Byblis ou l’Enchantement des larmes/Chapitre 2

Édition Montaigne (p. 119-129).
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Quand Byblis s’était retrouvée seule sur le petit lit de feuilles vertes où elle dormait, côte à côte, avec son frère, toutes les nuits, elle avait en vain cherché le sommeil ; les rêves, ce soir-là, ne la visitèrent point.

Elle sortit : la nuit était douce. Une respiration tranquille enflait et affaissait lentement les masses profondes de la forêt. Elle s’assit sur une pierre et regarda l’eau couler.

« Caunos, pensait-elle, Caunos. Pourquoi n’est-il pas rentré ? Qui l’attire et qui le retient ? Qui l’éloigne de moi, mon père ? »

Et en disant ces derniers mots, elle se pencha sur la source…

« Mon père ! répéta-t-elle. Mon père ! Où est Caunos ? Révèle-moi… »

Un murmure des eaux répondit :

« Loin… »

Byblis effrayée reprit vivement :

« Et quand reviendra-t-il ? Quand reviendra-t-il ici ?

— Jamais…, répondit la source.

— Mort ! Il est mort !

— Non…

— Où le reverrai-je ?

—… »

La source ne parlait plus. Le glissement léger du ruisseau était redevenu monotone. Aucune apparence divine ne vivait dans l’eau très pure.

Byblis se releva, courut. Elle connaissait le sentier par où Caunos était parti avec sa mère. C’était un passage étroit qui tournait d’arbre en arbre en s’enfonçant dans la forêt. Elle ne le prenait pas souvent, car il traversait un bas-fond qui était infesté de serpents et de bêtes méchantes. Cette fois, son désir fut plus fort que sa crainte et elle marcha en tremblant, de toute la vitesse de ses petits pieds nus.

La nuit n’était pas obscure ; mais les ombres de la lune sont noires, et, derrière les arbres trop larges, Byblis n’avançait qu’à tâtons.

Elle parvint à un endroit où le sentier se séparait en deux. Quel chemin choisir et comment savoir ? A genoux elle chercha longtemps si une trace pouvait la guider. La terre était sèche. Byblis ne vit rien. Mais comme elle levait la tête, elle aperçut, cachée dans le feuillage d’un chêne, une hamadryade aux seins verts qui la regardait en souriant.

« Oh ! s’écria Byblis. Par où a-t-il passé ? Si tu l’as vu, dis-le moi… »

L’hamadryade étendit vers la droite un de ses longs bras de branchages, et Byblis la remercia d’un regard reconnaissant.

Elle marcha encore longtemps, cette nuit-là. Le sentier continuait toujours, à peine distinct sous les feuilles tombées ; il allait, sans cesse détourné, au hasard du sol et des arbres, il montait, il descendait, dans l’ombre, interminablement.

Enfin, épuisée de fatigue, Byblis tomba sur la mousse et dormit.

En s’éveillant, le lendemain, sous le soleil déjà haut, elle sentit une étrange douceur le long de sa main étendue. Elle ouvrit les yeux : une biche blonde la léchait avec lenteur. Mais, au premier mouvement de Byblis, la délicate bête sauta sur ses pattes fines et releva les deux oreilles, en fixant tout à coup devant elle ses admirables yeux humides, noirs et brillants comme l’eau des roches.

« Biche, dit Byblis, à qui es-tu ? Si tu es à la déesse Artémis, guide-moi, car je la connais. Je lui donne, à la pleine lune, des libations de lait de chèvre et elle m’en sait gré, biche, elle m’aime bien. Si donc tu es de son cortège, exauce-moi dans l’angoisse où je suis, et sache que tu ne déplairas pas à la bonne Chasseresse de la Nuit ».

La biche parut comprendre ; elle partit en avant, d’un pas assez mesuré pour que l’enfant pût la suivre.

Toutes deux, elles traversèrent ainsi un grand espace de forêt et même deux ruisseaux, que la biche sauta d’un bond, mais que Byblis ne put franchir qu’en entrant dans l’eau jusqu’aux genoux. Byblis était pleine de confiance. Elle était sûre, maintenant, d’être dans le bon chemin ; sans doute, cette biche lui avait été envoyée par la déesse elle-même, en gratitude de sa dévotion, et l’animal divin la conduisait à travers bois vers le frère bien-aimé qu’elle ne quitterait plus. Chaque pas l’approchait du terme où elle reverrait Caunos. Elle sentait déjà contre sa poitrine l’étreinte affectueuse du fugitif. Un peu de son haleine semblait avoir passé dans l’air et enchanter la brise attiédie.

Soudain, la biche s’arrêta. Elle coula sa jeune tête entre deux jeunes arbres où apparut en même temps le profil cornu d’un cerf, et comme si elle avait atteint le but qu’elle se proposait, elle se coucha, les pattes sous le ventre, et posa le menton sur l’herbe.

« Caunos ! »

Byblis appelait.

« Caunos, où es-tu ? »

Pour toute réponse, le cerf fit deux pas vers elle et la menaça de ses terribles cornes qui se tordaient comme dix serpents bruns. Et Byblis comprit alors que cette biche avait été, comme elle, à la rencontre de son amant, et qu’il est peut-être inutile de compter sur les bons offices de ceux qu’une passion intime absorbe déjà tout entiers.

Elle s’en retourna ; mais elle était perdue. Elle prit un nouveau sentier qui descendait rapidement vers une vallée invisible. Ses pauvres petits pieds las se heurtaient aux pierres, s’accrochaient aux racines, glissaient sur le tapis brun des fuyantes aiguilles de pins. A un tournant du chemin irrégulier que suivait le cours d’un ruisseau, elle s’arrêta devant un couple divin.

C’étaient deux nymphes, d’essences différentes, l’une d’elles présidant aux forêts et l’autre aux eaux printanières. L’oréade avait apporté à la naïade les fraîches offrandes reçues des hommes, et toutes deux se baignaient dans le courant, ondoyantes et embrassées.

« Naïade, dit Byblis, as-tu vu le fils de Cyanée ?

— Oui. Son ombre a passé sur moi. C’était hier, au coucher du soleil.

— D’où venait-il ?

— Je ne sais plus.

— Où allait-il ?

— Je ne l’ai pas regardé ».

Byblis poussa un long soupir.

« Et toi, dit-elle à l’autre nymphe, as-tu vu le fils de Cyanée ?

— Oui. Loin d’ici dans la montagne.

— D’où venait-il ?

— Je ne l’ai pas su.

— Où allait-il ?

— Je l’ai oublié ».

Puis elles reprirent, se dressant au milieu des eaux rapides :

« Reste avec nous, jeune fille, reste. Pourquoi songes-tu encore à celui qui n’est plus là ? Nous avons en trésor pour toi l’infini des joies présentes. Il n’y a pas de bonheur futur qui vaille la peine d’être poursuivi ».

Mais Byblis ne trouva point que la nymphe eût bien parlé. Quoiqu’elle ne sût pas exprimer les idées de sa petite âme, elle ne concevait pas d’autre joie que de souffrir en persévérant à la recherche du bonheur. Pendant la première journée de son inutile voyage, elle avait compté sur l’aide et sur le zèle des inconnus. Quand elle les vit, insouciants de favoriser sa destinée, elle ne compta plus que sur elle-même, et quittant le sentier tournant, elle pénétra au hasard dans le labyrinthe des bois.

Cependant les deux immortelles répétaient leurs sages paroles :

« Reste avec nous, jeune fille, reste. Pourquoi songes-tu encore à celui qui n’est plus là. Il n’y a pas de bonheur futur qui vaille la peine d’être poursuivi ».

Et longtemps, longtemps après, l’enfant qui gravissait toujours la mystérieuse montagne, entendait dans le lointain, deux voix claires ensemble appelant :

« Byblis ! »