Byblis ou l’Enchantement des larmes/Chapitre 1

Édition Montaigne (p. 111-118).
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Dans la grotte originelle d’où sourdait mystérieusement le fleuve, la nymphe Cyanée accoucha de deux enfants à la fois. L’un était un fils qu’elle nomma Caunos ; l’autre une fille et ce fut Byblis.

Ils grandirent tous deux sur les bords du Méandre, et parfois Cyanée leur montrait, sous la lumière de la surface, la divine apparence de leur père dont l’âme agitait les flots fugitifs.

Ils ne connaissaient du monde que la forêt où ils étaient nés. Ils n’avaient jamais vu le soleil qu’à travers le tissu des branches. Byblis ne quittait pas son frère et le prenait par le cou quand ils marchaient ensemble.

Elle portait une petite tunique que sa mère lui avait tissée dans les profondeurs du fleuve, et qui était bleue et grise comme les premières lueurs de l’aube. Caunos n’avait autour des reins qu’une ceinture de roseaux d’où pendait une étoffe jaune.

Dès que le jour était assez clair pour qu’on pût marcher dans les bois, ils s’en allaient tous deux très loin, jouer avec des fruits tombés ou chercher les fleurs les plus grandes, et qui avaient le meilleur parfum. Et les trouvailles de l’un étaient toujours pour l’autre et ils ne se disputaient pas, et à cause de cela leur mère les vantait près des autres nymphes ses amies.

Or, quand douze années se furent écoulées depuis le jour de leur naissance, leur mère se prit d’inquiétude et les suivit quelquefois.

Les deux enfants ne jouaient plus, et quand ils avaient vécu tout un jour dans la forêt, ils ne rapportaient rien à la main, oiseaux ni fleurs, ni fruits ni couronnes. Ils marchaient si près l’un de l’autre que leurs chevelures se mêlaient. Les mains de Byblis erraient sur les bras de son frère. Parfois elle le baisait sur la joue : alors tous deux restaient silencieux.

Quand la chaleur était trop forte, ils se glissaient dans les branches basses, et là, couchés sur la poitrine à travers la mousse odorante, ils se parlaient et s’adoraient et ne se désenlaçaient point.

Alors Cyanée appela son fils à l’écart et lui dit :

« Pourquoi es-tu triste ? »

Caunos répondit :

« Je ne suis pas triste. Je l’étais autrefois, de rire et de jouer. A présent, tout est bien changé. Je n’ai plus besoin des jeux, mère, et si je ne ris plus, c’est que je suis heureux ».

Et Cyanée lui demanda :

« Pourquoi es-tu heureux ? »

Et Caunos répondit :

« Je regarde Byblis ».

Et Cyanée lui demanda encore :

« Pourquoi ne regardes-tu plus la forêt ?

— Parce que les cheveux de Byblis sont plus doux que les herbes et plus chargés de parfum ; parce que les yeux de Byblis… »

Mais Cyanée l’arrêta :

« Enfant, Tais-toi ! »

Et, espérant le guérir de sa passion défendue, elle le conduisit aussitôt chez une nymphe de la montagne, laquelle avait sept filles d’une beauté plus merveilleuse que les mots ne sauraient dire :

Et toutes deux lui parlèrent, s’étant concertées :

« Choisis. Celle qui te plaira, Caunos, sera ta femme ».

Mais Caunos regarda les sept jeunes filles d’un œil aussi indifférent que s’il eût vu sept rochers, car l’image de Byblis seule emplissait toute sa petite âme, et il n’y avait de place en lui pour une tendresse étrangère.

Pendant un mois Cyanée ainsi conduisit son fils de montagne en montagne et de plaine en plaine, mais sans réussir une fois à le détourner de son désir.

Enfin devinant qu’elle ne vaincrait jamais cette obstination passionnée, elle se prit à haïr son fils et à l’accuser d’infamie. Mais l’enfant ne comprenait point ce que lui reprochait sa mère. Pourquoi, entre toutes les femmes, venait-on lui refuser justement celle qu’il aimait ? Pourquoi les tendresses qu’on lui eût permises dans les bras importuns d’une autre devenaient-elles criminelles dans les bras adorés de Byblis ? Pour quelles mystérieuses raisons un sentiment qu’il savait tendre et bon, capable de tous les sacrifices, était-il jugé digne de tous les châtiments ? Dzeus, pensait-il, a bien épousé sa sœur, et la Dionide Aphrodite a bien osé tromper avec son frère Arès son frère Héphaïstos. Car il ne savait pas encore que les dieux seuls se sont donné une morale intelligente, et qu’ils inquiètent la vertu par d’incompréhensibles lois.

Et Cyanée dit à son fils :

« Je te renie pour mon enfant ».

Et elle fit signe à une centauresse qui s’en allait vers la mer, et elle la fit enfourcher par Caunos, et la bête rapide détala.

Quelque temps, Cyanée les suivit du regard. Caunos effaré se retenait aux épaules et parfois il s’engloutissait sous la monstrueuse chevelure. La centauresse galopait par bonds allongés et puissants ; elle s’enfuyait en droite ligne ; elle diminuait dans le lointain vert. Bientôt elle tourna derrière un bouquet de bois, puis reparut, mais petite comme un point qui semblait se déplacer à peine. Et enfin Cyanée cessa de la distinguer.

A pas lents la mère de Byblis s’en retourna vers la forêt.

Elle était triste, fière aussi, d’avoir sauvé par une séparation violente la destinée de ses deux enfants ; et elle remerciait les dieux de lui avoir donné l’énergie qui permet d’accomplir le devoir déchirant.

« Maintenant, pensait-elle, Byblis restée seule oubliera son frère sacrifié. Elle s’éprendra du premier qui la saura séduire demain, et une lignée demi-divine sortira, comme il convient, du lit d’un mariage régulier. Bénis soient les dieux immortels ! »

Mais, lorsqu’elle rentra dans la grotte, la petite Byblis n’y était plus.