Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 98-114).



CHAPITRE VII.

Un Projet.


Plusieurs jours se passèrent à peu près de la même manière ; les matinées à causer, à courir les boutiques & à se parer ; & les soirées, régulièrement employées à fréquenter les spectacles, ou en nombreuses compagnies.

M. Arnott ne quittait presque pas la maison de sa sœur. Il mangeait constamment chez son beau-frère, où il restait toute la journée, et il n’en sortait que pour accompagner Cécile et madame Harrel dans leurs visites et dans leurs courses. C’était un jeune homme d’un excellent caractère ; son esprit était juste et solide, son humeur douce et égale, son cœur sensible et bienfaisant. Ses principes et sa conduite sage et prudente lui avaient mérité l’estime générale. Mais ses manières un peu compassées, son abord froid et sérieux, le silence qu’il gardait souvent, enfin, un air d’austérité répandu sur toute sa personne, étaient cause qu’on se faisait moins un plaisir qu’un devoir de sa société.

Son cœur fut tout-à-coup atteint vivement et profondément des charmes de Cécile, au point qu’il ne lui était pas possible de la quitter, et qu’il n’existait qu’aux lieux où elle était. Les sentiments qu’elle excitait en lui, tenaient plus de l’adoration que de l’amour ; il avait si peu d’espérance de lui plaire, qu’il n’osa jamais laisser entrevoir ses sentiments à sa sœur. Heureux d’avoir accès auprès d’elle, il se contentait de la voir, de l’entendre, et d’observer tous ses mouvements ; ses vues ne s’étendaient pas plus loin, et à peine formait-il de simples vœux.

Le chevalier Robert Floyer fréquentait aussi régulièrement la maison de M. Harrel, où il dînait presque tous les jours. Cécile aurait fort désiré qu’il y vînt plus rarement. Elle était choquée de se voir continuellement l’objet de ses regards et de son affectation indiscrète à remarquer toutes ses actions : elle fut cependant encore plus peinée pour madame Harrel, lorsqu’elle découvrit que le compagnon inséparable, le plus intime de son mari était un prodigue sans principes et un joueur déterminé. Elle frémit en réfléchissant à l’influence que son exemple et ses conseils pourraient avoir sur la conduite de ce dernier.

Elle vit encore, avec une surprise qui augmentait tous les jours, combien une vie trop dissipée entraînait de désordres. M. Harrel paraissait ne regarder sa maison que comme un simple hôtel garni, où il pouvait à toutes les heures de la nuit troubler le repos des habitants, en y rentrant avec grand fracas, où les lettres et les billets qu’on lui adressait se déposaient, où il dînait lorsqu’il n’était pas invité ailleurs, et où il donnait ses audiences, et assignait certaines heures à ceux avec lesquels il avait quelque affaire. Sa femme, quoique plus souvent au logis, n’en redoutait pas moins la solitude : elle avait un grand nombre de liaisons, toutes coûteuses ; tous les moments qu’elle ne passait pas en compagnie, étaient uniquement dévoués à des projets d’amusements, à des arrangements de plaisirs.

Au bout de quelque temps, Cécile, qui s’attendait chaque jour que celui qui le suivrait lui donnerait plus de satisfaction, trouvant néanmoins que le jour présent ne valait pas mieux que le précédent, commença à se lasser de faire toujours la même chose, et à s’ennuyer d’une dissipation continuelle. Dans le tourbillon où elle vivait, elle n’avait encore trouvé personne dont la société lui convint, aucun individu dont le caractère et le langage sympatisât avec le sien. C’étaient des gens aimables, à la vérité ; mais elle savait que leur amabilité, ainsi que leur parure, n’était qu’un dehors brillant et trompeur. Douce, sensible, elle cherchait à s’attacher, et ne trouvait que des cœurs froids et arides sous la châleur des protestations et l’apparence du sentiment. Plus d’une fois, séduite par l’accueil qu’elle recevait, elle prit la politesse pour de la sincérité : elle crut que l’intérêt qu’elle paraissait faire naître pourrait ensuite se changer en affection ; mais bientôt détrompée, elle s’apperçut avec regret qu’elle n’avait excité que la curiosité, qui, une fois satisfaite, devenait de l’indifférence. Enfin, elle vit partout l’ennui prendre la place du plaisir, qu’on cherchait avec tant d’avidité. Elle vit tous ceux qui composaient la société où on l’avait initiée, aussi fatigués qu’elle du genre de vie qu’ils suivaient, et continuer leurs insipides amusements, uniquement parce qu’ils n’avaient pas la force d’en changer.

Elle commença alors à regretter sincèrement le séjour de la province ; elle sentit la perte du voisinage et de la conversation de M. Monckton, et encore plus de la société et des bontés de sa respectable amie, madame Charlton, chez qui elle avait passé des jours heureux et tranquilles. Ce bonheur des premières années de sa jeunesse était disparu sans retour ; l’espoir de renouveller ses anciennes liaisons avec madame Harrel s’était évanoui ; elle sentait même que ce qu’elle avait pris pour de l’amitié n’était qu’une intimité que l’âge et l’uniformité des goûts forment toujours, et que l’éloignement et le changement de situation détruisent aussi facilement, et elle ne pensait à la perte d’un sentiment qui lui fut si cher, qu’avec un attendrissement douloureux.

En quoi consiste donc, s’écriait-elle, cette félicité humaine ? Qui est-ce qui l’a éprouvée ? où existe-t-elle ? puisque moi, que l’on croirait devoir être privilégiée, favorisée de la fortune, accueillie par tout le monde, liée avec les gens du premier rang et entourée de tous les plaisirs, je la cherche vainement, et en la perdant, à peine sais-je comment elle m’est échappée ! Honteuse après cela d’imaginer qu’elle pût être regardée par les autres comme un objet digne d’envie, tandis qu’elle-même était mécontente et murmurait de son sort, elle prit le parti de ne pas se montrer plus long-temps insensible à des jouissances d’un autre genre, qu’il était en son pouvoir de se procurer ; mais de former et d’adopter un plan de conduite plus conforme à ses inclinations que l’insipidité frivole de la vie qu’elle menait, de faire à la fois un usage plus noble et plus digne de l’opulence, de la liberté, et des facultés dont elle jouissait. Elle sentit que pour le mettre en pratique, il fallait qu’elle devînt absolument maîtresse de son temps, et qu’elle devait, pour y parvenir, renoncer à toutes espèces de liaisons inutiles et frivoles, qui n’étant ni avantageuses, ni agréables, lui dérobaient une partie précieuse de son existence : qu’alors elle serait à même de manifester le choix qu’elle ferait de ses amis ; et elle résolut de n’admettre pour tels, que des gens dont les sentiments vertueux lui élèveraient l’âme ; dont la science perfectionnerait son jugement, dont les talents et les manières mériteraient sa considération.

En se conformant régulièrement à la loi qu’elle s’imposait, elle sentit qu’elle se verrait bientôt débarrassée de ce grand nombre de visites fatigantes, et qu’elle jouirait de tout le loisir dont elle avait besoin pour s’adonner librement aux occupations de son goût, qui étaient l’étude, la musique et la lecture.

Une juste idée de ce qu’on nomme devoir, un desir sincère de bien faire, étaient les dispositions caractéristiques de son âme ; aussi n’envisageait-elle son opulence, que comme une dette contractée envers l’humanité malheureuse. Il lui fut cependant impossible de réaliser tout de suite ses vues ; la société qu’elle se proposait de former, ne pouvait pas être rassemblée dans une maison étrangère, où, quoique rien ne s’opposât à ce qu’elle marquât un peu de préférence à certains individus, elle n’en pouvait cependant exclure aucun ; elle n’était pas même en état de satisfaire entièrement, et autant qu’elle l’aurait desiré, aux libéralités que son excessive générosité projetait. Il aurait fallu pour cela, qu’elle eût été chez elle, et qu’elle eût sa fortune à sa disposition. L’un et l’autre étaient impossibles avant sa majorité. Cette époque, il est vrai, n’était encore éloignée que de huit mois, et elle s’en consolait par l’espérance de perfectionner son plan pendant ce temps, et de préparer tout ce qui serait nécessaire à son exécution.

Le premier vœu que forma la bienfaisante héritière, fut celui de quitter la maison de M. Harrel, où elle trouvait aussi peu d’agrément que d’instruction, et où elle était continuellement humiliée à la vue de l’indifférence marquée de l’amie dont la société l’avait le plus flattée, et de l’affection de laquelle elle avait cru pouvoir se promettre beaucoup de satisfaction.

Quoique le testament de son oncle exigeât que, pendant la minorité, elle vécût chez l’un de ses tuteurs, il lui laissait cependant la liberté du choix, et de quitter l’un pour aller habiter chez l’autre toutes les fois que cela lui conviendrait. Elle résolut donc de se rendre elle-même chez eux ; et dans la visite qu’elle leur ferait, d’observer leurs manières et leur façon de vivre ; d’après ce qu’elle aurait vu et examiné, de décider ce qui lui conviendrait le mieux, et chez lequel elle croirait être plus décemment libre, se gardant cependant bien de leur laisser pénétrer son dessein, jusqu’au moment où elle serait prête à l’exécuter ; et alors d’avouer franchement les raisons de son changement de demeure.

Le lendemain de son arrivée à Londres, elle avait eu soin d’en prévenir M. Derville et M. Briggs, qui lui étaient presque inconnus. Les démarches qui étaient nécessaires à l’exécution de son projet étaient déterminées. L’arrivée de M. Monckton, et le plaisir de le recevoir, l’occupèrent agréablement et retardèrent l’empressement qu’elle avait de quitter la maison de M. Harrel. Elle lui témoigna dans les termes les plus expressifs sa satisfaction, et ne se fit même aucune peine de l’assurer, qu’à l’exception du moment où elle avait embrassé madame Harrel, elle n’en avait pas éprouvé de plus vive depuis qu’elle était à Londres.

M. Monckton, dont le contentement surpassait de beaucoup le sien, et dont la joie qu’il avait de la revoir était encore redoublée par la manière franche et amicale dont elle l’accueillait, étouffa les mouvements de joie excités par sa présence ; et se refusant la consolation de lui manifester ses sentiments, il s’efforça de lui paraître moins charmé qu’elle de leur entrevue, ne laissa pas échapper le moindre mot, ou un simple coup-d’œil qui pût le trahir, et se contint exactement dans les bornes que la politesse et l’amitié autorisaient.

Il s’empressa de renouveller connaissance avec madame Harrel, qu’il avait eu occasion de voir avant qu’elle fût mariée, et à laquelle il n’avait plus pensé dès que l’éloignement de Cécile, relativement à laquelle elle lui avait paru mériter quelque attention de sa part, la lui eut rendue absolument inutile. Cette dame lui présenta son frère, et il s’en suivit une conversation très-intéressante pour les deux dames, puisqu’elle roula sur différentes familles avec lesquelles elles avaient eu des liaisons, ainsi que sur le canton, en général, qu’elles avaient précédemment habité.

M. Arnott prit fort peu de part à ces éclaircissements et à ces questions. L’accueil gracieux que Cécile avait fait à M. Monckton, lui avait causé un sentiment de jalousie aussi involontaire que pénible ; il ne se doutait cependant nullement des vues secrètes de ce dernier. Aucune raison valable ne l’autorisait à les soupçonner, et sa pénétration n’allait pas au delà des apparences. Il savait très-bien qu’il était marié ; par conséquent, il n’avait nul sujet d’en être alarmé. Cependant elle lui avait souri ; et, pour se procurer un pareil sourire, il aurait sacrifié de bon cœur tout ce qu’il possédait de plus précieux.

M. Monckton, de son côté, avec une attention bien plus scrupuleuse, avait aussi fait ses observations. L’agitation de l’esprit de M. Arnott était manifeste, et la vigilance inquiète de ses regards en démontrait clairement l’objet. Une position qui procurait un accès libre et fréquent auprès d’une personne telle que Cécile, devait nécessairement produire un pareil effet, et il en concluait qu’il était impossible de la voir sans l’admirer. Tout ce qui lui restait à découvrir, était la manière dont elle recevait son hommage. Il ne fut pas long-temps à s’en éclaircir ; car il reconnut bientôt que, libre elle-même de toutes passions, elle s’était si peu apperçue de ses assiduités, qu’elle ne soupçonnait pas lui en avoir inspiré.

Cependant, quoique sa tranquillité, à en juger par l’extérieur, ne parût nullement troublée ; elle ne l’était pas moins intérieurement que celle de son rival ; et quoiqu’il ne le crût pas bien formidable, il redoutait pourtant sa trop grande intimité avec miss Beverley ; et qu’accoutumé insensiblement à ses attentions, elle ne finît par en être touchée. Il craignait encore le crédit de sa sœur, et celui de M. Harrel. Persuadé que toutes les offres qu’il pourrait faire actuellement seraient sûrement rejetées ; il connaissait trop bien les effets d’une longue persévérance pour voir les avantages de la position de M. Arnott sans envie et sans inquiétude.

Il était déjà tard lorsqu’il prit congé, et pendant tout le temps qu’il resta, il ne trouva pas un instant à pouvoir parler en particulier à Cécile, malgré l’envie qu’il avait de s’instruire de l’état de son cœur, et de s’assurer si son voyage de Londres n’aurait point apporté de nouvelles difficultés au succès du projet qu’il méditait depuis long-temps. Mais comme madame Harrel l’invita à dîner, il se flatta que l’après-dîné lui serait plus propice.

Cécile, était aussi très empressée de lui communiquer son plan favori, et de lui demander ses conseils sur les mesures à suivre, pour son exécution. Accoutumée depuis long-temps à les recevoir, elle les désirait plus que jamais dans cette circonstance, parce-qu’elle le regardait comme le seul homme à Londres, qui prît véritablement intérêt à elle.

M. Monckton se rendit exactement à l’heure du dîné, et rien ne lui annonça plus de succès que le matin, car non-seulement M. Arnott était déjà arrivé ; mais il y trouva encore le chevalier Robert Floyer ; et Cécile fut si fort l’objet des attentions de l’un et de l’autre, qu’il eut encore moins qu’auparavant l’occasion de lui parler en particulier. Cependant la vue du chevalier occupa assez sérieusement toute sa pénétration : il chercha à deviner quelles pouvaient être ses vues. Sa sagacité se trouva pourtant en défaut ; car, quoique la direction constante de ses regards tournée sans cesse vers Cécile, prouvât au moins qu’il était frappé de sa beauté, il montrait assez d’insouciance sur l’effet de son obstination à la fixer : son peu d’empressement à s’entretenir avec elle, la confiance soutenue et l’aisance de sa conduite semblaient indiquer combien il était indifférent sur les sentiments qu’il lui inspirait : insouciance tout-à-fait incompatible avec une véritable passion.

Il ne voyait d’ailleurs rien dans Cécile que ce que la connaissance qu’il avait de son caractère lui avait donné lieu d’en attendre ; c’est-à-dire, une confusion qui prouvait autant sa modestie, que son indignation de la hardiesse avec laquelle on osait la regarder.

Après le dîner, les dames passèrent dans une autre salle ; et comme elles étaient engagées pour la soirée, elles n’invitèrent point les hommes à prendre le thé. Il trouva cependant moyen, avant qu’elles quittassent l’appartement, de lier une partie, pour se trouver le lendemain matin à la répétition d’un opéra nouveau ; et il promit de les venir prendre. Il ne resta après leur départ qu’autant que la décence l’exigeait ; la situation présente de son esprit ne lui permettait guère de prendre part à une conversation qui, depuis la sortie de Cécile, ne pouvait plus avoir rien d’intéressant pour lui.