Bleak-House (1re éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 42-54).

CHAPITRE V.

Une aventure.

Bien que la matinée fût froide et que le brouillard semblât toujours épais (je dis semblât, car les fenêtres étaient tellement sales que le plus beau soleil de juin en eût été assombri), je pressentais suffisamment ce que devait être la maison à l’heure du lever, et j’étais en outre assez curieuse de voir Londres, pour approuver l’excellente idée de miss Jellyby qui nous proposait une promenade.

« Maman ne descendra pas de longtemps, nous dit-elle, et ce sera bien heureux si après cela nous n’attendons pas le déjeuner plus d’une heure. Quant à papa il mange ce qu’il trouve, et s’en va au bureau ; mais jamais il ne déjeune régulièrement : la bonne laisse le pain sur la table et un peu de lait quand il en reste ou que le chat ne l’a pas bu, et voilà tout. Mais attendez-moi, je vais chercher mon chapeau. »

Pendant qu’Éva s’habillait, j’offris à Pépy de le débarbouiller et de le coucher ensuite dans mon lit ; ce qu’il accepta de bonne grâce, me regardant néanmoins pendant toute l’opération avec un étonnement qui témoignait de l’extrême rareté du fait. Il avait l’air très-malheureux, il faut l’avouer, mais ne proférait pas une plainte et paraissait enchanté d’aller dormir dans un lit bien bordé aussitôt que le nettoyage serait fini. L’idée me vint alors d’être inquiète de la liberté que je venais de prendre ; mais je réfléchis que probablement personne ne s’en apercevrait.

Nous trouvâmes miss Jellyby dans la salle de travail à côté du feu que Priscilla tâchait d’allumer à la flamme d’une chandelle. Elle finit même par y jeter aussi le bout pour faire aller le feu plus vite. Toute la maison était dans l’état où nous l’avions laissée la veille au soir : la nappe était restée sur la table et s’y trouvait toute prête pour le déjeuner ; les miettes de pain, la poussière et les papiers qui se voyaient partout n’avaient pas été balayés et ne paraissaient pas devoir l’être ; la porte de la rue était ouverte, le pot au lait était accroché à la grille et nous rencontrâmes la cuisinière qui revenait du cabaret du coin en s’essuyant la bouche : elle nous dit en passant qu’elle avait été savoir l’heure.

Richard montait et descendait la rue, frappant de la semelle pour s’échauffer les pieds, et, fort agréablement surpris de nous voir, il se joignit à nous, enchanté de partager notre promenade. Miss Jellyby avait repris son air maussade, et personne ne se serait douté de l’affection qu’elle disait avoir pour moi.

« Où voulez-vous aller ? demanda-t-elle.

— N’importe où, répondis-je, mais de grâce ne nous arrêtons pas.

— Voyez-vous, dit-elle en m’entraînant tout à coup, dût-il venir tous les soirs, avec son front luisant et bossu, et vivre autant que Mathusalem, je ne trouverai jamais rien à lui dire : maman et lui sont de vrais ânes ! »

— Votre devoir, chère Caroline…

— Que me parlez-vous de devoir, miss Summerson ? maman a-t-elle jamais rempli les siens ? Elle ne pense qu’à l’Afrique ; eh bien ! que l’Afrique ait pour elle du respect, c’est son affaire et pas la mienne. Ça vous choque ? moi aussi ; mais, je vous le répète, continua-t-elle en marchant de plus en plus vite, il aura beau venir, je ne lui répondrai pas ; je le déteste ; et, s’il y a quelque chose au monde qui m’exaspère, ce sont les balivernes qu’il débite avec maman ; je me demande comment les pavés qui sont devant la maison peuvent avoir la patience d’y rester et d’entendre toutes ces sottises. »

Je compris qu’elle parlait du philanthrope que nous avions vu la veille ; mais je fus dispensée d’y répondre par Éva et Richard, qui accouraient tout essoufflés en nous demandant si nous avions l’intention de gagner un prix à la course. Une fois interrompue, miss Jellyby garda le silence et marcha d’un air pensif à côté de moi, tandis que je regardais avec étonnement ces rues variées qui se succédaient sans fin, la foule qui s’y pressait déjà, la masse des voitures, l’activité qu’on déployait pour l’étalage des boutiques, et surtout ces malheureux en haillons qui fouillaient à la dérobée les tas d’ordures pour y chercher des épingles et des guenilles.

« Tous les chemins mènent à la chancellerie, s’écria gaiement Richard ; nous y revoilà, cousine ; et, par le grand sceau ! ne vois-je pas la petite femme aux révérences ? »

Elle était effectivement en face de nous, saluant et souriant comme la veille, et disant d’un air de protection bienveillante :

« Les pupilles dans Jarndyce contre Jarndyce ! très-heureuse de les revoir.

— Vous êtes sortie de bonne heure, madame, lui dis-je en réponse à la révérence qu’elle m’adressait.

— O… ui ; j’ai l’habitude de me promener ici le matin, avant l’ouverture de la cour. C’est un endroit retiré. J’y recueille mes pensées pour les affaires du jour, dit-elle avec un grand sérieux : les affaires exigent tant de réflexion… ! la justice est une chose si difficile à suivre !

— Qui est cette femme ? me demanda tout bas miss Jellyby en se serrant contre moi.

— Une plaideuse, mon enfant (répondit aussitôt la pauvre folle dont l’oreille était d’une finesse remarquable), à votre service. J’ai l’honneur d’assister régulièrement aux séances de la cour, avec mes documents. Est-ce à une autre pupille de l’affaire Jarndyce que j’ai l’honneur de parler ? »

Richard, désireux de faire oublier son étourderie de la veille, répondit avec bonté que miss Jellyby n’était pas intéressée dans le procès.

« Ah ! dit la petite vieille, elle n’attend pas de jugement, tant mieux pour elle ! cela ne l’empêchera pas de vieillir, mais elle ne vieillira pas sitôt. Voici le jardin de Lincoln’s Inn ; un véritable bosquet en été, où les oiseaux chantent mélodieusement. J’y passe en contemplation la plus grande partie des vacances. Les vacances sont bien longues, n’est-ce pas ? »

Nous répondîmes que oui, pour lui être agréables.

« Quand vient la chute des feuilles et qu’on ne trouve plus de bouquets pour le grand chancelier, continua-t-elle, les vacances sont finies ; et le sixième sceau mentionné dans l’Apocalypse reprend tout son pouvoir. Je vous en prie, venez visiter ma retraite ; ce sera pour moi d’un bon augure : l’espérance, la jeunesse et la beauté ne s’y rencontrent guère. Il y a bien des années que l’une ou l’autre ne m’a rendu visite. »

Elle me prit par la main ainsi que miss Jellyby et appela d’un signe M. Carstone et miss Clare. Je ne savais comment refuser. Je regardai Richard pour qu’il vînt à mon secours, mais l’offre de la petite vieille paraissait l’amuser, et je me laissai conduire par notre guide étrange, qui m’assurait en souriant que sa demeure n’était pas loin.

L’instant d’après, effectivement, elle nous fit franchir une petite porte latérale, entra dans une rue étroite formée par les murailles des cours et des allées qui se trouvent à l’extérieur de Lincoln’s Inn et nous dit en s’arrêtant tout à coup : « C’est ici, veuillez monter. »

Nous nous trouvions devant une affreuse boutique où ces mots étaient écrits en gros caractères :

KROOK,

MAGASIN DE CHIFFONS ET DE BOUTEILLES CASSÉES.
Krook, marchand d’objets pour la marine.
Ici on achète les os, la graisse, les ferrailles, les vieux habits

d’homme et de femme.


Partout dans cette boutique, où l’on ne parlait que d’acheter et non de vendre, se trouvaient étalées des bouteilles sales de toute espèce, à drogues, à cirage, à bière, à eau gazeuse, à conserves, bouteilles à vin, bouteilles à encre ; ces dernières me rappellent que ce ramas de vieilleries se ressentait de son voisinage, et qu’il avait un certain air de parenté lointaine, mais réelle, avec l’ordre judiciaire. De vieux encriers, de vieux livres écornés, éraillés, déchirés, traînant sur des rayons poudreux avec cet écriteau :

« Livres de droit et de jurisprudence à dix-huit sous le volume. »

Titres et inscriptions écrits en ronde, comme les papiers que j’avais vus chez Kenge et Carboy, et comme les lettres que j’avais reçues de leur étude ; avis portant qu’un homme respectable, âgé de quarante-cinq ans, demandait à faire des copies et des grosses, qu’il s’engageait à expédier avec soin et promptitude : s’adresser à M***, voir M. Krook pour les renseignements ; sacs bleus et sacs rouges appendus aux murailles ; monceau de vieux parchemins craquelés et recroquevillés ; dossiers jaunis cornés aux principaux feuillets ; trousseaux de clefs par centaines ayant appartenu aux portes des études, aux coffres-forts des hommes de loi ; guenilles faisant litière et s’échappant de l’énorme plateau d’une balance boiteuse, sans contre-poids aucun, où se retrouvaient des lambeaux souillés de rabats et de vieilles robes de palais. « Et pour compléter la ressemblance. nous dit tout bas Richard, il est facile de prendre ces vieux os grattés à blanc, qu’on voit empilés dans un coin, pour ceux des malheureux plaideurs. »

Comme le brouillard durait toujours, et que l’ombre du mur de Lincoln’s Inn interceptait la lumière, qui aurait pu pénétrer dans la boutique, il nous eût été impossible d’y rien voir sans la lanterne qu’un vieux homme à lunettes et à bonnet fourré promenait dans le magasin. Il se tourna vers la porte où il nous aperçut ; il était petit, cadavéreux et ridé ; portait de travers sa tête enfoncée entre ses deux épaules, et son haleine, qu’on voyait sortir de sa bouche, paraissait être la fumée d’un feu qui le brûlait intérieurement ; sa gorge, son menton, ses joues et ses sourcils étaient couverts de poils blancs, si ébouriffés et si roides, sur une peau tellement raboteuse, où les veines se tordaient en faisant de telles saillies, que la partie supérieure de son corps, depuis la poitrine jusqu’au sommet de la tête, ressemblait à une vieille souche couverte d’une neige épaisse.

« Hi ! hi ! hi ! dit-il en s’approchant, avez-vous quelque chose à vendre ? »

Nous reculâmes en regardant la petite vieille, qui s’efforçait en vain d’ouvrir la porte de la maison, et à qui Richard essayait de faire entendre que, puisque nous avions eu le plaisir de voir l’endroit où elle demeurait, nous allions la quitter ; mais elle devint si pressante et renouvela sa prière avec tant d’instances que je ne pus résister au désir qu’elle exprimait ; et, lorsque l’affreux vieillard, se joignant à elle, nous eut dit : «  Contentez-la, c’est l’affaire d’une minute ; passez par la boutique si l’autre porte ne va pas, » nous nous laissâmes persuader, encouragées par Richard et comptant sur la protection qu’au besoin il saurait nous donner.

« Krook, mon propriétaire, dit la petite vieille en daignant condescendre jusqu’à nous le présenter ; il est connu dans le voisinage sous le nom de lord Chancelier, et sa boutique y est appelée la Cour de chancellerie ; c’est un homme original, tout à fait excentrique. » Elle hocha la tête en se frappant le front d’une manière significative, et nous pria d’être indulgents pour lui, « car il est un peu…. vous savez…. un peu fou…. » ajouta-t-elle avec une profonde dignité. Le vieillard l’entendit et se mit à ricaner.

« C’est pourtant vrai qu’ils m’appellent lord Chancelier, dit-il en passant devant nous avec sa lanterne, et qu’ils ont donné à ma boutique le nom de Chancellerie ; savez-vous pourquoi ?

— Assurément non, répondit Richard avec indifférence.

— Voyez-vous, reprit le vieillard, hi ! hi ! … quelle jolie chevelure ! j’en ai trois grands sacs dans ma cave, rien que de cheveux de femme, et pas une mèche aussi belle que celle-ci ; quelle couleur ! quelle finesse !

— Assez, mon brave, assez ! dit Richard révolté de voir l’affreux regrattier toucher de sa main jaune l’une des nattes de miss Clare ; vous pouvez les admirer, ainsi que nous le faisons tous, sans vous permettre une telle licence. »

Krook lança un regard rapide sur le jeune homme. Éva, toute tremblante et dont la beauté miraculeuse semblait fixer même l’attention de la petite vieille, dit en rougissant qu’elle ne pouvait que s’enorgueillir de cette preuve d’admiration ingénue, et le vieillard reprit, aussi vite qu’il l’avait quittée, la physionomie qui semblait lui être habituelle.

« Voyez-vous, dit-il, j’ai ici tant de choses de tant d’espèces, que les voisins qui s’imaginent (est-ce qu’ils savent ?) que tout ça n’est bon à rien, dépérit et s’en va, que ce n’est que ruine et désordre, nous ont rebaptisés mon magasin et moi. Et comme j’ai dans mon fonds de commerce tant de vieux parchemins et de vieilles paperasses, que j’ai du goût pour la rouille, la moisissure et les toiles d’araignée ; que je fais argent de tout ; que je n’aime pas à lâcher ce que j’agrippe, ni à changer quoi que ce soit, ni à balayer, à nettoyer, à fourbir non plus qu’à réparer tout ce qui m’entoure, c’est pour cela qu’ils m’ont donné ce sobriquet et m’appellent Chancelier. Cela m’est égal. Je vais tous les jours voir siéger mon confrère. Il ne me remarque pas ; moi je l’observe ; il n’y a pas tant de différence entre nous ; tous les deux nous pêchons en eau trouble. Hi ! lady Jane ! »

Une grosse chatte grise sauta d’une planche sur l’épaule du vieillard et nous fit tressaillir.

« Montre-leur comme tu égratignes ; bien, lady Jane ; hi, hi ! Déchire, déchire, milady. »

L’animal se précipita sur un paquet de chiffons qu’il laboura de ses griffes de tigre avec un bruit qui me fit grincer les dents.

« Sans compter qu’elle en ferait autant de n’importe qui, si je le lui commandais, reprit le vieillard. J’achète des peaux de chat, parmi tant d’autres choses, et l’on vint m’offrir la sienne ; une belle peau, comme vous voyez ; mais j’ai gardé la bête et ne l’ai pas dépouillée ; ce qui ne ressemble guère, direz-vous, à ce qu’ils font à la chancellerie. »

Nous avions traversé la boutique, et le regrattier venait d’ouvrir la porte qui conduisait à l’entrée de la maison, quand la petite vieille lui dit d’un air gracieux :

« Merci Krook ; vous avez de bonnes intentions, mais vous êtes fatigant ; ces jeunes demoiselles sont pressées. J’ai moi-même peu de temps à perdre, ayant à me rendre à la cour. Mes jeunes amis sont les pupilles dans Jarndyce contre Jarndyce.

— Jarndyce ! s’écria le vieillard avec surprise.

— Mon Dieu, oui.

— Est-il possible ! reprit M. Krook émerveillé.

— Vous paraissez prendre un vif intérêt aux causes que votre noble collègue est appelé à juger, lui dit Richard.

— Oui, répliqua-t-il d’un air distrait. Alors votre nom doit être….

— Richard Carstone.

— Carstone, répéta-t-il en comptant sur ses doigts ; oui, c’est cela ; il y avait encore les noms de Barbary, de Clare et je crois celui de Dedlock.

— Il en sait autant là-dessus que le véritable chancelier, nous dit M. Carstone.

— Oui ! continua le vieillard sortant peu à peu de sa rêverie ; Tom Jarndyce…. excusez-moi, si je l’appelle Tom, mais à la cour on ne lui connaissait pas d’autre nom. Tom Jarndyce donc entrait souvent ici ; le pauvre homme n’avait plus guère de repos ; il avait pris l’habitude de rôder par ici quand sa cause était appelée ou quand elle devait l’être ; il allait et venait, parlant aux boutiquiers et disant à chacun : « Garez-vous de la chancellerie, quoi qu’il puisse arriver, car c’est être broyé lentement par un moulin qui ne tourne pas ; c’est cuire à petit feu ; mourir à coups d’épingle ; être noyé goutte à goutte ; devenir fou. » Le malheureux finit par se défaire en détail ; je le vois encore, il se tenait où sont justement les deux jeunes demoiselles. »

Nous écoutions avec horreur. Tout le voisinage savait bien qu’un jour ou l’autre il en arriverait là. « Une fois donc il entra, vint s’asseoir à la place où sont ces deux dames ; il me pria d’aller lui chercher une pinte de vin (j’étais un peu plus jeune que je ne le suis maintenant) ; « Je me sens, dit-il, tout abattu ; mon procès est appelé, et je suppose que je suis plus près que jamais d’obtenir un jugement ; il faut donc se remonter. » Je ne voulais pas le laisser seul, et je lui persuadai d’aller à la taverne qui est de l’autre côté de ma ruelle (c’est-à-dire la ruelle de la Chancellerie). Quelques instants après je le vis par la fenêtre confortablement établi près d’un bon feu, assis dans un grand fauteuil avec du monde autour de lui. Je sortis donc bien tranquille ; je n’étais pas rentré, que j’entends un coup de pistolet retentir avec fracas dans l’Inn ; j’accours avec tous les voisins. »

Le vieillard nous regarda fixement, ouvrit sa lanterne, en souffla la chandelle et continua :

« C’était lui, je n’ai pas besoin de vous le dire. Tout le monde se précipite à l’audience où le procès allait son train ; mon noble et savant confrère et tous les autres pataugeaient dans le bourbier, comme toujours, et faisaient semblant de ne pas savoir un mot de ce qui s’était passé, ou bien de n’avoir pas à s’en préoccuper. »

Éva et Richard étaient d’une pâleur extrême, et je compris à l’émotion que je ressentais ce qu’ils devaient éprouver en se voyant héritiers de cette longue série de douleurs qui se rattachait à de si affreux souvenirs. Je souffrais aussi pour la pauvre créature qui nous avait amenés, craignant l’application qu’elle pouvait se faire de cette pénible histoire ; mais, à ma grande surprise, elle ne semblait pas même en être émue, et monta l’escalier en nous informant, avec l’indulgence d’un être supérieur, que son propriétaire était « un peu… fou… vous savez ! »

Elle habitait dans les combles une chambre assez grande, d’où elle apercevait le toit de la grande salle de Lincoln’s Inn, avantage qui semblait l’avoir décidée à choisir ce logement. « La nuit, disait-elle, je peux encore voir la Cour, principalement quand il fait clair de lune. » Sa chambre était propre, mais absolument nue ; j’y vis à peine les meubles les plus indispensables ; quelques anciennes gravures arrachées à de vieux livres ; des portraits de chanceliers et d’avocats illustres, collés sur la muraille avec des pains à cacheter ; quelques vieux sacs fanés « contenant ses documents, » ainsi qu’elle prit grand soin de nous le dire ; dans la grille pas de charbon ni même de cendres, et nulle part aucune trace de vêtement, aucun vestige de nourriture. Dans un buffet entr’ouvert, j’entrevis bien deux tasses, autant d’assiettes, un pot ou deux, mais tout cela vide et scrupuleusement essuyé. Je sentis alors que son extérieur misérable avait un sens plus profond et plus touchant que je ne l’avais supposé.

« Infiniment honorée, je vous assure, de la visite que me font les pupilles dans Jarndyce, dit la pauvre petite vieille avec une douceur extrême, et profondément reconnaissante de l’heureux présage qu’elle m’apporte. C’est un endroit retiré que celui que j’habite. La nécessité où je me trouve de suivre toutes les séances de la cour, restreint de beaucoup le cercle des logements où j’aurais pu m’établir. Je suis ici depuis bien des années ; je passe mes jours au palais, mes soirées et mes nuits dans cette chambre. Les nuits sont bien longues, car je dors peu et je pense beaucoup. C’est inévitable, plaidant en chancellerie. Je regrette de ne pas pouvoir vous offrir le chocolat. J’attends un jugement qui ne saurait plus tarder ; je m’établirai alors sur un grand pied. Quant à présent, je ne crains pas de l’avouer sous le sceau du secret aux pupilles dans Jarndyce, il m’est quelquefois bien difficile de conserver l’apparence d’une personne comme il faut. J’ai eu bien froid ici ; j’y ai supporté des privations encore plus rudes que le froid. Mais peu importe ; veuillez me pardonner de vous entretenir d’un sujet si vulgaire. »

Elle tira le rideau qui masquait la fenêtre étroite et basse de sa mansarde, et appela notre attention sur plusieurs cages renfermant des alouettes, des linotes, des chardonnerets, une vingtaine de petits oiseaux.

« Quand je me suis procuré ces chères petites créatures, nous dit-elle, j’avais un but que vous allez comprendre : c’était dans l’intention de leur rendre la liberté quand j’aurais gagné mon procès. Mon Dieu ! oui. Mais, en attendant, elles meurent en prison. L’existence de ces pauvres petits êtres est si courte, en comparaison des formalités judiciaires, que ma collection s’est renouvelée bien des fois depuis lors ; je doute même que pas un de ceux que vous voyez, et qui sont tous très-jeunes, vive assez longtemps pour jamais être libre. C’est mortifiant, n’est-ce pas ? Et je pense quelquefois, poursuivit-elle sans attendre qu’on lui eût répondu, je pense qu’un jour on me trouvera froide et sans vie dans cette chambre avant la fin du procès, comme j’ai trouvé si souvent mes pauvres petits oiseaux. »

Richard, obéissant à la pitié profonde qu’exprimaient les yeux de miss Clare, saisit l’occasion de poser quelque argent sur le coin de la cheminée, tandis que, nous rapprochant des cages, nous feignîmes d’examiner les oiseaux qu’elles contenaient.

« Il est rare que je leur permette de chanter, reprit la pauvre fille. Vous trouvez cela singulier ? mais la pensée qu’ils chantent tandis que je suis à l’audience, à écouter les arguments qu’on m’y oppose, me trouble l’esprit, et vous savez combien il est urgent que mes idées soient précises. Une autre fois, je vous apprendrai leur nom. Pas à présent. Qu’ils chantent aujourd’hui, pour célébrer cette visite de bon augure ; qu’ils chantent tant qu’ils voudront en l’honneur de la jeunesse, de l’espoir et de la beauté, dit-elle en faisant à chaque mot une révérence accompagnée d’un sourire, et laissons-les jouir en plein de la lumière du jour. »

Immédiatement les pauvres petits commencèrent à gazouiller en sautillant dans leurs cages.

« Je ne les mets pas dehors, continua-t-elle, et je n’ouvre pas la fenêtre, parce que la chatte que vous avez vue, et qu’on appelle lady Jane, pourrait bien les manger ; elle reste pendant des heures entières couchée au bord du toit. J’ai découvert, ajouta-t-elle mystérieusement, que la crainte de les voir retrouver leur liberté aiguise encore sa cruauté naturelle. Cette affreuse bête est rusée, pleine de malice. Quelquefois, je serais tentée de croire que ce n’est pas une chatte, mais cet affreux loup de la fable, tant il est difficile de l’éloigner de chez soi. »

Neuf heures et demie ayant sonné aux horloges du voisinage, la pauvre femme saisit en toute hâte son sac de documents qu’elle avait posé sur la table, et nous demanda si nous nous rendions à la cour. Sur la réponse que nous lui fîmes que ce n’était pas notre intention, mais que nous serions désolés de la retenir, elle ouvrit la porte et se dirigea vers l’escalier.

« Avec un tel présage, il est plus nécessaire que jamais, dit-elle, que je me trouve à la cour avant l’arrivée du chancelier, car il est possible que ma cause soit appelée tout d’abord. J’ai le pressentiment qu’elle passera la première. »

Elle s’arrêta et nous dit tout bas que la maison était remplie d’un ramas d’objets que son propriétaire avait achetés pièce à pièce et ne consentait pas à vendre, en raison de ce qu’il « était un peu…. fou. » Au second étage, elle nous avait montré du doigt, sans nous rien dire, une porte sombre qui s’ouvrait sur le palier.

« Le seul locataire qui habite cette maison avec moi, continua-t-elle, est un copiste qui fait de la grosse. Les enfants du voisinage disent qu’il a vendu son âme au diable. Je ne sais pas ce qu’il a fait du prix qu’on lui en a donné. Chut ! »

Et, craignant sans doute que le locataire pût l’entendre, elle répéta : « Chut ! » et marcha sur la pointe du pied, comme si le bruit de ses pas avait pu révéler ses paroles.

Quand nous traversâmes la boutique, ainsi que nous l’avions fait en arrivant, le vieux Krook était en train d’emmagasiner de nombreux ballots de papier déchiré, qu’il fourrait dans une espèce de puits béant au milieu du plancher. La sueur couvrait son front, tant il mettait d’activité à cette besogne, et, à chaque ballot qu’il enfonçait dans la trappe, il faisait une croix sur la muraille avec un morceau de craie. Richard, Éva, miss Jellyby et la petite vieille étaient déjà passés, quand, m’arrêtant par le bras, il traça un J sur le mur, en commençant par la fin de la lettre et en la terminant à rebours. C’était une majuscule en ronde, telle que l’eût faite un clerc de Kenge et Carboy.

« Pouvez-vous lire ? me demanda-t-il en me jetant un regard perçant.

— Très-bien.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un J. »

Il me regarda de nouveau, lança un coup d’œil vers la porte, effaça la lettre qu’il avait faite, et la remplaça par un a (cette fois une petite lettre), et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il eût formé successivement toutes celles qui composent le mot Jarndyce.

« Qu’avez-vous lu ? » me demanda-t-il.

Je le lui dis. Il se mit à rire, et traça, toujours de la même façon et les unes après les autres, les lettres qui forment Bleak-House.

« Hi ! dit-il en posant son morceau de craie. Je ne sais ni lire ni écrire, mais j’ai toujours eu des dispositions pour retracer de mémoire les signes qui m’ont frappé. »

Sa physionomie avait quelque chose de si désagréable, et sa chatte me regardait avec un air si méchant, que je me sentis soulagée quand Richard, étant revenu sur ses pas, apparut à la porte en disant :

« J’espère, miss Summerson, que vous n’êtes pas en marché pour vendre votre chevelure. Ne vous laissez pas tenter ; M. Krook en a déjà trois sacs, et c’est bien suffisant. »

Je souhaitai le bonjour à l’horrible vieillard, et m’empressai de rejoindre mes amis dans la rue, où la pauvre folle nous quitta en nous donnant sa bénédiction en grande cérémonie, après avoir renouvelé la promesse qu’elle nous avait faite la veille de nous léguer d’immenses domaines.

Au moment de sortir de cette ruelle, nous nous retournâmes, et nous vîmes M. Krook sur sa porte, nous regardant à travers ses lunettes avec sa chatte sur l’épaule. La queue de l’animal, dressée comme un plumet, semblait faire partie de la coiffure de son maître.

« Une véritable aventure ! dit Richard en soupirant. Ah ! cousine, cousine, quel mot affreux que celui de Chancellerie !

— J’en ai toujours eu peur dit Éva. Je suis si malheureuse, d’être l’ennemie, sans le savoir, de tant de gens, qui, à leur tour, sont les miens ; de penser que nous nous ruinons mutuellement, sans même savoir pourquoi, et que nous passerons toute notre vie dans l’inquiétude et la discorde ! Le bon droit est pourtant quelque part. N’est-il pas bien étrange que, depuis tant d’années qu’on s’en occupe, un juge honnête et pénétré de ses devoirs n’ait pas encore pu découvrir où il se trouve ?

— Oui, cousine, c’est quelque chose de bien étrange en effet ! que cette partie d’échecs, inutile et ruineuse ; que cette cour, impassible dans sa sérénité, au milieu des misères qu’elle fait naître et qu’elle prolonge ! Ma tête s’égare à force de me demander comment tout cela pourrait exister, si les hommes n’étaient pas des fous ou des fripons, et mon cœur se brise en pensant que peut-être sont-ils l’un et l’autre. Mais, quoi qu’il arrive, chère Éva…. vous permettez que je vous appelle ainsi ? … quoi qu’il arrive, la chancellerie n’influera pas sur nous. Grâces à notre bon parent, nous voilà réunis ; elle ne peut plus nous séparer maintenant.

— Je l’espère, cousin Richard. »

Miss Jellyby me pressa le bras en me regardant d’un air significatif ; je répondis par un sourire, et notre promenade s’acheva gaiement. Nous étions rentrés déjà depuis quelque temps, lorsque mistress Jellyby sortit de sa chambre, et, une heure après environ, tout ce qui était nécessaire pour le déjeuner arriva peu à peu dans la salle à manger.

Il est probable que mistress Jellyby s’était déshabillée comme tout le monde avant de se mettre au lit, mais rien dans son aspect ne le faisait supposer. Elle fut très-occupée pendant tout le déjeuner, car le courrier du matin lui apporta une énorme quantité de lettres, toutes relatives à Borrioboula Gha, qui lui donnaient, nous dit-elle, beaucoup de besogne pour le reste du jour. Les enfants tombèrent de côté et d’autre, marquant chaque fois d’une entaille leurs pauvres petites jambes, véritables mémoranda où s’inscrivaient leurs chutes ; Pépy fut perdu pendant deux heures, ramené du marché de Newgate par un policeman, et mistress Jellyby accueillit son retour avec autant de calme qu’elle avait supporté son absence.

Caroline était à son pupitre, les doigts et le visage tachés d’encre, comme nous l’avions trouvée la veille, et sa mère persévérant à lui dicter force lettres, quand une voiture découverte vint nous prendre, avec une petite charrette pour nos bagages.

Mistress Jellyby nous chargea de ses compliments affectueux pour M. Jarndyce ; Caroline vint nous reconduire, m’embrassa dans le corridor, et s’arrêta sur les marches où je la vis pleurer en mordillant sa plume. Pépy dormait, par bonheur, ce qui nous épargna le chagrin d’une séparation douloureuse (j’avais certains motifs de supposer qu’il n’était allé au marché de Newgate qu’avec l’intention de m’y chercher) ; les autres enfants montèrent derrière notre carrosse, ne manquèrent pas d’en tomber, et nous les vîmes avec inquiétude éparpillés sur le pavé de Thavies-Inn, au moment où nous venions d’en sortir.