Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 330-340).

CHAPITRE XXXI.

Une découverte.

Jamais l’époque où je visitais ma chère fille dans ce misérable réduit qu’elle éclairait de sa présence ne s’effacera de ma mémoire. Je ne suis pas retournée dans cet affreux endroit depuis qu’elle en est partie, et ne désire pas le revoir ; mais pour moi il est entouré d’une lugubre auréole qui rayonnera toujours dans mon souvenir.

J’allais donc chaque matin chez Éva, et souvent j’y retournais dans la soirée. Au commencement j’y avais rencontré deux ou trois fois M. Skimpole, jouant négligemment du piano suivant son habitude et causant avec sa vivacité ordinaire. Non-seulement il était probable que cette liaison était onéreuse à Richard, mais encore il me semblait que l’insouciante gaieté de M. Skimpole avait quelque chose de douloureux et de blessant pour Éva, dont la vie était si profondément triste. Je m’aperçus bientôt que ma chère fille partageait mes sentiments à cet égard ; et je résolus, après y avoir mûrement réfléchi, de faire une visite au vieil enfant, et de tâcher de m’en expliquer avec lui. C’était mon affection pour Éva qui me donnait tant d’audace.

Je partis donc un matin pour Somers-Town, en compagnie de Charley.

Quand je fus près de la maison, j’eus envie de retourner sur mes pas ; car je sentais que c’était une folle entreprise que de vouloir raisonner avec M. Skimpole et que probablement j’éprouverais un échec. Cependant, puisque j’avais tant fait que d’en venir là, je voulus aller jusqu’au bout. Je frappai à la porte d’une main tremblante ; et je puis bien dire de ma main, car le marteau n’existait plus ; enfin, après de longs pourparlers avec une Irlandaise qui, au moment où je frappai, était dans la cour, brisant le couvercle d’un baquet pour en faire du feu, je parvins à pénétrer dans la maison.

M. Skimpole était dans sa chambre, étendu sur le divan ; il jouait de la flûte et fut enchanté de me voir. « Par qui voulez-vous être reçue ? me demanda-t-il. Laquelle préférez-vous de mes trois filles pour maîtresse des cérémonies ? Sera-ce la Beauté, l’Esprit ou le Sentiment ? à moins que vous ne désiriez les réunir pour en faire un bouquet. »

Je répondis, un peu troublée, que c’était à lui seul que je désirais parler, s’il voulait bien le permettre.

« Avec joie, » dit-il en approchant son fauteuil de celui où j’étais assise. « Ce n’est pas d’affaire, j’imagine, que vous avez à m’entretenir, miss Summerson ? » ajouta-t-il en souriant de la manière la plus séduisante.

— Pas précisément, répliquai-je ; néanmoins la chose est sérieuse et n’a rien d’agréable.

— N’en parlez pas alors, chère miss, reprit-il avec la plus franche gaieté. Pourquoi s’occuperait-on de ce qui est désagréable ? pour ma part, je me garde bien d’y faire même allusion. Vous êtes, sous tous les rapports, bien plus aimable que moi ; si donc, malgré mon imperfection relative, je ne parle jamais de ce qui est déplaisant, ne devez-vous pas à plus forte raison vous abstenir de le faire. »

Quoique je fusse très-embarrassée, je repris assez de courage pour lui dire que néanmoins je désirais entamer le sujet peu agréable qui m’amenait auprès de lui.

« Je croirais à une méprise, si la chose était possible de votre part, dit-il en riant avec grâce.

— Monsieur Skimpole, repris-je en levant les yeux sur lui, je vous ai souvent entendu dire que vous étiez complétement étranger aux affaires ?

— Relativement aux trois banquiers L., S., D., et à savoir qui des trois est l’associé junior, vous avez parfaitement raison ; je n’en ai pas la moindre idée.

— C’est pour cela que vous me pardonnerez la liberté que je prends aujourd’hui. Mais j’ai cru nécessaire de vous dire sérieusement que Richard est plus pauvre qu’il n’a jamais été.

— Moi aussi, chère miss, du moins à ce que l’on dit.

— Ses affaires sont extrêmement embarrassées.

— Absolument comme les miennes, dit-il encore d’un air joyeux.

— Éva en éprouve nécessairement une profonde inquiétude ; et, comme je pense que, dans sa situation, les visites augmentent sa tristesse et rendent les ennuis de Richard plus pénibles, j’ai cru devoir, comme je le disais tout à l’heure, prendre la liberté de vous dire… que… s’il était possible… vous feriez bien… »

Je ne savais comment aborder ce point délicat, lorsqu’il me saisit les deux mains et finit ma phrase en s’écriant du ton le plus enjoué :

« De n’y pas retourner ? Mais certainement ; soyez tranquille, miss Summerson. Quand je vais quelque part, c’est afin de m’amuser. Je ne vais jamais au-devant des ennuis ; ce sont eux qui viennent me trouver quand ils ont besoin de moi. Je suis né pour le plaisir ; et, entre nous, j’en ai eu fort peu la dernière fois que j’ai été voir Richard ; votre sagacité en a trouvé le motif. Nos jeunes amis, perdant cette poésie de la jeunesse qu’ils possédaient naguère à un si haut degré, commencent à se dire en me voyant : « Voilà un homme qui a besoin d’argent. » Ils ont raison ; je n’en ai jamais et il m’en faut toujours ; non pas pour moi, comprenez-le bien, mais parce que ces gens de commerce veulent absolument que je leur en donne ; et puis, nos jeunes amis, devenant intéressés, se disent encore : « Voilà un homme qui nous a emprunté quelques écus. » Ce qui est très-vrai ; j’en emprunte toujours. D’où il résulte que nos jeunes amis, en étant réduits à la prose, ce qui est infiniment regrettable, ont perdu la faculté qu’ils avaient de m’amuser. Dès lors, pourquoi irais-je les voir ? ce serait absurde. »

Un air de bienveillance souverainement désintéressée et vraiment étonnante perçait à travers le brillant sourire dont il accompagnait ce raisonnement.

« D’ailleurs, poursuivit-il d’un ton à la fois convaincu et dégagé, si j’évite les lieux où j’éprouverais de l’ennui, ne serait-ce pas une chose monstrueuse que d’y aller avec l’intention d’y être une cause de peine ? ce que je deviendrais évidemment pour Éva et pour Richard, si je les visitais dans le fâcheux état d’esprit où ils se trouvent maintenant ; l’idée seule m’en serait désagréable. Ils pourraient se dire : « Voilà un homme qui a eu notre argent et qui ne peut pas nous le rendre, » ce qui est hors de doute. L’amitié d’accord avec les convenances me commande de ne plus les revoir, et c’est ce que je ferai, soyez-en sûre. »

Il termina ces mots en me remerciant et en me baisant la main. Il avait fallu, me dit-il, toute la délicatesse de tact de miss Summerson, pour l’éclairer sur son devoir en cette circonstance.

J’étais on ne peut plus déconcertée : mais je finis par me dire que si le point principal était gagné, peu importait la manière dont M. Skimpole interprétait les motifs. Et puisque la glace était rompue, j’en profitai pour lui parler de quelque chose qui ne me paraissait pas prêter à une réponse aussi facile.

« Avant de terminer cette visite, lui dis-je, permettez-moi, monsieur Skimpole, de vous exprimer combien j’ai été surprise d’apprendre, et cela de bonne source, que vous aviez su dans le temps avec qui ce pauvre Jo avait quitté Bleak-House ; et que même à cette occasion vous aviez accepté quelque argent ; je n’en ai rien dit à M. Jarndyce, parce que je craignais de le blesser inutilement ; mais, je vous le répète, j’en ai été bien étonnée.

— Vraiment, chère miss ? répondit-il en relevant les sourcils d’un air interrogateur.

— Excessivement étonnée.

— Pourquoi, miss Summerson ? vous savez quel homme je suis, un véritable enfant. »

J’éprouvais quelque répugnance à traiter cette question plus en détail ; mais comme il était curieux de savoir pourquoi j’étais surprise, et qu’il me pria de le lui dire, j’essayai de lui faire comprendre, en me servant des termes les plus doux que je pus trouver, qu’il semblait avoir oublié, dans cette circonstance, certains devoirs que nous impose la morale.

« Pas possible ! » dit-il avec simplicité, paraissant prendre un vif intérêt à mes paroles et s’en amuser prodigieusement.

« Vous savez que je ne prétends pas répondre de mes actions. C’est une chose qui a toujours été au-dessus de moi, peut-être au-dessous, je n’en sais rien, poursuivit-il ; toutefois, comme je comprends à quel point de vue miss Summerson a placé l’affaire dont elle me parle, je suppose que c’est tout simplement la question d’argent qui l’occupe ? »

Je fis instinctivement un signe affirmatif.

« Ah ! c’est là, dit-il en secouant la tête, ce que je désespère de comprendre. »

J’insinuai, en me levant pour partir, que ce n’était pas une raison pour tromper la confiance de mon tuteur, en se laissant corrompre.

« Chère miss Summerson, répondit-il en riant d’un rire plein de candeur qui n’appartenait qu’à lui, je suis de ces gens que personne ne peut corrompre.

— Pas même M. Bucket ? lui dis-je.

— Pas même ; comment voulez-vous que ce soit possible ? je n’attache aucune valeur à l’argent ; je ne me soucie pas d’en avoir, je ne l’aime pas, je ne sais pas m’en servir. Qu’est-ce qui pourrait me corrompre ? »

Je lui laissai voir que je n’étais pas du même avis, bien que je ne fusse pas capable de discuter la question.

« Je suis au contraire dans cette position exceptionnelle que la corruption ne peut atteindre, répondit M. Skimpole ; je me trouve à cet égard au-dessus des autres hommes ; en pareille circonstance, je me conduis en véritable philosophe, n’étant pas emmailloté dans mes préjugés comme un enfant du Midi dans ses langes. Libre comme l’air, je me sens à l’abri du soupçon, autant et plus que la femme de César. »

L’impartialité avec laquelle il semblait se convaincre lui-même de cette opinion, et l’aisance qu’il mettait à jouer avec ses arguments, comme avec une plume, ne s’est jamais rencontrée chez personne.

« Observez les faits, miss Summerson : un enfant est malade, on le recueille dans une maison, où je n’approuve pas qu’on le reçoive. Un homme arrive, précisément à point, qui demande l’enfant à l’admission duquel je m’étais opposé. L’homme produit un billet de banque pour appuyer sa demande ; Skimpole accepte le billet présenté par l’homme qui veut avoir l’enfant. Tels sont les faits. Pourquoi Skimpole refuserait-il le billet ? Il répond à Bucket : « À quoi bon ? je ne sais pas ce que cela vaut ? cela ne m’est d’aucun usage ; que voulez-vous que j’en fasse ? » Bucket insiste pour lui faire prendre cette misère. Pourquoi Skimpole, dont le préjugé n’a pas altéré la nature, ne prendrait-il pas ce que Bucket le supplie d’accepter ? Il se dit en lui-même : « Voici un homme intelligent, un officier de police, un lynx apprivoisé d’une pénétration particulière, qui retrouve nos amis et nos ennemis lorsqu’ils se sont enfuis, nos valeurs quand on nous a volés ; qui venge confortablement notre mort quand on nous a assassinés ; il a, pendant un long exercice de son art, acquis une foi profonde dans le pouvoir de l’argent, qui lui est fort utile et qui ne l’est pas moins à toute la société ; irai-je ébranler la foi de Bucket, émousser l’une de ses armes, le paralyser dans ses découvertes, sous prétexte que je ne partage pas sa croyance ? Mais, en supposant que Skimpole soit blâmable d’avoir accepté ce billet, Bucket l’est davantage de le lui avoir offert ; car il n’a pas, lui, l’excuse d’être innocent comme un enfant, et Skimpole désire avant tout avoir bonne opinion de Bucket, c’est essentiel au bon ordre ; l’État lui commande de se fier à ses agents, c’est précisément ce qu’il a fait. »

Je n’avais rien à répondre à cette explication, et je me retirai immédiatement. Toutefois M. Skimpole, qui était de fort belle humeur, ne voulut pas me laisser partir seule avec la petite Coavinses ; il m’accompagna jusque chez mon tuteur, continuant à causer tout le long du chemin de la manière la plus brillante sur les sujets les plus variés, et me quitta en disant qu’il n’oublierait jamais le tact avec lequel j’avais deviné pour lui la position de nos jeunes amis.

Ce fut la dernière fois que j’eus l’occasion de le voir. Autant donc vaut ici terminer son histoire. Un refroidissement eut lieu entre lui et mon tuteur, à propos du sujet dont il vient d’être question, et surtout du peu de compte qu’il avait tenu des prières de M. Jarndyce relativement à Richard. Quant aux sommes assez rondes qu’il devait à mon tuteur, elles n’entrèrent pour rien dans les motifs de leur séparation. Il mourut environ cinq ans après, laissant un journal de sa vie et des Mémoires, où il se posait en victime d’une odieuse combinaison de la part du genre humain contre un aimable enfant. La lecture en était, dit-on, amusante et la publication eut un certain succès ; quant à moi, je n’y ai lu que cette phrase sur laquelle je tombai par hasard : « Jarndyce, comme la plupart de tous les hommes que j’ai connus, est l’égoïsme incarné. »

Passons maintenant à une partie de ce récit qui me touche de très-près, et à laquelle j’étais bien loin d’être préparée. Quels que soient les souvenirs qui de temps à autre se réveillaient dans mon esprit, associés à feu mon visage, ils ne se ranimaient que comme l’image d’un passé qui ne devait plus revenir. Je n’ai pas caché mes nombreuses faiblesses à cet égard, et je les ai écrites aussi fidèlement que ma mémoire me les a retracées ; j’espère continuer ainsi jusqu’à la fin de ces pages dont la dernière est prochaine.

Les mois s’écoulaient, et ma chère fille, soutenue par l’espérance, brillait toujours du même éclat dans son misérable coin. Richard, plus inquiet et plus hâve de jour en jour, continuait de hanter la chancellerie ; il y passait des journées entières, alors même qu’il savait bien n’avoir aucune chance d’entendre appeler sa cause, et devenait à son tour l’un des piliers du palais. Je me demande si, parmi les gentlemen de la cour, il y en avait un seul qui se souvînt alors de ce qu’il était la première fois qu’il avait mis le pied à l’audience.

M. Woodcourt était la seule personne qui parvînt à le distraire de son idée fixe et à le tirer de cet engourdissement de corps et d’esprit qui nous donnait tant d’inquiétude, parce qu’il s’aggravait tous les jours. Ma chère fille avait raison de dire que, s’il poursuivait cette affaire avec tant de désespoir c’était surtout pour elle. Je ne doute pas que son désir de recouvrer tout ce qu’il avait perdu ne s’augmentât du chagrin qu’il en ressentait pour sa jeune femme, et que ce ne fût devenu pour lui une monomanie de joueur.

J’étais donc chez eux presque à toute heure du jour ; quand il faisait nuit, je revenais en voiture avec Charley, ou bien mon tuteur me donnait rendez-vous dans le voisinage et nous rentrions à pied.

Un soir nous étions convenus que je le rejoindrais à huit heures. Je travaillais pour Éva, j’avais encore quelques points à faire pour terminer ce que j’avais entrepris, et l’heure était sonnée depuis quelques minutes quand je fermai mon panier à ouvrage et qu’après avoir embrassé ma chère fille, je me précipitai au bas de l’escalier ; comme il faisait nuit, M. Woodcourt m’accompagna.

Mon tuteur ne se trouvait pas au lieu du rendez-vous ; nous l’attendîmes à peu près une demi-heure en nous promenant de long en large ; il ne se montra pas davantage ; et, pensant qu’il n’avait pas pu venir, ou qu’il s’était lassé d’attendre, M. Woodcourt me proposa de me reconduire à la maison.

C’était la première fois que je me promenais seule avec lui, excepté les quelques pas que nous avions faits souvent ensemble pour aller de chez Éva à l’endroit où m’attendait M. Jarndyce. Nous parlâmes tout le temps de Richard et de sa femme ; je ne le remerciai pas en paroles de ce qu’il faisait pour eux ; j’appréciais trop sa conduite pour le lui exprimer par des phrases ; mais j’espérai qu’il n’était pas sans comprendre la vive reconnaissance que j’en éprouvais.

Arrivés à la maison, nous montâmes dans le cabinet de M. Jarndyce ; mon tuteur était dehors, ainsi que mistress Woodcourt. Nous nous trouvions dans la pièce où j’avais conduit ma chère Éva toute rouge d’émotion, le jour où elle était venue dire au cousin John que Richard était l’élu de son cœur ; dans cette pièce où M. Jarndyce et moi nous les avions vus s’éloigner tous les deux environnés de lumière et dans toute la fraîcheur de leur amour et de leur espoir.

Nous étions debout auprès de la fenêtre ouverte et nous regardions dans la rue, lorsque M. Woodcourt m’adressa la parole. J’appris alors en un moment qu’il m’aimait ; que l’altération de mon visage n’existait pas pour lui ; que le sentiment que j’avais pris pour de la pitié était, au contraire, un amour dévoué, généreux, fidèle. Et il était trop tard pour l’apprendre ! cette ingrate pensée fut la première qui me revint à l’esprit : « Trop tard, trop tard ! »

« Lorsqu’à mon retour, dit-il, moi qui revenais aussi pauvre que j’étais parti, je vous retrouvai, relevant à peine de votre lit de douleur et ne songeant déjà plus qu’aux autres, sans aucune pensée pour vous-même…

— Oh ! je vous en prie, monsieur Woodcourt ; je ne mérite point ces louanges ; à l’époque dont vous parlez, j’avais au contraire bien des pensées qui n’avaient que moi pour objet.

— Dieu sait que mes éloges ne sont que la vérité ; vous ne savez pas, ô vous ma bien-aimée, tout ce que voit dans Esther Summerson chacun de ceux qui l’approchent ; combien de cœurs elle a touchés ; quelle sainte admiration, quel universel amour elle a su conquérir.

— Oh ! c’est une belle chose que de se faire aimer, une bien belle chose, m’écriai-je. Oh ! oui, j’en suis heureuse autant que fière, et vos paroles me font pleurer de joie en même temps que de douleur ; mais je ne suis pas libre, monsieur Woodcourt, et je ne peux pas songer à votre amour. »

Je proférai ces derniers mots avec courage ; car, en écoutant les louanges qu’il m’avait adressées, j’avais senti, au frémissement de sa voix, qu’il était sincère, et j’aspirais à me rendre digne de son estime ; pour cela du moins il n’était pas trop tard ; je pouvais y travailler toute ma vie ; c’était à la fois pour moi une consolation et un mobile ; et je sentais naître en moi une dignité nouvelle, qui me venait de lui, quand je pensais à devenir meilleure pour mériter ses louanges. Il rompit le silence de nouveau.

« Après vous avoir entendu dire que vous n’êtes pas libre, ce serait bien mal vous prouver la confiance que j’ai en vous, dit-il, en vous qui m’êtes si chère et qui me le serez toujours autant qu’aujourd’hui, si j’insistais sur mon amour. Laissez-moi vous dire seulement, chère Esther, que le tendre souvenir que j’avais emporté de vous sur les mers devint à mon retour, pour mon cœur, un culte divin. J’espérais toujours vous l’avouer ; j’attendais que ma position fût meilleure, car je craignais de vous en parler inutilement. Ce soir, mon espérance et mes craintes sont fixées. Je vous attriste, n’en parlons plus, Esther. »

Quelque chose de l’ange qu’il avait cru voir en moi sembla passer en effet dans mon âme ; je ressentais un profond chagrin de la perte qu’il avait faite et j’essayai de l’aider à supporter sa douleur.

« Cher monsieur Woodcourt, lui dis-je, je suis profondément touchée de votre générosité, et j’en garderai le souvenir comme un précieux trésor jusqu’à ma dernière heure. Je sais combien mes traits sont altérés ; je sais que vous connaissez mon histoire, et je comprends tout ce qu’il y a de noble et de généreux dans un pareil amour ; vos paroles m’ont beaucoup plus émue qu’elles n’auraient pu le faire venant d’une autre bouche ; il n’y en a pas au monde qui eût pu leur donner autant de prix ; et je vous assure qu’elles ne seront pas perdues, elles me rendront meilleure. »

Il porta la main à ses yeux et détourna la tête. Comment pourrais-je jamais être digne de ses larmes !

« Et si, continuant de soigner ensemble Éva et Richard, et de nous voir comme nous l’avons fait jusqu’à présent, poursuivis-je, si vous trouvez en moi quelque chose de plus et de mieux que par le passé, n’oubliez pas que c’est à vous que je le devrai ; et que ce sont vos paroles d’aujourd’hui qui en auront été la source. Croyez bien que je garderai toujours la mémoire de cette soirée, cher monsieur Woodcourt ; et que je resterai sensible, tant que battra mon cœur, à la joie et à l’orgueil d’avoir eu votre amour.

Il prit ma main qu’il baisa. Tout son calme lui était revenu, et je me sentis plus de courage.

« Tout me porte à croire, repris-je, que vous avez réussi dans vos démarches.

— Oui, répondit-il ; vous connaissez trop bien M. Jarndyce pour que j’aie besoin de vous dire combien il m’a aidé là dedans ; à vrai dire, c’est à lui que je dois tout mon succès.

— Que Dieu l’en récompense et qu’il vous bénisse en tout, dis-je à M. Woodcourt en lui donnant la main.

— Ces vœux m’aideront puissamment à remplir mes nouveaux devoirs, que je regarderai désormais comme un autre dépôt sorti de vos mains, miss Summerson.

— Et Richard ! m’écriai-je involontairement, qu’est-ce qu’il deviendra lorsque vous serez parti ?

— Je ne suis pas forcé de quitter Londres tout de suite ; et je ne l’abandonnerais pas, soyez-en sûre, alors même que je serais obligé de me rendre immédiatement à mon poste. »

J’avais encore à lui parler d’autre chose avant de nous séparer. Je me serais crue moins digne de son amour si je le lui avais caché.

« Vous serez content, je n’en doute pas, lui dis-je, d’apprendre par moi-même que c’est un avenir brillant que celui qui m’est réservé, un avenir qui me rendra heureuse et qui aujourd’hui ne me laisse rien à ambitionner. »

Cette nouvelle lui faisait, en effet, beaucoup de plaisir, répondit-il.

« J’ai toujours été, depuis mon enfance, ajoutai-je, l’objet de l’inépuisable bonté du meilleur de tous les hommes ; et j’ai pour lui tant d’affection et de reconnaissance, que ma vie tout entière ne suffira pas à lui exprimer les sentiments qu’il m’inspire.

— Et que je partage, dit-il ; car vous parlez de M. Jarndyce.

— Vous connaissez toutes ses vertus, lui dis-je ; mais peu de personnes ont été à même d’apprécier autant que moi la supériorité de son caractère ; c’est précisément dans la manière dont il a préparé cet avenir qui doit me rendre si heureuse, que la grandeur de son âme m’a été complétement révélée : si votre respect et votre admiration ne lui étaient pas acquis depuis longtemps, vous les lui accorderiez pour l’amour de moi, j’en suis sûre, en recevant l’assurance de la noblesse dont il a fait preuve à mon égard. »

Il me répondit avec chaleur que je ne devais pas en douter. Et lui donnant la main de nouveau : « Bonsoir, lui dis-je, et adieu. Bonsoir, jusqu’à demain. Adieu pour toujours à ce rêve de votre cœur. »

Il me laissa ; je restai à la fenêtre, regardant au dehors. Toute ma force m’avait abandonnée depuis son départ, et les larmes qui ruisselaient de mes yeux me voilèrent bientôt la vue de la rue qu’il avait prise en me quittant.

Mais ce n’était pas de chagrin que je pleurais ; non. Il m’avait appelée sa bien-aimée ; il m’avait dit que je lui serais toujours aussi chère qu’à présent ; et il me semblait que mon cœur ne pourrait jamais contenir la joie triomphante que j’éprouvais de ces aveux. Non, il n’était pas trop tard pour les entendre, car il n’était pas trop tard pour en être heureuse, reconnaissante et meilleure. Combien la voie que j’avais à suivre était plus douce et plus facile que la sienne !



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