Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 106-120).

CHAPITRE IX.

Procureur et client.

Le nom de M. Vholes est inscrit sur le jambage d’une porte de Symond’s Inn dans Chancery-Lane ; un pauvre Inn, pâle et maladif, à l’œil vairon et qui rappelle ces coffres à deux compartiments où l’on met les ordures.

On dirait, en le voyant, qu’il a été construit de vieux matériaux naturellement enclins à la vermoulure et à la crasse, afin de perpétuer par sa gueuserie la mémoire de l’avare qui l’a fondé.

Cet écusson crasseux et commémoratif du vieux Symond, est écartelé des panonceaux de M. Vholes, dont l’étude, retirée dans un coin entre deux maisons qui l’écrasent, tire un jour douteux d’une fenêtre qui ne regarde qu’un vieux mur ; un corridor étroit et sombre, au carrelage raboteux, conduit les clients à la porte du procureur ; cette porte peinte en noir est située dans un angle profondément ténébreux, même par la plus belle matinée de juin, formé par la cloison de l’escalier, contre laquelle se heurtent les clients surpris par cette obscurité. L’étude est si petite que l’un des clercs peut ouvrir la porte sans quitter son tabouret, pendant que son camarade, qu’il touche du coude, attise le feu avec la même facilité ; l’odeur de mouton malade qu’on y respire en même temps qu’une senteur de vieille poussière et de moisissure, est due à l’énorme quantité de chandelles qui s’y brûlent, ainsi qu’au froissement du parchemin qu’on remue sans cesse dans les tiroirs graisseux. L’air y est épais, la chaleur étouffante ; on ne connaît plus l’époque où la muraille fut passée à la chaux ; les deux cheminées, qui fument de temps immémorial, ont couvert le plafond et les murs d’une épaisse couche de suie ; et la fenêtre, abominablement sale, ne veut rester ouverte que lorsqu’elle y est contrainte, ce qui explique l’habitude où l’on est de lui mettre de grosses bûches entre les mâchoires pendant les grandes chaleurs.

M. Vholes passe pour un homme très-respectable ; il n’a pas beaucoup d’affaires ; mais il est très-respectable, de l’aveu même de ses heureux collègues dont la fortune est faite. Il ne manque jamais un bénéfice quelconque et ne se donne aucun plaisir. Il est sérieux, réservé, ce qui est une preuve de plus de son caractère respectable ; ses digestions sont pénibles, chose éminemment respectable ; de plus il écorche les gens pour établir ses filles et soutenir son vieux père dans la vallée de Taunton.

Le principe fondamental de la jurisprudence anglaise est d’entretenir la chicane et d’occuper les gens de loi. C’est la seule chose qui ressorte nettement de ses mille et un détours. Envisagée à ce point de vue, elle forme un ensemble dont les parties s’enchaînent avec logique, et n’est plus ce monstrueux dédale que les profanes supposent. Montrez clairement à tout le monde que la loi n’a pour but que de faire de la procédure aux dépens du public, et chacun cessera de s’étonner et de se plaindre ; mais la masse qui ne fait qu’entrevoir confusément cette vérité et qui souffre dans son repos et dans sa bourse, y met de la mauvaise grâce et murmure énormément ; c’est alors que la réputation respectable de M. Vholes devient contre elle un argument sans réplique. « Abroger ce statut, mon cher monsieur ! dit Kenge à un client irrité, non, jamais ; du moins si l’on me consulte ; savez-vous, monsieur, quel serait l’effet d’une pareille témérité sur toute une classe de praticiens que représente si dignement, permettez-moi de le dire, l’avoué de notre adversaire, le respectable M. Vholes ? Cette témérité, monsieur, aurait pour résultat de faire disparaître complètement cette classe de praticiens honorables ; et nous ne pouvons pas, que dis-je, la société ne peut pas consentir à perdre des hommes comme M. Vholes : actifs, zélés, persévérants, d’une extrême habileté dans les affaires ; je comprends, mon cher monsieur, votre animosité contre un ordre de choses dont vous avez à souffrir, je le confesse ; mais je ne demanderai jamais rien qui puisse porter préjudice à une classe d’individus qui s’honore de compter M. Vholes parmi ses membres. »

La respectabilité de M. Vholes a toujours été produite avec un succès écrasant devant les commissions de la chambre, ainsi qu’il résulte de la déposition d’un juriste éminent consignée dans les rapports-officiels :

« Question 570 869. Demande : Si je vous ai bien compris, ces formalités occasionnent des retards incontestables dans l’expédition des affaires. — Réponse : Quelque délai assurément. — D. Et beaucoup de frais. — R. Assurément il est impossible qu’elles se fassent gratis. — De plus, elles sont très-vexatoires. — R. Je ne puis répondre à cette question à laquelle je ne suis point préparé : tout ce que je puis dire, c’est que moi je n’en ai jamais éprouvé de vexation. — D. Toutefois ne pensez-vous pas qu’en les abrogeant on porterait préjudice à une certaine classe de praticiens ? — R. Assurément. — D. Pourriez-vous me citer quelque représentant de cette classe honorable ? — R. Je n’hésite pas à nommer M. Vholes, qui serait ruiné par cette mesure. — D. M. Vholes n’est-il pas considéré parmi les membres de sa profession comme étant fort respectable ? — R. (Et cette réponse a enterré l’enquête pour plus de dix ans.) Nous le considérons tous comme un homme très-respectable. »

« Où allons-nous ? s’écrient, dans la conversation, des autorités non moins désintéressées que le précédent juriste. Nous courons vers l’abîme ; tous les jours de nouveaux changements qui sont la ruine des hommes les plus estimables, tels que Vholes par exemple, qui a trois filles et un vieux père à sa charge. Encore un pas dans cette voie et que devient le père de Vholes ? un pauvre vieillard sans asile et sans pain. Et ses trois filles ? des ouvrières ou des institutrices. »

Supposez, maintenant, que M. Vholes soit un chef de cannibales et que l’abolition du cannibalisme étant à l’ordre du jour, un champion de l’état de choses s’écrie avec force : « Abolir l’anthropophagie, mais c’est faire mourir de faim M. Vholes et sa famille ! »

Bref, M. Vholes, avec ses trois filles et son vieux père, remplit les mêmes fonctions qu’une pièce de bois qui sert d’étai à quelque masure dont les fondations en ruine sont transformées en fondrière dangereuse sur la voie publique ; et la question n’est jamais de savoir si le changement à faire est juste ou non, relativement au bien général, qui n’est jamais en cause, mais s’il est avantageux ou nuisible à cette respectable confrérie de Vholes et consorts.

Dans quelques minutes, le chancelier quittera son siège, et les vacances seront ouvertes. M. Vholes et son jeune client sont rentrés à l’étude accompagnés de plusieurs sacs bleus bourrés à la hâte et déformés par les dossiers, qui en bossuent la toile comme des boas gorgés dont la proie a tuméfié la peau. M. Vholes, toujours impassible comme doit l’être un homme aussi éminemment respectable, se dépouille de ses gants noirs, ôte son chapeau et s’assied devant son pupitre. Le client jette sur le parquet son chapeau et ses gants, les pousse du pied sans regarder où ils vont, s’étend dans un fauteuil en laissant tomber un soupir qui équivaut à un gémissement, porte la main à sa tête brûlante et paraît désespéré.

« Rien de fait encore, dit-il, rien, jamais rien !

— Ne dites pas cela, monsieur, répond l’avoué ; ce n’est pas juste, monsieur Carstone.

— Et qu’a-t-on fait ? demande brusquement Richard.

— La question n’est pas là ; elle se divise en deux parties : ce qu’on a fait et ce qu’on est en train de faire.

— Et qu’est-ce qu’on est en train de faire ? » reprend Richard impatienté.

M. Vholes met ses bras sur son pupitre, rapproche les cinq doigts de sa main gauche, en fait autant de la main droite, frappe doucement les deux faisceaux par leur extrémité, regarde son client et répond :

« Beaucoup de choses, monsieur. Nous avons poussé à la roue et la roue s’est mise à tourner.

— Oui, en emportant Ixion. Comment vais-je faire pour attendre la fin de ces quatre mois de vacances ? dit le jeune homme en quittant son fauteuil et en marchant à grands pas.

— Monsieur Carstone, continue l’avoué en suivant Richard des yeux, vous êtes vif, et j’en suis fâché pour vous ; pardonnez-moi si je vous recommande d’être moins impétueux, moins ardent ; si je vous dis qu’il faut avoir de la patience, du calme…

— Faire comme vous, en un mot, n’est-ce pas ? réplique Richard en s’asseyant avec un rire amer et en battant du pied la marche du diable.

— Monsieur, poursuit le procureur de sa voix caverneuse, je n’ai pas la prétention de me proposer pour modèle. Mon seul désir est de laisser à mes trois filles un nom irréprochable. Quant à moi personnellement, je me suis toujours oublié ; mais puisque vous m’attaquez directement, j’avoue que je souhaiterais pouvoir vous communiquer un peu de… ce que probablement vous appelez de l’insensibilité, monsieur Carstone ; eh bien, oui ! de mon insensibilité.

— Je n’ai jamais dit que vous fussiez insensible, monsieur Vholes, répond Richard un peu confus.

— Pardon, je croyais que c’était là ce que vous vouliez dire, continue le procureur avec la même égalité d’âme. Mon devoir m’impose de veiller à vos intérêts avec tout le sang-froid qu’exigent les affaires, et je comprends que ce calme indispensable vous paraisse de l’insensibilité ; mes filles et mon vieux père savent me rendre plus de justice ; mais ils me connaissent davantage, et l’affection est confiante. Non pas que je me plaigne de la défiance naturelle au client, je m’en félicite, au contraire. Je désire que vous examiniez tous mes actes, que vous les contrôliez comme bon vous semble ; c’est un droit que je me plais à vous reconnaître, et j’irai toujours au-devant des questions que vous voudrez bien m’adresser ; mais vos intérêts exigent, monsieur Carstone, que j’aie la tête froide et l’esprit méthodique, et je ne changerai pas, même pour vous être agréable. »

M. Vholes, après avoir jeté un coup d’œil au chat de l’étude, qui guette une souris, fixe de nouveau son regard sur le jeune homme, et continue à parler de cette voix presque inintelligible qui s’échappe à regret de son habit boutonné, comme si l’esprit impur dont il paraît être possédé craignait de se faire entendre.

« Vous me demandez comment vous passerez les vacances, poursuit-il ; je croyais qu’un jeune et bel officier comme vous trouvait toujours le moyen de s’amuser lorsqu’il le désirait. Ah ! si vous m’interrogiez sur l’emploi que je ferai de ces quatre mois de repos, il me serait plus facile de vous répondre, monsieur Carstone. Je m’occuperai de vos affaires ; c’est mon devoir, et je ne connais rien qui puisse m’en détourner. Si, pendant ce temps-là, vous désirez me consulter, c’est ici que vous me trouverez, surveillant vos intérêts comme toujours. Mes collègues s’en vont tous : moi, je reste ; non pas que je les blâme de partir ; je dis simplement que je ne quitte pas mon cabinet. Ce pupitre, monsieur, est votre planche de salut. »

En disant ces mots, l’avoué frappe sur cette prétendue planche de salut, qui sonne creux comme un cercueil, mais dont le son mystérieux, moins funèbre pour le client, relève plutôt son courage.

« Je sais parfaitement, dit Richard, dont la mauvaise humeur a disparu, que vous êtes un homme sur lequel on peut compter, monsieur Vholes, et qu’avec vous il n’y a pas de danger qu’on fasse fausse route ; mais pensez à la position où je me trouve, mettez-vous à ma place, traînant une existence brisée et m’enfonçant chaque jour de plus en plus dans le bourbier où je me débats ; n’ayant un moment d’espoir que pour le perdre l’instant d’après, n’attendant rien du lendemain, qu’un mal plus grand que celui de la veille, et vous verrez la chose en noir, comme cela m’arrive quelquefois. »

— Vous savez que je n’aime pas à donner des espérances, répond M. Vholes, je vous l’ai dit tout d’abord ; surtout dans un procès comme celui-ci, dont la plupart des frais sont couverts par le revenu des biens en litige. Ce serait compromettre ma bonne réputation : on pourrait croire que c’est pour faire traîner les frais à mon profit. Mais enfin vous vous trompez, lorsque vous dites que les choses ne se sont point améliorées ; c’est un fait que je ne puis laisser passer sans contradiction, dans l’intérêt seul de la vérité.

— Comment cela ? demande Richard, dont le visage s’éclaircit.

— Vous avez maintenant, monsieur Carstone, un point d’appui…

— Cette planche de salut, monsieur ? interrompt le jeune homme, qui se rassure de plus en plus.

— D’abord : répond l’avoué en frappant de nouveau sur son pupitre, et c’est déjà quelque chose ; mais je voulais dire que vous avez pour point d’appui la position nettement dessinée que vous avez su prendre, en séparant vos intérêts de ceux de vos cohéritiers et en les confiant à un homme qui vous représente personnellement, ce qui est encore quelque chose. Nous ne laissons pas languir ce procès ; nous le tenons en haleine, et cette puissante impulsion est un nouveau progrès. Ce n’est plus seulement l’affaire Jarndyce dont elle porte le nom ; personne aujourd’hui ne peut plus, comme autrefois, s’approprier la cause, lui imprimer telle ou telle direction, suivant son bon plaisir, et c’est un bien grand pas

— Monsieur Vholes, répond Richard, dont le front se couvre d’une vire rougeur, si quelqu’un m’avait dit, lorsque je vins habiter sa maison, que M. Jarndyce n’était pas l’ami désintéressé qu’il paraissait être alors, et qu’un jour viendrait où j’en aurais la preuve, je n’aurais pas eu de paroles assez fortes pour répondre au calomniateur et je l’aurais défendu contre tous, tant j’avais peu d’expérience ; mais aujourd’hui, je le déclare, il n’est plus pour moi que la personnification du procès ; et plus je souffre, plus je m’indigne contre lui, car il est la cause de ces lenteurs, de ces délais interminables qui font mon désespoir.

— Non, monsieur, non ; vous avez tort de dire cela. Nous devons être indulgents les uns pour les autres ; d’ailleurs je ne dénigre jamais personne, jamais.

— Vous savez pourtant bien, monsieur Vholes, qu’il aurait étouffé l’affaire s’il avait pu.

— Il a manqué d’activité, je le reconnais ; mais peut-être avait-il l’intention de terminer à l’amiable. Qui peut sonder le cœur des hommes, monsieur Carstone ?

— Vous, monsieur Vholes.

— Moi ?

— Assez du moins pour pénétrer ses intentions. Nos intérêts ne sont-ils pas opposés ? dit Richard en frappant sur le pupitre qui sert de base à sa fortune ; répondez, monsieur Vholes.

— Je trahirais votre confiance, répond l’avoué sans changer d’attitude, sans même remuer les paupières, et je manquerais à tous mes devoirs si je disais que vos intérêts sont identiques à ceux de M. Jarndyce ; mais je n’interprète jamais les motifs de personne. Je suis père, monsieur, et je ne scrute pas les intentions des autres ; cependant je ne reculerai jamais devant un aveu lorsque mon devoir l’exige, alors même que cet aveu mettrait la désunion dans les familles. Ce n’est plus à moi que vous parlez, c’est à votre conseiller légal que vous posez la question ; dès lors je n’hésite plus à déclarer que vos intérêts ne sont pas les mêmes que ceux de M. Jarndyce.

— Je le crois bien ! s’écrie Richard ; il y a longtemps que vous me l’avez démontré.

— Monsieur Carstone, j’ai pour principe de ne jamais parler des absents lorsque c’est inutile. Mon désir est de laisser à mes trois filles, avec un nom sans tache, le peu que je dois à un travail persévérant, et je fais tous mes efforts pour conserver l’estime et l’amitié de mes collègues. Je vous ai dit, lorsque M. Skimpole me fit l’honneur de vous amener chez moi, que je ne pouvais pas vous donner de conseils relativement à vos affaires tant qu’elles reposeraient entre les mains d’un autre, et je vous parlai de Kenge et Carboy dans les termes que m’inspirait la haute estime que je professe pour ces hommes éminents. Vous avez néanmoins jugé convenable de leur retirer votre confiance, et vous m’avez remis vos intérêts, que j’ai reçus avec des intentions aussi droites qu’étaient les vôtres. Aujourd’hui ces intérêts me sont sacrés ; mes fonctions digestives se font mal, comme vous avez pu me l’entendre dire, et le repos me serait nécessaire ; mais je ne me reposerai pas, monsieur, tant que je vous représenterai. Venez quand il vous plaira, vous me trouverez à mon poste ; appelez-moi où vous voudrez, et je m’empresserai de m’y rendre. Je vais employer les loisirs que me laisseront les vacances à étudier votre affaire, à la creuser de plus en plus, à disposer toutes mes batteries pour remuer ciel et terre, y compris le chancelier, quand la Cour remontera sur son siège ; et lorsque enfin, monsieur, je vous féliciterai d’être entré en possession de votre fortune, et j’ai de bonnes raisons pour croire que ce sera prochainement (je pourrais en dire davantage, mais la prudence m’ordonne de m’abstenir), vous ne me devrez rien, monsieur, en dehors du débet qui se règle officieusement de procureur à client, et en sus des honoraires accessoires que la taxe nous accorde. Quant au reste, monsieur, je ne vous demande que la permission d’agir avec zèle ; de ne pas suivre l’ornière où vos intérêts ont langui jusqu’à présent ; et, mon œuvre conduite à bonne fin, tout sera fini entre nous. »

M. Vholes ajoute incidemment à cette déclaration et par manière de clause additionnelle, que M. Carstone, étant sur le point de rejoindre son régiment, il serait nécessaire qu’il voulût bien lui remettre un bon de vingt livres sur son banquier ou toute autre personne qu’il lui plaira désigner, à compte sur ce qui lui est dû, « car il y a eu, depuis peu, un certain nombre de consultations et de soins relatifs au procès qui m’ont constitué en dépenses, continue l’avoué en feuilletant son mémorial, et je ne puis pas me vanter d’être un capitaliste. Quand vous êtes venu me trouver (j’ai pour principe qu’en affaire, on ne saurait avoir trop de franchise), je vous ai dit que, chez moi, les capitaux étaient rares, et que, si vous teniez à un avoué qui fût riche, il fallait garder Kenge et Carboy. Non, monsieur, vous ne trouverez auprès de moi ni les avantages ni les inconvénients du capital. C’est ici qu’est tout votre espoir, dit Vholes en frappant sur le pupitre, mais rien de plus, monsieur Carstone. »

Richard, dont tout ce verbiage a peu à peu ranimé les illusions, prend une plume et de l’encre et fait le billet demandé ; non sans calculer avec inquiétude la date de l’échéance, pendant que Vholes, boutonné d’esprit et de corps, l’épie comme le chat de l’étude guette la souris qui va sortir de son trou.

Enfin Richard donne une poignée de main à l’avoué, en le conjurant de faire tout au monde pour en finir avec la chancellerie. Le procureur, qui ne désespère jamais, frappe sur l’épaule du jeune homme, et lui répond en souriant :

« Vous me trouverez toujours à mon poste, monsieur, et poussant à la roue. »

Dès qu’il est seul, M. Vholes transporte de son mémorial sur son livre de caisse divers articles pour les besoins les plus pressants de ses filles ; tel un renard ou un ours industrieux fait son compte de poulets ou de voyageurs égarés en songeant à ses petits ; soit dit sans injure pour les trois demoiselles maigres et pincées qui habitent, avec le grand-père Vholes, un cottage bâti en pisai, au milieu d’un jardin très-humide, dans la vallée de Taunton.

Richard, en quittant l’ombre épaisse de Symond’s Inn, traverse Chancery-Lane, où, par hasard, le soleil brille, et passe en rêvant sous les arbres de Lincoln’s Inn. Combien de rêveurs pareils ont, comme lui, passé lentement sous ces arbres, le front incliné, le regard sombre, la démarche incertaine, et rongeant leurs ongles en sentant fermenter et s’aigrir leur nature généreuse. Celui-ci n’est pas encore déguenillé, mais attendons ; la chancellerie, qui ne reconnaît de sagesse que dans la tradition, est riche en pareils précédents ; et pourquoi celui-ci différerait-il des milliers d’individus qu’elle a couverts de haillons ?

Mais il y a si peu de temps que l’influence maudite s’est appesantie sur Richard, qu’il se croit dans une situation exceptionnelle. Au milieu des soucis qui le dévorent, il se rappelle sa première visite à Chancery-Lane, et la nature des sentiments qui l’animaient alors. C’est que l’injustice engendre l’injustice ; on se lasse de combattre des ombres, de se sentir continuellement vaincu par elles ; on finit par chercher un adversaire qu’on puisse étreindre ; c’est un soulagement, une justification à ses propres yeux de la colère qu’on éprouve, que de se trouver un ennemi ; et Richard avait dit vrai en déclarant à M. Vholes que son inimitié pour M. Jarndyce augmentait en raison de ses tortures.

Était-ce sa faute, ou celle de la chancellerie, dont les nombreux précédents en pareille matière seront cités un jour par l’ange accusateur ?

Au moment où il traverse le square et disparaît dans l’ombre sous le portail du sud, il est aperçu par M. Guppy et M. Weevle, qui causent ensemble, le dos appuyé contre le parapet. Il a passé près d’eux sans les voir, car il a toujours la tête baissée et ne regarde que la terre.

« William, dit M. Weevle en désignant Richard, voici un commencement non pas de combustion spontanée, mais de combustion lente.

— Il s’est jeté à corps perdu dans son procès, répond M. Guppy, et je suppose qu’il a des dettes par-dessus les oreilles. Je ne suis pas très au courant de ses affaires ; il était d’une hauteur inabordable quand il venait à l’étude ; et ç’a été pour nous un fameux débarras lorsqu’il en est parti. Je vous disais donc, poursuit William en reprenant une conversation intéressante, je vous disais qu’ils y passent toutes leurs journées, examinant chaque papier, retournant toutes les guenilles, tous les tessons, et fouillant tous les meubles. À ce train-là, ils en ont au moins pour sept ans.

— Et Small est avec eux ?

— Il nous a quittés en disant à Kenge que les affaires de son grand-père étaient trop fatigantes pour un vieillard et nécessitaient son concours. Il y a eu un peu de froideur entre nous, à cause de la réserve que je lui reprochais relativement à son oncle ; mais il soutenait que c’était vous et moi qui avions commencé ; et comme c’était un peu vrai, j’ai rétabli nos relations sur le même pied qu’autrefois : c’est par lui que j’ai su comment ils passent leur temps.

— Vous n’avez pas été les voir ?

— À vous parler franchement, Tony, je ne me sens pas très-disposé à rentrer dans cette maison, et je n’y suis pas retourné ; mais avec vous c’est différent, et voilà pourquoi je vous ai offert de vous aider à transporter vos effets ; je crois que voilà l’heure. Il est nécessaire, continue William, qui devient d’une éloquence à la fois mystérieuse et tendre, que je vous dise une fois de plus, Tony, combien des circonstances imprévues ont altéré cette image qui était gravée dans mon cœur, et modifié mes projets les plus chers. Cette image est déchirée, Tony ! et l’idole est renversée ; je n’ai plus d’autre désir aujourd’hui, relativement aux papiers qui s’y rattachent, que de les anéantir si je les trouve, et d’en ensevelir la mémoire dans un profond oubli. Pensez-vous, Tony, avec la connaissance que vous aviez du caractère bizarre de celui qui fut la proie de l’élément igné, pensez-vous qu’il ait pu mettre ces papiers de côté, après vous les avoir montrés sur lui, et que ces papiers aient ainsi échappé à la flamme ?  »

M. Weevle réfléchit quelques instants ; il secoue la tête, et ne croit pas que ces lettres aient été sauvées.

« Comprenez-moi bien, Tony, reprend William en se dirigeant vers Cook’s-Court ; je puis, sans rien dire de plus, vous répéter que l’idole est détruite, et que mon seul but est d’ensevelir tout ce qui s’y rattache dans un profond oubli ; c’est un devoir que je me suis imposé par respect pour moi-même et pour l’image avariée qui fut autrefois dans mon cœur ; si donc, par un geste, un clignement d’œil, vous m’annonciez que vous avez découvert, dans votre ancienne demeure, les papiers en question, je vous le déclare, Tony, je les brûlerais immédiatement sous ma propre responsabilité. »

M. Weevle fait un signe d’approbation ; et M. Guppy, satisfait de lui-même, et grandi à ses propres yeux par la manière éloquente dont il a dit ces paroles, marche d’un air digne à côté de son ami.

Jamais, depuis qu’elle existe, la petite cour n’a possédé une source de commérages aussi féconde que les faits mystérieux qui s’accomplissent dans l’ancienne boutique du vieux Krook. Tous les jours, à huit heures du matin, le grand-père Smallweed, accompagné de sa femme, de sa petite-fille et de son petit-fils, est apporté dans le susdit magasin, où toute la famille s’installe jusqu’à neuf heures du soir, fouillant, remuant, creusant, défonçant tout ce qu’elle trouve, plongeant au milieu des trésors du défunt, et ne s’interrompant dans ses recherches que pour faire un dîner aussi peu savoureux qu’abondant, acheté chez le gargotier. Quels peuvent être ces trésors dont le secret est si profondément gardé ? La petite cour en devient folle. Dans son délire, elle ne rêve que de guinées s’échappant de vieilles théières, d’écus entassés dans de vieux pots, et de fauteuils et de matelas rembourrés de billets de banque. Elle se procure un exemplaire de douze sous (avec frontispice colorié) de l’histoire de Daniel Dancer et de sa sœur, un autre de la vie de M. Elwes[1] de Suffolk, et attribue à M. Krook tous les faits rapportés dans ces récits authentiques. Deux fois, lorsque le chiffonnier est venu prendre une charretée de vieux papiers, de cendres et de bouteilles cassées, toute la cour s’est réunie pour fureter dans les paniers qu’il emportait. Les deux gentlemen dont la petite plume avide écrit les faits divers sur du papier végétal rôdent continuellement dans le voisinage, en évitant toutefois de se rencontrer, car leur société est dissoute. Le directeur des Armes d’Apollon exploite avec adresse l’intérêt dominant, pour attirer la foule à ses soirées musicales ; le petit Swills, dont les allusions remplies d’actualité sont faites dans un argot devenu célèbre, est accueilli par de nombreux applaudissements, et improvise, sur le sujet en question, comme un inspiré. Miss Melevilleson elle-même a, dans la mélodie écossaise « Nous dormons tous, » une manière de tourner la tête avec malice vers la maison voisine, en appuyant sur cette phrase : « Les chiens aiment le bouillon, » qui est bissée toutes les fois ; car elle signifie évidemment que M. Smallweed a la passion des écus.

Avec tout cela, personne n’a rien pu découvrir ; et, comme le dit mistress Perkins à l’ancien locataire de M. Krook, dont l’arrivée provoque un rassemblement général, c’est un motif de plus pour qu’on veuille tout savoir.

M. Weevle et M. Guppy, suivis des regards et des vœux de toute la cour, frappent à la porte de la maison du défunt, où leur admission imprévue leur fait perdre immédiatement la popularité qu’ils avaient acquise, et fait suspecter leurs intentions.

Tous les volets sont fermés dans la maison où ils entrent : le rez-de-chaussée est si noir qu’on n’y peut voir sans chandelle. Introduits tout à coup au milieu de cette obscurité, et venant du dehors où le soleil brille, nos deux amis vont quelque temps à l’aveuglette ; peu à peu ils distinguent les objets qui les environnent, et reconnaissent le grand-père Smallweed assis dans un fauteuil près d’un tas de vieilles paperasses où la vertueuse Judy, plongée à mi-corps, tâtonne avec ardeur ; non loin d’elle, mistress Smallweed, assise par terre, disparaît sous un monceau de papiers, qui, probablement, lui ont été lancés à la tête par son gracieux mari ; tous les membres de la famille, sans en excepter Bart, sont couverts d’une poussière noire qui leur donne un certain aspect infernal assez en rapport avec l’endroit où ils se trouvent, plus sale, plus encombré que jamais, et qui porte encore les traces funèbres que le défunt y a laissées.

« Ah ! ah ! croasse le grand-père Smallweed en voyant entrer les visiteurs, dont l’arrivée suspend les recherches de Judy. Comment vous portez-vous, gentlemen, comment vous portez-vous ? Ah ! ah ! vous venez chercher vos effets, monsieur Weevle ? Nous aurions été forcé de les vendre pour payer votre loyer, si vous aviez tardé plus longtemps ; je suis enchanté de vous voir, enchanté, gentlemen ! »

M. Weevle remercie M. Smallweed et regarde autour de lui ; l’œil de M. Guppy suit le regard de M. Weevle, qui revient à son point de départ sans avoir rien découvert : l’œil de M. Guppy en fait autant et rencontre celui de M. Smallweed.

« Comment vous portez-vous ? répète toujours l’affreux vieillard. Comment vous… »

Il s’arrête brusquement, ainsi qu’une boîte à musique dont le ressort a besoin d’être remonté. Un silence profond succède aux paroles automatiques du vieux ladre, et M. Guppy fait un soubresaut en apercevant en face de lui M. Tulkinghorn, impassible dans l’ombre, et les mains derrière le dos.

« Ce gentleman a la bonté d’agir auprès de moi en qualité de conseiller légal, dit M. Smallweed pour répondre à la surprise que témoigne M. Guppy ; certes, ajoute-t-il, je ne suis pas fait pour être le client d’un juriste de cette importance ; mais ce monsieur est si bon ! »

M. Guppy donne un coup de coude à M. Weevle, pour l’avertir de regarder une seconde fois autour de la chambre, et salue M. Tulkinghorn, qui lui fait un léger signe de tête. L’éminent juriste a l’air d’être complétement étranger à ce qui se passe autour de lui, et de n’y apporter aucun intérêt.

« Vous avez dû trouver beaucoup de choses dans cette maison, monsieur Smallweed ? fait observer M. Guppy.

— Un tas de vieilleries et de guenilles, mon cher ami ; des débris sans valeur. Nous cherchons, Bart, Judy et moi, à faire l’inventaire de ce qui peut être vendu, et nous n’avons pas encore trouvé grand’chose, trou…vé… »

Le ressort est à bout, et M. Smallweed s’arrête.

« Nous ne voulons pas vous déranger plus longtemps, dit M. Weevle, et nous vous demanderons la permission de monter dans la chambre que j’habitais autrefois.

— Allez, mon cher monsieur, allez où vous voudrez ; faites ici comme chez vous ; cette maison est la vôtre. »

En montant l’escalier, M. Guppy interroge du regard M. Weevle, qui fait un signe négatif. Ils arrivent dans l’ancienne chambre de Tony qui leur paraît affreuse ; les cendres du feu qu’ils firent pendant cette soirée mémorable sont encore dans la grille ; tout ce qu’ils touchent leur inspire une répugnance indicible ; ils se dépêchent d’empaqueter les quelques objets qu’ils sont venus prendre, et ne parlent qu’à voix basse.

« Voyez donc là-bas… cet horrible chat qui vient d’entrer, dit M. Weevle en se reculant avec effroi.

— Horrible bête, en effet, répond William qui se retire derrière une chaise. Small m’a raconté qu’après avoir été toute la nuit dans une fureur inexprimable, elle s’était sauvée sur le toit de la maison, et qu’elle y était restée jusqu’au moment où, maigre comme un os, elle est tombée par la cheminée. Avez-vous jamais rien vu de pareil ? On dirait qu’elle comprend tout ce qui se passe. Elle ressemble au vieux Krook… à chat ! à chat !… hors d’ici, vieux démon ! »

Lady Jane dresse la queue, montre les dents, et n’indique pas la moindre intention d’obéir ; mais M. Tulkinghorn venant à trébucher contre son dos, elle se retourne, crache sur les bas noirs du procureur, et monte l’escalier en jurant avec colère.

« Monsieur Guppy, dit M. Tulkinghorn, pourrais-je vous dire un mot ? »

William est en train de rassembler la collection des beautés de la Grande-Bretagne, qu’il dépose dans une ignoble boîte à rabats.

« Monsieur, répond-il en rougissant, j’ai toujours souhaité d’agir avec courtoisie envers tous les membres du barreau, surtout envers un membre aussi distingué que vous ; néanmoins, je vous demanderai, monsieur Tulkinghorn, de me communiquer ce que vous avez à me dire en présence de mon ami.

— Vraiment ! répond l’avoué.

— J’ai pour cela, monsieur, des raisons qui, sans m’être personnelles, me suffisent amplement pour motiver cette demande.

— Je n’en doute pas, reprend M. Tulkinghorn aussi imperturbable que la pierre du foyer vers laquelle il s’avance ; d’ailleurs la chose dont il s’agit n’a pas la moindre importance, et ne mérite pas que vous posiez des conditions. » Il s’arrête en souriant, et son sourire est aussi terne que l’étoffe de son pantalon. « C’est tout simplement pour vous féliciter que je voulais vous parler ; vous êtes bien heureux, monsieur Guppy.

— Je ne me plains pas, monsieur Tulkinghorn.

— Je le crois sans peine, jeune homme ; des amis haut placés, l’entrée des grandes maisons ; des femmes élégantes qui vous reçoivent ! Mais savez-vous, monsieur Guppy, qu’il y a bien des gens à Londres qui, pour être à votre place, sacrifieraient leurs oreilles.

— Monsieur, répond William qui donnerait peut-être les siennes, rouges comme du feu maintenant, pour être à la place de ces gens-là, si je remplis tous les devoirs qu’exige ma profession, et si Kenge et Carboy n’ont rien à me reprocher, il importe peu à qui que ce soit, même à monsieur Tulkinghorn, que j’aie telle ou telle connaissance ; pardonnez-moi, monsieur, mais je ne suis pas tenu de m’expliquer davantage ; soit dit avec tout le respect que j’ai pour vous, et sans vouloir en rien vous blesser.

— Je n’en doute pas, répond M. Tulkinghorn avec calme ; je vois par ces portraits, ajoute-t-il en s’adressant à M. Weevle, que vous portez un vif intérêt aux personnages du grand monde ; c’est une vertu commune à presque tous les Anglais ; quel est celui-ci ? ah ! lady Dedlock ; très-ressemblant, mais pas assez de fermeté dans la physionomie ; bonjour, messieurs, bonjour ! »

Dès qu’il est sorti de la chambre, M. Guppy se hâte d’enfermer le portrait de milady avec les autres, et d’une voix haletante :

« Dépêchons-nous d’en finir, dit-il à son compagnon tout surpris ; hâtons-nous de quitter ces lieux. C’est en vain, Tony, que j’essayerais de vous cacher plus longtemps qu’il existe entre moi et l’une de ces nobles beautés dont je viens de tenir le portrait, des relations qui n’avaient pas encore été divulguées ; il aurait pu se faire qu’à une autre époque, je vous eusse confié la nature de ces relations, Tony ; mais désormais je n’en parlerai à personne ; j’ai fait serment d’ensevelir dans un profond oubli tout ce qui a rapport à l’idole brisée dont l’image fut autrefois dans mon cœur ; et je vous somme, au nom de l’amitié qui nous unit, et du profond intérêt que vous portez à l’aristocratie, de ne pas me faire de questions, et d’oublier vous-même cette confidence avec tous les faits qui s’y rattachent. »

M. Guppy est dans un état d’exaltation oratoire qui touche à la démence, et qui produit sur M. Weevle, complétement ébloui, une impression dont se ressentent ses longs cheveux, et même ses favoris d’une culture si soignée.



  1. Célèbre usurier parvenu à une fortune fabuleuse.
    (Note du traducteur.)