Byblis ou l’Enchantement des larmes/Chapitre 3
Pendant une nuit et un jour, Byblis marcha dans la montagne. Elle interrogea anxieusement toutes les divinités des bois, celles des arbres, celles des clairières et celles des antres assombris. Elle contait sa douleur avec des confidences interminables ; elle suppliait, elle tremblait, elle tordait ses petites mains. Mais personne n’avait vu Caunos.
Elle alla si loin en montant, que le nom sacré de sa mère n’était plus connu là où elle passait, et les nymphes indifférentes ne savaient pas ce qu’elle voulait dire.
Elle voulut retourner sur ses pas, mais elle-même s’était perdue. De toute part, une colonnade confuse de pins énormes l’entourait. Il n’y avait plus de sentiers. Il n’y avait pas d’horizon. Elle courut dans tous les sens. Elle appela désespérément.
Il n’y avait même plus d’écho.
Alors, comme ses paupières lasses se fermaient d’instant en instant, elle se coucha sur la terre, et un songe qui passait lui dit d’une voix lente :
« Tu ne le reverras plus, ton frère, tu ne le reverras plus ».
Elle s’éveilla en sursaut.
Ses mains s’étendirent, sa bouche s’ouvrit, mais avec une telle angoisse qu’elle n’eut pas la force de crier.
La lune s’était levée, rouge comme du sang, derrière les hautes lignes noires des pins. Byblis la distinguait à peine. Il lui semblait qu’un voile humide s’était posé sur ses longs yeux. Un silence éternel dormait dans les bois.
Et voici qu’une larme gonflée emplit le coin de son œil gauche.
Byblis n’avait jamais pleuré. Elle crut qu’elle allait mourir, et soupira, comme si un soulagement divin la secourait mystérieusement.
La larme s’accrut, trembla, s’élargit, puis soudain coula sur la joue.
Byblis resta immobile, les yeux fixes, devant la lune.
Et voici qu’une larme gonflée emplit le coin de son œil droit. Elle s’élargit comme la première, glissa sur les cils et tomba.
Deux autres larmes naquirent, deux gouttes brûlantes qui allongèrent la trace humide de la joue. Elles atteignirent le pli de la bouche ; une amertume délicieuse enivra l’enfant accablée.
Ainsi jamais plus sa main ne toucherait la main aimante de Caunos. Jamais plus elle ne reverrait la lumière noire de son regard, sa chère tête et ses jeunes cheveux. Jamais plus ils ne dormiraient côte à côte sur le même lit de feuilles, enlacés. Les forêts ne savaient plus son nom.
Une explosion de désespoir fit tomber le visage de Byblis dans ses mains ; mais une telle abondance de larmes vint mouiller ses joues enflammées, qu’il lui sembla qu’elle sentait une source miraculeuse entraîner toutes ses souffrances comme des feuilles mortes sur l’eau d’un torrent.
Les larmes naissaient doucement en elle, montaient à ses yeux, flottaient, débordaient, glissaient en nappe chaude sur ses joues, inondaient sa poitrine étroite, retombaient sur ses jambes serrées. Elle ne les sentait plus perler une à une entre ses longs cils : c’était un ruissellement continu et doux, une affluence intarrissable, l’effusion d’une onde enchantée.
Cependant, réveillées par le clair de lune, les immortelles de la forêt étaient accourues de toutes parts. L’écorce des arbres devenue transparente avait laissé voir la figure des nymphes, et même les naïades frissonnantes, quittant leurs eaux et leurs rochers, s’étaient répandues dans les bois.
Et elles se pressaient autour de Byblis, et elles lui parlaient, effrayées, car le cours des pleurs de l’enfant avait tracé dans la terre une ligne sinueuse et foncée qui gagnait lentement le chemin de la plaine.
Mais Byblis déjà n’entendait plus rien, ni les voix, ni les pas, ni le vent de la nuit. Son attitude devenait peu à peu éternelle. Sa peau avait pris sous le flot des larmes la teinte lisse et blanche qui est celle des marbres baignés par les eaux. Le vent n’aurait pas dérangé un de ses cheveux le long de son bras. Elle se mourait en pierre pure. A peine une lueur obscurcie éclairait encore sa vision. Tout à coup elle s’éteignit ; mais les larmes plus fraîches n’ont pas cessé de couler.
Et c’est ainsi que Byblis fut changée en fontaine.