delvile, en affectant, si cela, lui convenait, de désapprouver la conduite de M. Carn, lequel s’excuserait toujours, en disant qu’il n’avait eu en vue que l’avantage et les intérêts de son client.

Cécile pénétra aisément le mystère de cette manœuvre. Tout ce qui lui restait donc à faire était d’éviter qu’on ne la mît dehors par force, en quittant de bon gré une maison où elle était exposée à cet affront. Elle ne savait cependant encore où aller ; il ne lui restait qu’une ressource, une seule tentative à faire, pour se procurer un asyle honorable. Il est vrai qu’elle était bien désagréable, puisqu’il fallait s’adresser pour cet effet à M. Delvile. Sa retraite volontaire ou forcée ne pouvait que donner plus d’authenticité aux bruits répandus par la famille Eggleston au sujet de son mariage : ainsi il y aurait eu de la folie à se flatter qu’il resterait plus long-temps secret. Il n’était pas douteux que le ressentiment de M. Delvile serait plus vif en apprenant cette nouvelle par hasard, que s’il l’apprenait d’elle-même. Il était fâcheux que Delvile la lui eût laissé ignorer ; mais ne prévoyant pas qu’on en eût si-tôt connaissance, ils étaient mutuellement convenus de différer jusqu’à son retour à lui en faire part. Elle oublia dans cette occasion le mécontentement qu’elle avait eu des mauvais procédés et des marques de mépris qu’elle avait si souvent éprouvés de la part de M. Delvile, à l’égard duquel elle se croyait coupable en quelque sorte, puisqu’elle avait épousé son fils sans son consentement. Elle redoutait, cependant sa sévérité et ses reproches, et aurait mieux aimé habiter la maison de la pauvre ouvreuse de bancs, qui subsistait en partie de ses charités, que le plus bel appartement du château de Delvile, tant qu’il appartiendrait au maître actuel.

Dans cette situation, elle n’avait pas la liberté de consulter son inclination : l’honneur de Delvile exigeait qu’elle évitât toute espèce d’éclat, et elle savait que rien ne lui ferait plus de plaisir que les attentions qu’elle aurait pour son père ; c’est pourquoi elle lui écrivit la lettre suivante, qu’elle envoya par un exprès.


À l’honorable Compton Delvile.
Le 29 Avril 1780.
Monsieur,

« Je me garderais bien de vous prier, même par lettre, de vous occuper de moi, si je ne croyais dans cette occasion, que ce que je dois à votre fils m’oblige à m’exposer à vous déplaire. Après cet aveu, les autres seraient superflus, et dans l’incertitude où je suis que vous consentiez jamais à me reconnaître pour votre fille, je me bornerai à vous communiquer ce dont je me crois obligée de vous instruire.

» L’intention de votre fils, monsieur, en quittant le royaume, était, à son retour, de s’en remettre entièrement à votre décision, pour savoir s’il renoncerait à son nom ou à ma fortune ; la prière qu’il devait vous faire à ce sujet, les supplications pour obtenir votre pardon, ont été prévenues par la découverte prématurée de notre secret : ce qui rend une prompte décision absolument inévitable.

» Dans l’éloignement où je me trouve de lui, je ne saurais recevoir ses instructions assez tôt sur les mesures que je dois prendre. Pardonnez-moi donc, monsieur, si, connaissant la déférence qu’il a pour vos volontés, je me hasarde, dans la crise où se trouvent actuellement mes affaires, à vous supplier instamment de me donner vos ordres, relativement à la manière dont je dois me conduire. Je les suivrai dans cette occasion, ainsi que dans toutes celles qui pourraient se présenter par la suite.

» Je me recommanderais à vos bontés, si je ne craignais d’exciter votre colère. Je me contenterai donc d’ajouter que le père de M. Mortimer Delvile, peut, en tous les temps, compter sur le plus profond respect de

Sa très-humble et très-
obéissante servante.


Elle fut un peu plus tranquille après avoir écrit cette lettre, qu’elle crut que son devoir exigeait d’elle. Sa première idée avait été de lui représenter fortement combien il était dangereux que la nouvelle de ce contre-temps parvînt aux oreilles de son fils ; mais elle connaissait trop sa fierté, pour ne pas craindre qu’une insinuation de cette nature ne lui parût une insulte. Elle crut donc que la seule manière de l’engager à faire quelque chose en sa faveur, était de s’en rapporter absolument à sa tendresse paternelle.

Rien n’étant cependant plus incertain que sa réception au château de Delvile, et rien de plus décidé que la nécessité de quitter sa maison, puisque le caractère de M. Delvile ne permettait pas de croire que l’intérêt l’emportât sur la vanité, elle ne différa donc plus à s’occuper des préparatifs de son déménagement, quoiqu’elle ignorât encore où elle irait. Elle ne pouvait se résoudre à instruire Henriette de sa situation : elle l’envoya prier de venir lui parler ; et l’air dont cette malheureuse fille entra, lui prouva qu’elle ne serait point surprise de ce qu’elle allait lui dire.

Qu’a donc ma chère Henriette, s’écria Cécile ? quel sujet a déjà pu affecter ce cœur sensible, que je me trouve forcée d’affliger encore ? Non, madame, lui répondit Henriette avec un peu de ressentiment ; non, je ne serai point affligée pour ce qui vous regarde : il serait étrange que je le fusse, pensant comme je pense. Je suis charmée, répondit tranquillement Cécile, que vous ne le soyez pas ; car je voudrais qu’il me fût possible de ne vous causer que de la joie et du plaisir. Ah, madame ! s’écria Henriette en pleurant, pouvez-vous me tenir ce langage, tandis que vous vous embarrassez si peu de ce que je deviendrai, tandis que vous êtes prête à me renvoyer ?… Vous allez bientôt être trop heureuse, pour vous occuper encore de moi. Si je ne suis heureuse qu’alors, dit Cécile, je ne saurais jamais l’être. Non, ma chère amie, jamais vous ne perdrez la part que vous avez dans mon amitié ; et il n’y a personne au monde dont le séjour chez moi me fût plus agréable, sans les malheureuses circonstances qui rendent notre séparation inévitable. Cependant, madame, vous avez souffert que je fusse informée par des étrangers de votre mariage et de votre départ prochain : il n’y avait pas jusqu’au dernier des domestiques, qui ne le sût avant moi. Je ne comprends pas, répartit Cécile comment ou par qui ils ont pu en être instruits. — L’homme que vous avez envoyé chez M. Eggleston leur en a donné la première nouvelle : il a dit que tous les domestiques de cette maison ne parlaient d’autre chose, et que leur maître devait venir prendre possession de cette terre jeudi prochain.

Après cela, s’écria Cécile, pouvez-vous encore envier mon sort ? moi qui suis forcée de quitter ma maison, quoiqu’en la quittant je n’en aye point d’autre, et que celui en faveur duquel je renonce à ma fortune soit si éloigné, qu’il ne peut écarter loin de moi tous les malheurs dont je suis accablée. Mais vous l’avez épousé, madame, s’écria-t-elle avec transport. J’en conviens, ma chère ; mais il n’en est pas moins vrai que je suis séparée de lui.

Oh ! s’écria Henriette, que les petits ont une façon de penser différente de celle des grands ! Si j’étais son épouse comme vous l’êtes, je ne désirerais ni maison, ni beaux habits, ni richesses, ni rien au monde… Je m’embarrasserais peu du lieu où je vivrais ; il n’en est aucun qui ne me parût un paradis, pourvu que j’y fusse avec lui. J’irais le joindre à pied, fut-il à mille lieues ; et tandis qu’il daignerait s’intéresser à moi, lui seul dans l’univers serait l’objet de mes vœux.

Madame Harrel vint alors les joindre, impatiente de savoir si les bruits qu’on répandait dans la maison étaient vrais ou faux. Cécile leur fit part en peu de mots de l’état de ses affaires, leur témoignant en même-temps combien elle était fâchée de leur séparation, qu’elle ne pouvait éviter, et à laquelle il lui avait été impossible de les préparer, ne s’étant point attendue aux circonstances qui la précipitaient dans le malheur. Madame Harrel écouta ce discours avec autant de curiosité que d’étonnement ; cela allait même jusqu’à l’insensibilité. Pour Henriette, elle ne cessa de pleurer tant qu’il dura. Elle perdait sans retour l’objet d’une passion aussi vive que romanesque : séparée vraisemblablement pour toujours de la meilleure amie qu’elle eût au monde, et obligée de retourner chez sa mère, où elle était si désagréablement, elle n’avait pas assez de force pour supporter des maux de cette espèce : un cœur aussi peu expérimenté que le sien ne pouvait en éprouver de plus cruels.

Après cette conversation, Cécile envoya chercher son receveur, et le chargea d’aller, sans perdre de temps, chez ses fermiers, pour exiger de tous ceux qui lui devaient et qui se trouvaient en état de la satisfaire, les arrérages échus, lui recommandant cependant de ne point faire de peine à ceux qui lui paraîtraient hors d’état de s’acquitter. Elle rassembla tous les comptes qui lui restaient encore à payer ; ce qui ne fut pas bien difficile, parce qu’elle avait toujours eu soin de prendre fort peu de chose à crédit : mais l’argent qu’elle espérait de recevoir fut beaucoup moins considérable qu’elle ne s’y était attendue ; les facilités qu’elle avait précédemment accordées à ses débiteurs les avaient peu préparés à une demande aussi imprévue, et à des paiements aussi prompts.