Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 115-133).



CHAPITRE VIII.

Une Répétition d’Opéra.


Le lendemain entre onze heures et midi, M. Monckton retourna chez M. Harrel ; il trouva en entrant, ainsi qu’il s’y attendait, les deux dames et M. Arnott, comme il le craignait, prêt à les suivre. Il eut cependant à peine le temps de s’affliger de ce contre-temps ; car il s’en présenta bientôt un nouveau, puisqu’au bout de quelques minutes ils furent joints par le chevalier Floyer, qui déclara qu’il était résolu de les accompagner au théâtre de Hay-market. M. Monckton, pour déguiser son chagrin, prétendit qu’il fallait partir tout de suite, afin d’arriver avant l’ouverture. Ils étaient donc prêts à sortir, lorsqu’ils furent arrêtés par l’arrivée de Morrice. L’étonnement que sa vue causa à M. Monckton fut extrême. Il ignorait que ce suppôt de Thémis fût connu de M. Harrel ; car il se rappellait que, lorsqu’ils se rencontrèrent dernièrement chez lui, c’était la première fois qu’ils s’étaient vus. Il en conclut donc naturellement que Cécile était l’objet de sa visite. Le ton de familiarité sur lequel il paraissait être avec toute la maison, ne contribua pas à diminuer sa surprise ; car lorsque madame Harrel lui témoigna le regret qu’elle avait d’être obligée de sortir, il la pria d’un air dégagé, de ne pas se gêner pour lui, assurant qu’il lui aurait été impossible de s’arrêter plus de deux minutes, et promettant, sans qu’on l’en priât, de revenir le lendemain. Et lorsqu’elle ajouta, nous ne serions pas si pressées de sortir, si nous n’allions à l’opéra assister à une répétition ; il s’écria sur le champ : une répétition ? quoi réellement vous allez à la répétition ? Eh bien, j’ai envie d’y aller aussi. Alors, appercevant M. Monckton, il lui fit une profonde révérence, et lui demanda respectueusement comment il avait laissé milady Marguerite, qu’il comptait parfaitement rétablie de sa dernière indisposition ; ajoutant différentes questions sur ses arrangements pour l’hiver. Ces propos étaient peu propres à rendre sa présence supportable à M. Monckton, qui lui répondit assez séchement, et continua à presser les dames de partir.

Oh ! s’écria Morrice, il est bien inutile de tant se presser ; la répétition ne commence qu’à une heure. Vous vous trompez, Monsieur, repartit M. Monckton ; elle doit commencer à midi. Ah ! oui, vous avez raison, reprit Morrice. J’avais oublié le ballet, et j’imagine qu’on le répétera le premier. Permettez, miss Beverley, que je vous demande si vous avez jamais vu la répétition d’un ballet — ? Non, Monsieur, — En ce cas, je vous assure qu’elle vous fera le plus grand plaisir. Rien au monde n’est si comique que de voir ces signors et ces signoras faisant des cabrioles le matin. Oh ! les figuranti ne sauraient manquer de vous amuser beaucoup. Vous n’avez certainement jamais vu de votre vie un pareil assemblage de gredins ; ce qu’il y a de singulier, c’est de voir leurs visages ; car, pendant tout le temps qu’ils sautent et font des entrechats sur le théâtre, comme s’ils étaient hors d’eux-mêmes, et ne pouvaient contenir leur gaieté, ils ont l’air aussi grave et aussi lugubre que des fossoyeurs.

Gardez-vous bien de rien dire au détriment de la danse, s’écria le chevalier ; c’est elle seule qui soutient l’opéra, et je suis sûr que c’est l’unique chose à laquelle on fasse attention.

La répétition n’était pas encore commencée. Cet opéra était le premier que Cécile eût entendu : elle avait pourtant quelque connaissance de la musique italienne, à l’étude de laquelle elle s’était appliquée avec soin ; le goût naturel qu’elle avait pour cet art, l’avait engagée à fréquenter assidûment les concerts de Bury et de ses environs, et elle recevait régulièrement de Londres les productions des plus grands maîtres. Cependant le peu d’expérience qu’elle avait acquise dans ce genre de musique imitative, servit plutôt à augmenter qu’à diminuer la surprise avec laquelle elle assista à ce chef-d’œuvre. Incapable de juger, par le peu qu’elle avait appris, de ce qui lui restait encore à apprendre, elle vit avec étonnement combien la musique écrite est peu propre à donner une juste idée de l’exécution ; ainsi, n’ayant précisément que ce qu’il fallait de connaissance pour entrevoir les difficultés, et sentir une grande partie du mérite, elle prêta à l’opéra une attention presque pénible, par l’application scrupuleuse qu’elle y apporta.

Mais que le plaisir et l’admiration que lui causa l’exécution générale furent faibles, en comparaison de l’émotion vive que lui fit éprouver l’incomparable Pacchirotti ! Combien elle le trouva supérieur à l’idée qu’elle s’en était formée ! Toute entière à l’impression que les sons de cet excellent chanteur faisaient sur son âme, elle sentait ce qu’elle ne pouvait expliquer, elle jouissait de ce qu’elle ne pouvait comprendre.

L’opéra qu’on répétait était Artaxerxès. Cécile l’écoutait avec d’autant plus de charme, qu’elle avait lu d’avance les paroles de ce drame intéressant ; et comme le genre simple est toujours le plus agréable, rien ne lui plut davantage que la naïveté avec laquelle Pacchirotti chantait ces touchantes paroles : Sono innocente. Sa voix, toujours tendre et passionnée, les rendait d’un ton de douceur, de persuasion et de sensibilité, qui lui causa une émotion aussi nouvelle que délicieuse.

Mais quoiqu’elle fût peut-être la personne de toute la salle la plus étonnée, elle n’était cependant pas la seule que le plaisir transportât ; et quoique trop occupée elle-même pour faire attention au reste des spectateurs en général, elle ne put s’empêcher de remarquer qu’un vieillard, placé auprès d’une, des décorations, appuyait sa tête de maniére à se cacher le visage, et à ne rien voir qui pût détourner son attention ; et tandis que Pacchirotti chanta, il soupira si profondément, que Cécile, frappée de son extrême sensibilité aux charmes de la musique, l’observa attentivement toutes les fois que son âme se trouva assez libre pour pouvoir s’occuper de toute autre émotion que de la sienne.

Aussi-tôt que la répétition fut finie, les hommes de la compagnie de madame Harrel s’empressèrent d’entourer sa loge ; et Cécile reconnut alors que la personne dont l’enthousiasme avait excité sa curiosité, était le même vieillard dont la conduite extraordinaire l’avait si fort surprise chez M. Monckton. Le désir qu’elle avait d’abord eu de se procurer quelque information à son sujet, s’étant renouvellé, elle se préparait à de nouvelles questions, lorsqu’elle en fut détournée par l’arrivée du capitaine Aresby. Celui-ci l’aborda avec un sourire qui annonçait combien il était satisfait de lui-même ; et après lui avoir dit tout bas qu’il espérait qu’au moment où il avait l’honneur de la voir, elle était en parfaite santé, il s’écria : que la ville est horriblement déserte ! Cette solitude est pétrifiante ! J’imagine que vous ne vous trouvez pas à présent obsédée par le trop de monde. À présent ! repliqua M. Gosport ; je croirais volontiers le contraire. Réellement ? répliqua le capitaine ; sans s’appercevoir de l’épigramme. Je vous jure qu’à peine ai-je vu un être vivant. Avez-vous déjà essayé du Panthéon, mademoiselle ? — Non, monsieur. — Ni moi non plus ; je ne sais pas s’il y va quelqu’un cette année. Ce spectacle n’est pas mon spectacle favori ; rien de plus ennuyeux que de se tenir là long-temps assis pour écouter de la musique. Avez-vous déjà fait l’honneur au festino de vous y arrêter un instant ? — Non, monsieur. — Permettez-moi donc de vous supplier de vouloir en essayer. — Oui, vous avez raison s’écria madame Harrel, j’ai réellement tort à cet égard ; j’aurais dû vous engager à souscrire ; mais bon Dieu ! je n’ai encore rien fait pour vous, et vous ne me le rappelez pas ! Nous avons l’ancienne musique et le concert d’Abel. Quant à l’opéra, nous pourrons prendre une loge pour nous deux. Il ne faut pourtant pas oublier d’essayer du concert des dames. Nous avons encore cinquante autres endroits dont nous devons nous occuper.

Ô jour de folie et de dissipation ! s’écria une voix peu éloignée. Ô vous, partisans de l’oisiveté et du luxe ! qu’inventerez-vous encore pour perdre le temps ? Jusqu’où pousserez-vous vos efforts pour l’anéantissement de toute vertu ?

Tout le monde parut étonné. Madame Harrel se contenta de dire froidement : ma chère, ce n’est que le misanthrope. Le misanthrope ! répéta Cécile, qui vit que ces exclamations partaient de celui qui avait été précédemment l’objet de sa curiosité. Est-ce là le nom sous lequel cet homme est connu ? Il est connu sous plus de cinquante noms, ajouta M. Monckton ; ses amis lui donnent celui de moraliste, les jeunes demoiselles l’appèlent la tête félée ; il est désigné sous toutes sortes de noms, le sien seul excepté. Je vous assure, Madame, que c’est un malheureux tout-à-fait pétrifiant, dit le capitaine ; il m’obsède par-tout. Si j’avais su qu’il fût si près, je me serais bien gardé de rien dire. C’est ce dont vous vous êtes acquitté tout aussi bien, s’écria M. Gosport, que si vous en aviez été instruit d’avance ; et alors il vous aurait été impossible de mieux faire.

Le capitaine, qui n’avait point entendu ce propos, continua de parler à Cécile. Oserais-je espérer que vous daignerez nous honorer de votre présence à notre bal masqué du Panthéon ? On ne distribuera que cinq cents billets, et la souscription ne sera que de trois guinées et demie.

Ô dignes objets de charité et de munificence ! s’écria de nouveau l’inconnu. Ô vous, êtres malheureux, mourants de faim et de misère, approchez, écoutez ces discours insensés de l’opulence. Approchez, vous qui êtes nuds, et qui manquez de pain, et vous saurez l’usage auquel on destine cet argent, qui aurait suffi à vous procurer les vêtements et la nourriture dont vous avez besoin.

Cet étrange fou, dit le capitaine, devrait réellement être renfermé. Il m’a si souvent dégoûté, que je le crois tout-à-fait dangereux. Je me suis fait une loi, toutes les fois que je l’apperçois, de ne jamais ouvrir la bouche. Où l’avez-vous donc si souvent rencontré ? lui demanda Cécile. Mais, répondit le capitaine, par-tout ; il n’y a pas d’ours plus sauvage dans toute la ville. Mais la circonstance où il me parut le plus pétrifiant, fut celle où j’eus l’honneur de danser avec une très-jeune demoiselle qui ne faisait que de sortir du pensionnat, et dont les parents avaient jeté les yeux sur moi pour l’introduire dans le monde. Tandis que je faisais mon possible pour l’amuser, il s’avança, et avec ses manières extraordinaires, il lui dit que toutes mes paroles n’avaient pas le moindre sens. J’avoue que je n’ai jamais été aussi tenté d’être enragé contre quelqu’un de cet âge-là, que dans cette occasion.

M. Arnott ayant averti les dames que leur carrosse les attendait, elles sortirent de leur loge ; mais comme Cécile n’avait jamais vu l’intérieur d’un théâtre, M. Monckton, espérant que tandis qu’elle s’amuserait à le regarder, il trouverait l’occasion de lui glisser quelques mots, demanda à Morrice pourquoi il ne faisait pas voir les décorations. Celui-ci, n’étant jamais plus content que lorsqu’on l’employait, assura que c’était la chose du monde qu’il aimait le mieux, et demanda la permission d’en faire les honneurs à madame Harrel, qui, cherchant toujours avec empressement tout ce qui lui promettait quelque distraction, accepta son offre. Ils se rendirent tous sur le théâtre ; leur compagnie était la seule qui ne se fût pas retirée.

Nous allons faire ici une entrée triomphante, s’écria le chevalier ; toutes les fois que je monte sur les planches, j’ai presque envie de devenir comédien. Il serait bien singulier, à votre âge, s’écria Gosport, que vous eussiez attendu jusqu’à présent à prendre ce parti. À mon âge ! répéta-t-il : qu’entendez-vous par-là ? Me prenez-vous pour un vieillard. Non, monsieur ; mais je vous prends pour quelqu’un qui a passé l’âge de l’enfance, et conséquemment qui a fini son apprentissage avec les acteurs auxquels il a eu à faire sur le grand théâtre du monde, et commencé au moins depuis quelques années à voler de ses propres ailes.

Allons, s’écria M. Morrice, voulez-vous que nous déclamions quelque morceau pathétique ? cela nous réchauffera. Volontiers, dit le chevalier, pourvu que ce soit pour un objet effectif qui en vaille la peine ; par exemple, si miss Beverley voulait se charger du rôle de Juliette, elle n’aurait qu’à dire un mot, je serais à ses ordres, et prêt à m’acquitter de celui de Roméo.

Dans ce moment, l’inconnu quittant le coin où il s’était confiné, s’avança tout-à-coup, et se plaçant devant eux, il lança sur Cécile un regard de pitié. Pauvre innocente s’écria-t-il, combien de persécuteurs s’attachent à tes pas ! Se peut-il que tu ne t’apperçoives pas encore de leurs vues perfides ? Ils t’ont marquée pour leur victime, et ils te regardent déjà comme une proie qui ne saurait leur échapper.

Cécile, extrêmement frappée d’une pareille apostrophe, s’arrêta tout court, et parut fort émue. Le vieillard ne s’en apperçut pas plutôt, qu’il ajouta : Que ce soit le danger, et non l’avertissement, qui t’affecte. Chasse loin de toi les flatteurs et les imposteurs qui t’assiégent ; recherche la société des gens vertueux ; soulage le pauvre ; soustrais-toi à la destruction dont l’opulence, sourde aux plaintes du misérable, est menacée. Après avoir proféré ces derniers mots, il passa gravement au milieu d’eux, et disparut.

Cécile, trop étonnée pour être en état de parler, resta quelque temps immobile, formant en elle-même différentes conjectures sur le sens d’une exhortation aussi pathétique et aussi extraordinaire. Le reste de la compagnie n’était guère moins troublé qu’elle. Le chevalier, M. Monckton et M. Arnott, tous occupés de leurs vues particulières, s’imaginèrent que cet avis y avait quelque rapport. M. Gosport, de son côté, était fâché de se voir confondu avec eux, et qu’on lui eût aussi donné les épithètes de flatteur et d’imposteur. Madame Harrel ne pouvait pardonner d’avoir été arrêtée dans sa promenade ; et le capitaine Aresby, pâlissant à la vue de ce vieillard, se retira à l’instant qu’il parut.

Au nom du ciel, s’écria Cécile, aprés qu’elle fut un peu remise de sa consternation, quel est cet homme, et que peut-il prétendre ? Il est impossible que vous, M. Monckton, n’en sachiez quelque chose ; car c’est chez vous que je l’ai vu pour la première fois. Je vous assure, répondit celui-ci, qu’alors je ne le connaissais pas, et que je n’en sais guère davantage à présent. Belfield l’avait ramassé quelque part, et me demanda la permission de l’amener au logis : il l’annonça sous le nom d’Albano. Son caractère me parut tout-à-fait singulier ; et Belfield, passionné de tout ce qui a l’apparence d’originalité, en était très-entêté. Ce vieillard a diablement d’humeur, s’écria le chevalier, et s’il continue toujours sur le même ton, il court grand risque d’avoir les oreilles coupées. Je n’ai encore rencontré personne dont la conduite fût aussi extraordinaire que celle de cet homme, dit M. Gosport ; il a l’air de détester le genre humain, et cependant il n’est jamais un moment seul ; il se fourre dans toutes les compagnies sans jamais se lier avec personne ; il joue ordinairement le rôle d’observateur sévère et silencieux ; ou s’il lui arrive de parler, ce n’est que pour débiter quelque sentence, quelque moralité, ou des censures amères et piquantes.

On vint de nouveau annoncer que le carrosse était prêt. M. Monckton prit la main de Cécile, et M. Morrice celle de madame Harrel. Le chevalier et M. Gosport saluèrent et partirent. Quoiqu’ils eûssent quitté le théâtre, et qu’ils fûssent arrivés au haut d’un petit escalier qui leur restait à descendre, M. Monckton se voyant débarrassé de tous les importuns, à l’exception de M. Arnott, qu’il espérait écarter aussi, ne put résister au désir de faire une nouvelle tentative, pour se procurer une conversation de quelques minutes avec Cécile. Pour cet effet, s’adressant encore à M. Morrice, il s’écria : Je ne crois pas que vous ayez encore fait voir à ces dames aucune des machines du derrière des coulisses ? Je l’avoue, repartit Morrice ; je ne leur en ai montré aucune. Ne conviendrait-il pas que nous retournâssions sur nos pas ? J’en serais enchantée, dit madame Harrel. Et ils retournèrent.

M. Monckton profita habilement de l’occasion qui se présentait, pour dire à Cécile : Mademoiselle, ce que j’avais prévu n’a pas manqué d’arriver. Vous êtes environnée de gens rusés et mal intentionnés, intéressés, faux et hypocrites, qui n’ont d’autre but que de s’emparer de votre fortune, et dont les vues mercenaires, si vous n’y prenez garde…

Un cri perçant de madame Harrel l’empêcha de continuer. Cécile, fort alarmée, le quitta pour en apprendre la cause. M. Monckton ne put s’empêcher de la suivre, et fut très-mortifié, en voyant cette dame rire de toutes ses forces, et que cette joie immodérée était causée par le trop grand empressement de M. Morrice, qui, en faisant les honneurs du théâtre, s’était accroché à une coulisse qui lui était tombée sur la tête.

Il fut impossible de s’arrêter plus long-temps ; et M. Monckton, en conduisant les dames à leur carrosse, eut besoin de toute sa patience et de toute sa raison pour s’empêcher de reprocher à Morrice son étourderie et sa mal-adresse. La toilette, le dîné, en nombreuse compagnie à la maison, ensuite l’assemblée au dehors, remplirent, comme à l’ordinaire, le reste de la journée.