Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (7p. 127-144).




CHAPITRE VI.

Poursuite.


Au moment où le portier se présenta, Cécile s’empressa de lui crier avant de descendre : M. Delvile est-il au logis ? — Oui, Madame, je le crois occupé. — Oh ! cela ne fait rien, s’écria-t-elle ; ouvrez. Il faut absolument que je lui parle tout-à-l’heure. — Si vous voulez vous donner la peine d’entrer dans la salle, j’avertirai son valet-de-chambre que vous y êtes : mais il sera très-fâché qu’on le dérange sans l’en avoir prévenu. — Ah, ciel ! s’écria-t-elle : de quel M. Delvile parlez-vous ? — De mon maître, Madame.

Cécile, qui était déjà descendue de carrosse, y remonta tout de suite, et fut long-temps dans la plus grande perplexité, sans savoir que répondre au portier qui lui demandait ce qu’elle voulait qu’il fît, ou au cocher, qui attendait qu’elle lui apprît en quel endroit elle voulait qu’il la conduisît. Voir M. Delvile sans son fils, et contre sa défense, lui paraissait peu prudent ; et cependant, où pouvait-elle aller pour rencontrer Delvile ? Comment la trouverait-il, si elle se rendait chez madame Hills ? Et dans quelle autre maison pouvait-elle se flatter d’être reçue à une heure si indue ?

Après s’être un peu remise de son trouble, elle hasarda, quoique d’une voix mal assurée, de demander si le jeune M. Delvile n’avait point paru. Oui, Madame, répondit le portier : nous l’avions cru hors du royaume ; mais il n’y a qu’un moment qu’il a passé ici, et qu’il a demandé si une dame n’y était point venue. Il n’a pas voulu rester, ni même voir mon maître, auquel nous n’avons pas osé apprendre son arrivée. Cette réponse lui rendit la vie ; et voyant qu’il l’avait cherchée, elle ne redouta plus aucune violence de sa part. Elle commença à se flatter de le voir encore assez à temps pour lui expliquer les différents événements qui étaient survenus pendant son absence, et qui avaient occasionné la situation étrange et suspecte dans laquelle il l’avait trouvée chez Belfield. Elle s’arma du courage nécessaire pour soutenir la vue du père, étant persuadée que le fils ayant exigé qu’elle se rendît chez lui, il reviendrait sûrement l’y chercher.

Ferme dans sa résolution, quoique ce ne fût pas sans crainte et sans répugnance, elle fit prier M. Delvile de lui accorder un moment d’audience. La réponse qu’on lui apporta fut, qu’il ne recevait personne à une heure aussi indue. La crainte de ses reproches cédant alors à celle de déplaire à Delvile elle cria très-sérieusement à son valet-de-chambre : conjurez-le de ma part, Monsieur, je vous en prie, de ne pas me renvoyer : assurez-le que j’ai quelque chose à lui communiquer qui mérite toute son attention. Il obéit, et presqu’aussitôt de retour, il lui dit que son maître l’avait chargé de l’informer que tous les moments qu’il resterait encore à Londres étaient pris, et qu’il ne pourrait absolument point la voir.

Retournez auprès de lui, s’écria la pauvre Cécile exténuée de fatigue ; assurez-le que je ne suis point venue ici de mon propre mouvement, mais par l’ordre d’une personne qui lui est chère. Dites-lui que je demande seulement la permission d’attendre une heure chez lui, et que je ne sçais absolument où aller. Ce ne fut pas sans émotion que ce domestique lui-même rapporta la réponse de son maître. Il lui faisait dire que tant que l’honorable M. Delvile existerait, il croyait qu’il n’y avait que lui seul au monde qui eût le droit de disposer de sa maison ; qu’il allait se mettre au lit, et avait défendu à ses domestiques, sous peine d’être congédiés sur le champ, d’y laisser entrer, ou rester qui que ce fût.

Cécile alors ne sachant où donner de la tête, s’abandonna, pendant quelques minutes, au plus affreux désespoir : lorsqu’elle eut un peu recouvré sa raison, elle pensa qu’elle ne pouvait mieux faire que de remonter dans sa voiture pour y attendre le retour de Delvile. Elle ordonna donc au cocher de la conduire à un des coins de la place, la plus à portée de l’hôtel, où elle resta près d’une demi-heure. Elle imagina pour lors que Delvile, ne l’ayant pas trouvée chez son père, aurait conclu de là qu’elle n’avait pas voulu s’y rendre ; ce qui l’aurait peut-être engagé à retourner chez Belfield, qu’il croirait complice de son évasion. Un coup de désespoir la fit résoudre, quoi qu’il pût en arriver, d’aller encore une fois à la rue de Portland pour s’y informer si Belfield serait rentré chez lui. Cependant, pour empêcher qu’ils ne se cherchassent inutilement l’un l’autre pendant la nuit, elle s’arrêta encore à la maison de Delvile, et chargea le portier, au cas que le jeune Delvile reparût, de l’avertir qu’il aurait des nouvelles de la personne dont il était en peine chez madame Roberts, dans Fetter-lane. Elle n’osait l’adresser chez Belfield, et elle se proposait, si elle n’en apprenait rien chez celui-ci, d’y laisser le même avis, et de s’en aller ensuite directement chez madame Roberts.

Lorsqu’elle se trouva devant la maison de Belfield, n’osant entrer, elle fit prier madame Belfield de vouloir bien venir à la portière. Votre fils, Madame, dit-elle vivement, est-il rentré, et aurait-il quelqu’un avec lui ? — Non, Mademoiselle ; depuis qu’il est sorti avec ce Monsieur, il n’a pas reparu, et je suis très-étonnée en pensant… Ce Monsieur, dit Cécile en l’interrompant, n’aurait-il point repassé ? — Oui, Mademoiselle, et c’est ce que j’allais vous dire. Il vient de partir dans l’instant, et il m’a chargé… — Dans l’instant ?… Juste ciel !… Et quel chemin a-t-il pris ? — Je crains bien qu’il n’eût quelque mauvais dessein, car il était très-échauffé, et à peine a-t-il écouté un seul mot de ce que je lui ai dit. — Je vous conjure d’avoir la bonté de me répondre sur le champ… Où, de quel côté est-il allé ? — Il m’a demandé si je savais si mon fils était revenu du café de ***. Hélas ! lui ai-je répondu, je ne peux vous en rien dire ; car sans un de mes voisins, je n’aurais jamais appris qu’il y eût été. Je pense qu’il y est encore ; car s’il l’avait quitté, la pauvre demoiselle Beverley se serait donné bien de la peine pour rien, puisqu’elle s’est empressée d’aller l’y chercher, et m’a dit : Si je ne trouve pas votre fils au café de ***, je vous prie, quand il rentrera, de le prévenir que je lui serai très-obligée d’y passer ; et alors il y est allé aussi irrité qu’on puisse l’être.

Cécile écouta ce discours avec la douleur la plus amère ; elle voyait que les soupçons de Delvile ne pouvaient qu’augmenter, et que ce qu’elle l’avait chargée de dire à Belfield de sa part, aggraverait encore ses prétendus torts. Elle ordonna pourtant au cocher de reprendre encore le chemin du café de ***, une explication prompte étant la seule ressource qui lui restât pour empêcher que cette malheureuse soirée ne se terminât par quelque horrible catastrophe.

Elle avait toujours son compagnon avec elle. Elle le pria de descendre et d’entrer dans le café, pour s’informer si Delvile ou Belfield y étaient. Il revint avec un des garçons, qui lui dit : l’un de ces deux Messieurs, Madame, est revenu il n’y a qu’un instant, et ne s’est arrêté que le temps qu’il lui a fallu pour écrire un billet qu’il m’a laissé pour remettre au gentilhomme qui était avec lui la première fois. Il ne fait que de partir, et je ne crois pas qu’il ait encore pu gagner le coin de la rue. Oh ! fouettez donc, s’écria Cécile, galopez après lui… Cocher ! avancez tout de suite. Mes chevaux sont fatigués, dit cet homme ; ils ont couru toute la journée, et ne peuvent plus faire un pas, si je ne leur donne à boire. Désespérée d’un obstacle qu’elle imagina pouvoir lui faire perdre Delvile, peut-être pour toujours, elle mit la main dans sa poche pour en tirer sa bourse, qu’elle était prête à lui donner pour qu’il la laissât en liberté : mais son officieux conducteur voulut disputer sur le prix ; il s’éleva une dispute entre le cocher et lui, qui assembla la populace. Ce moment fut si affreux pour la malheureuse Cécile, qu’elle en fut accablée : la crainte du péril de Delvile, l’horreur de sa propre situation, l’impatience, la confusion, la chaleur et la fatigue l’accablèrent à la fois, elle ne put y résister ; sa raison se troubla. Il n’y sera plus ! s’écria-t-elle, il sera parti ! et il faudra que je le suive à Nice !…

On ne l’écoutait point, on disputait toujours, et le cocher continuait à la retenir. Je veux partir pour la France, s’écria-t-elle encore ; pour quoi m’arrêtez-vous ? il mourra s’il ne me voit pas : son désespoir lui coûtera la vie. Ayant enfin trouvé moyen de se défaire de ses persécuteurs, elle oublia absolument sa situation, ses projets, et même son existence ; elle ne fut plus occupée que du danger de Delvile, quoiqu’elle ne se souvînt plus de ce qui l’occasionnait. À l’instant qu’elle se trouva en liberté, elle joignit les mains avec beaucoup de chaleur, et s’écria : je guérirai sa blessure, au péril même de ma vie. Et courant avec rapidité, on l’eut bientôt perdue de vue.

Cécile, qui s’était dérobée, par la vitesse et la rapidité de sa marche, aux poursuites et aux insultes, se trouvant au bout de la rue, appela Delvile à haute voix… Il n’y était pas… Elle en enfila une seconde, et ne l’appercevant pas, elle continua sa course sans savoir où elle allait, la fatigue, la chaleur et le désespoir augmentant à chaque instant son délire. Plusieurs personnes lui adressèrent la parole ; on la saisit même une ou deux fois par ses habits ; mais elle se dégagea par la violence de ses mouvements, sans entendre ce qu’on lui disait, ni s’embarrasser de ce qu’on pouvait penser. Delvile, blessé par Belfield, était la seule image qu’elle eût devant les yeux. À peine ses pieds touchaient la terre ; à peine s’appercevait-elle qu’elle marchât ; elle passait d’un lieu à un autre, de rue en rue, sans aucun projet, ne cherchant qu’à avancer, prenant toujours de préférence le chemin le moins embarrassé, et retournant en arrière dès qu’elle rencontrait quelque obstacle, jusqu’à ce qu’entiérement épuisée, et n’en pouvant plus, elle entra brusquement dans une boutique qui était encore ouverte, où, respirant à peine, elle tomba par terre, et resta quelque temps sans prononcer un seul mot.

Les gens de la maison imaginant d’abord que c’était une de ces femmes suspectes dont Londres abonde, furent tentés de la mettre durement à la porte ; mais connaissant bientôt leur erreur à ses manières et à toute sa conduite, qui n’annonçaient que trop le désordre de son esprit, ils s’informèrent de quelques gens oisifs et curieux qui l’avaient suivie, s’il se trouvait quelqu’un d’eux qui la connût, ou sût d’où elle venait. Ceux-ci ne purent donner aucun éclaircissement, et dirent qu’ils croyaient qu’elle s’était échappée des Petites-Maisons. Cécile se levant alors tout-à-coup, s’écria : non, non… je ne suis point folle… je vais à Nice… joindre mon mari. Elle a tout-à-fait perdu la tête, dit le maître de la maison, qui était un prêteur sur gages ; nous ferions bien de nous en débarasser, avant qu’elle devînt furieuse. Il faut qu’elle se soit échappée de quelque maison de particulier où l’on garde des fous ; du moins je le crois fermement, dit un homme qui l’avait suivie dans la boutique ; et si vous en preniez soin pendant quelque temps, il y a dix à parier contre un que vous seriez bien récompensé de vos peines. C’est sûrement une personne comme il faut, dit la maîtresse, à en juger par son habillement. Après quoi, sous prétexte de chercher à se procurer quelques informations, elle voulut la fouiller, pour voir si elle lui trouverait quelque papier, ou quelque lettre qui lui fût adressée ; mais sa bourse était restée entre les mains de M. Simkins, et sa frayeur, son désespoir, n’avaient pu la mettre à l’abri de la dextérité des filoux, qui avaient trouvé moyen, en se glissant dans la foule, de vuider ses poches de tout ce qui y restait. Cette femme voyant qu’elle ne trouvait rien, hésita quelque temps, avant de décider, si elle devait s’en charger, ou la renvoyer ; mais, pressée par l’homme qui lui en avait fait la proposition, et qui l’assura qu’on ne manquerait pas d’en donner bientôt le signalement dans les papiers publics, elle résolut de la garder.

Cécile tenta de nouveau de s’échapper, appelant de toutes ses forces Delvile à son secours ; mais ses sens étaient si troublés, et elle avait si complètement perdu la mémoire, qu’il ne fut pas possible de tirer d’elle, ni son nom, ni d’où elle venait, ni où elle prétendait aller. On la fit monter dans une chambre, et l’on tâcha de l’engager à se mettre au lit ; mais voyant qu’elle n’en voulait rien faire, ils supposèrent qu’elle le refusait, parce qu’elle avait coutume de coucher sur la paille : ils cessèrent de la tourmenter, et emportant la lumière, ils fermèrent la porte, et allèrent se coucher.

Elle passa toute la nuit dans cette triste situation, seule et dans le délire. Dans le commencement, elle ne cessait d’appeler Delvile ; tantôt, elle le suppliait de venir à son secours ; tantôt elle déplorait son sort et sa cruelle catastrophe. À la fin ; ses forces étant tout-à-fait épuisées par ses cris et par la fatigue, elle se coucha sur le plancher, et resta quelque temps tranquille. Sa tête commença alors à se calmer un peu, à mesure que la fièvre, causée par l’effroi et l’exercice violent, diminuait ; elle reprit l’usage de sa mémoire. Cet intervalle de raison ne servit cependant qu’à augmenter sa terreur : elle se trouvait renfermée dans une espèce de prison, sans lumière, sans savoir où elle était, et sans la moindre créature vivante auprès d’elle.

Cette même lueur de bon sens, qui lui permit de s’appercevoir de sa situation, lui rappela aussi celle dans laquelle elle avait laissé Delvile… Elle se le représentait en proie aux fureurs de la jalousie, demandant une explication à Belfield, à ce Belfield, encore plus délicat que lui sur le chapitre de l’honneur, exigeant qu’il éclaircît des doutes dont il serait révolté, et qu’il prendrait pour une insulte. Oh ! tandis qu’il est encore temps, s’écria-t-elle ; que je vole, et que je les joigne… je pourrai les trouver avant le jour ; il était trop tard hier au soir pour qu’ils pussent assouvir leur cruelle vengeance. Elle se leva alors pour chercher la porte, qu’elle trouva effectivement ; mais elle était fermée, et malgré tous ses efforts, elle ne put jamais parvenir à l’ouvrir. On ne saurait peindre son désespoir : elle appela les gens de la Maison, les conjurant de la mettre en liberté, offrant de les récompenser largement des services qu’ils lui rendraient, et les menaçant, s’ils s’obstinaient à la retenir, de les poursuivre en justice. Personne cependant ne vint à son secours : les uns, malgré tout le bruit qu’elle fit, n’en dormirent pas moins profondément ; et les autres, quoique réveillés par ses cris, les prirent pour l’effet du délire, et ne firent aucune attention à ce qu’elle disait.

Sa tête était peu en état de supporter une aussi violente secousse : toutes ses facultés en furent affectées ; et sa raison, qu’elle venait de recouvrer depuis un moment, s’égara de nouveau. Après avoir long-temps demandé du secours avec toute l’énergie de la sensibilité et d’un jugement sain, elle continua bientôt des cris que l’excès de son désespoir lui arrachait. C’est ainsi que se passa toute cette affreuse nuit ; et le matin, lorsque la maîtresse de la maison vint pour la voir, elle la trouva dans le plus violent délire, et dans un si terrible état, qu’elle ne douta plus un instant de la nécessité qu’il y avait d’empêcher qu’elle ne sortît. Elle continua cependant à tenter de s’échapper, ne cessa de parler de Delvile, dit qu’il serait trop tard pour le sauver, assura la femme qu’elle ne voulait que prévenir un meurtre, et répéta plusieurs fois : Ô le plus chéri des hommes ! attends seulement un instant, et je préviendrai ta perte.

Madame Wyers (c’était le nom de cette femme) ne chercha point à lui faire dire d’où elle venait, ou ce qu’elle était ; elle écouta tranquillement ses exclamations, qu’elle regardait comme des preuves de sa démence, et conclut que sa folie était incurable. Cécile, quoique privée de raison, ne désirait que de s’échapper : tranquille ou non, son but était toujours le même. Madame Wyers s’en étant apperçue, eut soin de la garder exactement, et que la porte fût toujours bien fermée.