Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 214-221).

CHAPITRE XX.

Narration d’Esther.

Pendant la visite que j’avais faite à Richard, il était arrivé à mon adresse un billet de Caroline Jellyby, où elle me disait que sa santé, fort délicate depuis quelque temps, était devenue plus mauvaise, et qu’elle serait bien contente si je pouvais l’aller voir ; elle avait maintenant une petite fille dont j’étais la marraine. La pauvre créature était bien chétive, avec son visage ratatiné, qui disparaissait au milieu de la garniture de son bonnet. Elle avait de petites mains et de longs doigts toujours fermés sous son menton, et passait toute la journée dans la même attitude, les yeux ouverts, à s’étonner, je m’imagine, d’être si faible et si petite ; elle criait chaque fois qu’on la touchait ; mais autrement elle était si patiente, qu’elle semblait n’être au monde que pour rester tranquille et pour rêver ; de petites veines marbraient de noir sa figure et ses mains, comme en souvenir des taches d’encre de la pauvre Caddy ; c’était bien le plus piteux bébé que j’eusse encore vu.

Mais sa mère était habituée à la mine peu flatteuse de son avorton, et trompait les heures qu’elle passait dans son lit, à faire des projets pour l’éducation d’Esther, pour son mariage, pour son âge mûr, voire même pour sa vieillesse. Tous ces projets étaient empreints d’un dévouement si profond à ce malheureux bébé, sa joie et son orgueil, que j’en citerais quelques-uns si je ne me rappelais à temps que j’ai autre chose à raconter.

Pour en revenir à Caroline, elle avait à mon égard une certaine croyance superstitieuse qui s’était développée dans son âme depuis la première visite que j’avais faite à sa mère le soir où elle était venue dans ma chambre, dormir sur mes genoux ; elle était persuadée que ma présence lui était matériellement salutaire ; et bien qu’il n’y eût là qu’un jeu de son imagination, toujours est-il que cette idée acquérait la puissance d’un fait lorsque cette pauvre amie était réellement malade.

Je partis donc en toute hâte le lendemain, et je revins ensuite chaque matin m’asseoir auprès de son lit. Rien n’était plus facile que ce voyage ; il suffisait de se lever un peu plus tôt qu’à l’ordinaire, de terminer tous mes comptes et de régler mon ménage avant de quitter la maison ; cependant, à mon retour de ma troisième visite, mon tuteur me dit le soir : « Dame Durden, je ne peux pas souffrir cela ; une goutte d’eau qui tombe sans cesse use la pierre qui la reçoit et ces allées et venues continuelles useraient notre petite femme. Nous irons tous à Londres, et nous nous installerons dans notre ancien logement.

— Pas pour moi, cher tuteur, qui ne me fatigue jamais. » C’était la vérité ; j’étais bien trop heureuse d’être utile à quelqu’un.

« Eh bien, ce sera pour moi, répondit mon tuteur, ou pour Éva, si ce n’est pour tous les deux ; d’ailleurs, n’est-ce pas demain le jour de naissance de quelqu’un ?

— Oui, » répondis-je en embrassant Mignonne aimée, qui était à la veille d’avoir vingt et un ans.

« C’est pour cela que ma belle cousine sera beaucoup mieux là-bas qu’ici, répliqua mon tuteur ; sa majorité l’oblige à certaines formalités indispensables pour légaliser son émancipation, et nous irons à Londres, c’est une affaire réglée ; mais dites-moi, comment va Caroline ?

— Pas bien du tout, cher tuteur ; je crains qu’elle ne soit longtemps encore avant de pouvoir se lever.

— Qu’appelez-vous longtemps ? demanda M. Jarndyce d’un air pensif.

— Quelques semaines ; ou du moins j’en ai peur. »

M. Jarndyce fit plusieurs fois le tour de la chambre, les deux mains dans ses poches et comme absorbé par ses réflexions, puis s’arrêtant devant moi :

« Que pensez-vous du médecin qui la soigne ? me dit-il ; croyez-vous qu’il mérite toute confiance ? »

Je n’avais pas de raison pour douter de sa capacité ; cependant je fus obligée d’avouer que Prince avait témoigné le désir de voir l’opinion de son docteur confirmée par un autre.

« Il faut proposer Woodcourt, » reprit vivement M. Jarndyce.

Cette réponse me prenait au dépourvu ; tout ce qui dans mon esprit se rattachait au docteur me revint en ce moment à la mémoire et me rendit toute confuse.

« Auriez-vous quelque objection à faire à ma proposition, petite femme ?

— Pas le moins du monde.

— Croyez-vous qu’il déplaise à la malade ?

— Au contraire, elle aura beaucoup de plaisir à le voir. Elle l’a souvent rencontré chez miss Flite, et je lui ai entendu dire qu’il lui inspirait grande confiance.

— À merveille, reprit mon tuteur ; je le verrai demain et je lui en parlerai. »

Il me sembla, pendant toute cette conversation, qu’Éva se rappelait m’avoir prise dans ses bras en me regardant avec joie le jour où Caddy même m’avait apporté le bouquet de M. Woodcourt ; et je compris qu’en lui cachant plus longtemps que je devais être un jour la maîtresse de Bleak-House, je me rendais moins digne à mes propres yeux de l’amour de M. Jarndyce. Le soir donc, après être remontées dans notre chambre et avoir attendu que minuit fût sonné, pour être la première à lui souhaiter sa fête et à la presser sur mon cœur, je lui fis part de la bonté de son cousin John et de l’heureux avenir qui m’attendait auprès de lui. Si jamais elle me témoigna une vive tendresse, ce fut bien cette nuit-là, et je me sentis dix fois plus heureuse qu’avant de lui avoir tout confié.

Le lendemain nous étions à Londres, installés dans notre ancien logement, qu’il nous semblait n’avoir jamais quitté. M. Woodcourt vint dîner avec nous pour célébrer la majorité d’Éva, et nous fûmes aussi joyeux qu’il était possible de l’être sans Richard, dont l’absence se faisait cruellement sentir en pareille occasion. Je fus ensuite pendant plus de deux mois presque toujours chez Caddy, et c’est à peine si pendant ce temps-là j’eus l’occasion de parler à ma chère fille, car l’état de ma pauvre malade était si douloureux, que j’y passais une grande partie des nuits.

Quelle bonne créature que cette chère Caroline ; si oublieuse d’elle-même, si préoccupée des autres, ne se plaignant jamais ; craignant toujours de causer de l’embarras et songeant sans cesse aux fatigues de son mari et au bien-être de son beau-père ! Je n’ai jamais rencontré personne de meilleur ; je ne puis pas rendre le singulier effet que produisait sur moi cette créature douce et pâle, étendue depuis si longtemps sur un lit de douleur, dans une maison où la danse était la grande affaire de la vie ; où dès le matin le violon se faisait entendre, et où l’apprenti valsait tout seul dans la cuisine pendant toute la soirée.

J’avais, à la demande de Caroline, arrangé un peu sa chambre et roulé son lit à l’endroit le plus clair et le plus aéré de la pièce. Chaque jour, après avoir tout nettoyé, tout disposé autour d’elle, je mettais dans ses bras ma toute petite filleule, et je m’asseyais auprès de son lit pour travailler en causant ou pour lui faire la lecture. C’est dans un de ces moments-là que je l’informai du sort qui m’était réservé.

Nous avions, en outre d’Éva qui venait nous voir tous les jours, un certain nombre de visiteurs ; Prince, le premier de tous, qui ne manquait pas de venir, entre chacune de ses leçons, jeter un coup d’œil plein d’affectueuse inquiétude sur la mère et l’enfant. Quelque vives que fussent alors ses souffrances, Caddy lui déclarait toujours qu’elle allait beaucoup mieux ; et que le ciel me pardonne ! mais je confirmais le pieux mensonge. Prince en était si content, que parfois il prenait sa pochette et en jouait un petit air pour égayer le bébé, qui n’y paraissait pas fort sensible.

Mistress Jellyby venait de temps en temps savoir des nouvelles de Caroline ; elle s’asseyait d’un air calme en regardant à quelques milles au delà de sa petite fille, comme si elle eût été absorbée, pour le moment, par un négrillon des rives du Niger ; et toujours souriante et sereine, toujours aussi mal attachée qu’autrefois, elle disait de sa voix douce : « Comment allez-vous aujourd’hui, ma chère enfant ? » et sans attendre la réponse, elle commençait à parler du nombre de lettres qu’elle avait reçues depuis peu, ou de la fécondité du sol de Borrioboula-Gha pour le café.

M. Turveydrop, qui, du matin au soir et du soir au matin, était le sujet de précautions incessantes de la part de Caroline et de Prince, venait une fois par jour répandre sa bénédiction sur sa belle-fille ; et dispensait autour d’elle la lumière de sa gracieuse présence, avec tant de bonté protectrice, que je l’aurais pris, si je ne l’avais connu, pour le bienfaiteur de ses enfants.

« Chère fille, lui disait-il en s’inclinant légèrement, dites-moi que vous allez mieux aujourd’hui.

— Merci mille fois, M. Turveydrop ; je vais en effet beaucoup mieux, répondait Caroline.

— J’en suis ravi ; et cette chère miss Summerson n’est-elle pas horriblement fatiguée ? » ajoutait-il en plissant les paupières et en baisant le bout de ses doigts à mon intention, bien que ses attentions à mon égard eussent beaucoup diminué depuis la maladie qui m’avait tant changée.

« Du tout ; je ne sens pas la moindre fatigue, lui répondais-je.

— Charmant, adorable ! il faut soigner cette chère Caroline, miss Summerson ; ne rien épargner pour lui rendre ses forces. Mon enfant, poursuivait-il en s’adressant à sa belle-fille avec une condescendance pleine de grâce, ne vous privez de rien ; satisfaites vos moindres désirs ; tout ce qu’il y a dans cette maison, tout ce qu’il y a dans ma chambre est à votre service, cher trésor. Oubliez même, disait-il quelquefois dans un élan de générosité magnanime, oubliez mon propre bien-être, pour peu que mon nécessaire vous soit utile, ma Caroline ; vos besoins sont plus pressants que les miens. »

Et il avait établi depuis si longtemps les droits imprescriptibles de sa noble tournure, qu’il m’est arrivé plus d’une fois de voir Caroline et son mari fondre en larmes, touchés qu’ils étaient de cet affectueux dévouement, tandis que je pleurais de mon côté ; mais, moi, mon émotion tenait à un tout autre motif.

« Vous le savez, chers enfants, ajoutait-il, j’ai promis de ne jamais vous quitter ; soyez respectueux et tendres avec moi ; je ne vous demande rien autre chose en échange de ma conduite envers vous. Au revoir, chère fille ; je vais prendre l’air au Park. »

Afin de gagner de l’appétit, me disais-je, pour mieux faire honneur au dîner du restaurant français où il allait ensuite. Je ne voudrais pas faire injure au vieux M. Turveydrop ; mais je ne lui ai jamais connu d’autre dévouement que celui dont je viens de parler. À vrai dire, il s’était pris d’une certaine affection pour Pépy, et l’emmenait pompeusement à la promenade ; toutefois il ne manquait pas de le renvoyer à la maison un peu avant l’heure où il allait au restaurant ; et, à ma connaissance, les largesses du vieux gentleman au bénéfice de son favori ne dépassèrent jamais le petit sou qu’à l’occasion il lui mettait dans la poche ; car il avait fallu, pour que le professeur de grâces et de maintien consentît à lui donner la main, qu’il fût préalablement habillé à neuf des pieds à la tête avec une certaine élégance ; aux frais de Caroline, bien entendu.

Enfin M. Jellyby arrivait tous les soirs, demandait à Caddy comment elle se portait, allait s’appuyer contre le mur et n’en disait pas davantage. S’il me trouvait occupée à quelque chose, il ôtait son habit à moitié comme avec l’intention de m’aider à ce que je faisais ; mais cela n’allait pas plus loin, et il passait toute la soirée en contemplation devant le bébé méditatif ; rien ne m’ôtera de l’idée qu’ils se comprenaient mutuellement.

Je ne compte pas M. Woodcourt parmi nos visiteurs, parce qu’il était devenu le médecin ordinaire de Caddy ; je le vis souvent à cette époque, et cependant beaucoup moins qu’on ne pourrait le supposer ; car, sachant combien il était bon pour ses malades, et complétement rassurée pour Caroline pendant qu’il était là, j’en profitais pour m’échapper un instant et pour aller à la maison précisément à l’heure où il devait arriver.

Caroline ayant fini par aller de mieux en mieux, je restai moins longtemps auprès d’elle ; et c’est alors que je crus m’apercevoir d’un certain changement dans les manières d’Éva ; je ne pourrais pas dire que rien de particulier eût appelé mon attention de ce côté, mais il me sembla qu’elle était moins gaie, moins franche qu’à l’ordinaire ; son amitié pour moi était toujours la même, et cependant elle manquait d’abandon, et je ne sais quel regret ou quel chagrin semblait caché sous sa tendresse. Je cherchai longtemps quelle pouvait en être la cause ; et persuadée que la crainte de m’affliger était le seul motif de son silence, je m’imaginai qu’elle regrettait pour moi… ce que je lui avais dit au sujet de mon avenir.

Je ne sais pas comment cette idée put s’emparer de mon esprit ; toujours est-il que, pour rassurer ma pauvre amie et lui prouver que ses regrets n’étaient nullement fondés, je redoublai d’activité dans mes fonctions de ménagère ; babillant sans cesse et chantant tout ce que je savais de chansons ; toutefois, sans parvenir à dissiper ce nuage.

« Ainsi, petite femme, me dit un soir mon tuteur en fermant son livre, ainsi M. Woodcourt a rendu la santé à Caroline ?

— Oui, répondis-je ; et si vous saviez comme elle lui en est reconnaissante !

— Je voudrais bien qu’il fût riche, poursuivit mon tuteur.

— Moi aussi, répliquai-je.

— Il aurait bientôt la fortune d’un vieux juif, si nous savions comment faire pour la lui procurer ; n’est-ce pas, petite femme ? »

Je me mis à rire en travaillant de plus belle ; et je répondis que, pour ma part, je pourrais bien ne pas m’en mêler ; que j’aurais peur de le gâter par tant de richesses, de le détourner de sa profession, et que bien des gens y perdraient.

« Je ne pensais pas à cela, dit mon tuteur ; mais nous nous entendrions pour lui donner une fortune qui assurât son repos et lui permît de travailler sans préoccupation ; d’avoir un chez lui, ses dieux lares ou tout au moins sa déesse du foyer.

— C’est différent, tuteur ; et je suis tout à fait de votre avis.

— J’en suis convaincu ; j’ai pour M. Woodcourt infiniment d’estime, et j’ai sondé ses intentions ; il est extrêmement difficile d’offrir ses services à un homme indépendant et fier, qui a le sentiment de sa valeur ; et cependant je serais heureux de l’aider en quelque chose, si c’était en mon pouvoir. Il ne semble pas éloigné de s’embarquer une seconde fois, mais c’est vraiment dommage de laisser partir un homme tel que lui.

— Son départ lui ouvrirait un nouveau monde.

— Assurément, petite femme ; et j’ai pensé quelquefois qu’il avait pu éprouver certain malheur, certain désappointement dans celui où nous sommes. Vous ne l’auriez pas entendu dire ? »

Je fis un signe négatif. « Alors, c’est que je me suis trompé, » dit mon tuteur.

Il y eut un instant de silence ; et craignant d’augmenter encore l’anxiété d’Éva, je me mis à chanter l’air favori de M. Jarndyce.

« Pensez-vous que M. Woodcourt ait vraiment envie de partir ? demandai-je à mon tuteur quand j’eus fini de chanter.

— Je n’en suis pas certain, mais je le suppose.

— Dans ce cas, il emportera nos vœux, répliquai-je ; et, bien que cela ne puisse pas l’enrichir, il n’en sera pas plus pauvre. »

J’occupais ma place habituelle à côté de M. Jarndyce, et en regardant Éva qui était en face de moi, je vis de grosses larmes couler sur ses joues. Qu’avais-je à faire, sinon de montrer que j’étais calme et joyeuse ? Cependant en la voyant toujours triste, je lui dis que je la croyais souffrante, et je l’emmenai dans sa chambre. Que je me doutais peu de ce qui pesait sur son cœur !

« Oh ! ma chère et bonne Esther ! me dit-elle quand nous fûmes seules ensemble ; si je pouvais prendre sur moi de tout vous dire, et à mon cousin John !

— Pourquoi ne pas le faire, mon Éva ? »

Pour toute réponse, elle inclina la tête et me serra dans ses bras.

« Vous n’oubliez pas, continuai-je, que M. Jarndyce et moi, nous sommes de bonnes vieilles gens bien faits pour une confidence, et, qu’en particulier, j’ai la prétention d’être la matrone la plus discrète. Quant à celui à qui appartient désormais mon existence, vous connaissez son cœur, vous savez qu’il n’y en a pas de plus noble au monde.

— Certainement non, chère Esther.

— Alors, pourquoi ne pas nous confier ce qui vous attriste ? que craignez-vous, enfant ? vous savez bien qu’on n’y verra pas de mal.

— Pas de mal, Esther ? quand je pense aux années que j’ai passées auprès de vous, à ses soins paternels, à sa tendresse, à nos bonnes relations, à votre chère amitié ; oh ! qu’ai-je fait ? qu’ai-je fait ? »

Je la regardai avec surprise ; mais au lieu de lui répondre, je l’embrassai de tout mon cœur, et je lui rappelai une foule de petites circonstances de notre vie passée pour arrêter sur ses lèvres le secret qui paraissait lui peser si fort. Quand elle fut couchée, j’allai rejoindre mon tuteur pour lui souhaiter le bonsoir. Je remontai quelques instants après, elle s’était endormie.

Son visage était pâle et je ne l’avais pas encore trouvée aussi changée. Les anciens projets de M. Jarndyce sur elle et Richard me revinrent à la mémoire. « Elle est inquiète, pensai-je, elle souffre à cause de lui ; » et je me demandai comment finiraient leurs amours. Plusieurs fois, en revenant de chez Caddy, je l’avais surprise travaillant à quelque chose qu’elle mettait toujours de côté dès qu’elle m’apercevait ; cet ouvrage était dans la commode ; le tiroir n’était pas fermé complétement, et je ne voulus pas l’ouvrir, mais j’aurais bien voulu deviner le mystère. Enfin, en l’embrassant une dernière fois, je remarquai que sa main gauche était cachée sous le traversin. Je m’endormis à mon tour, et, quand je me réveillai, la même contrainte existait toujours dans les manières d’Éva.