Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (2p. 57-71).

CHAPITRE V.

Narration d’Esther.

Je restai malade pendant plusieurs semaines, et ma vie ordinaire de Bleak-House ne fut plus pour moi qu’un souvenir ; ce n’était certainement pas l’effet du temps, mais celui du changement apporté dans mes habitudes par la faiblesse et l’inaction. À peine étais-je alitée depuis quelques jours, qu’il me sembla que tout ce qui m’entourait naguère avait fui dans un horizon lointain, où les différentes époques de ma vie se confondaient toutes entre elles. On aurait dit que j’avais traversé un lac funèbre et que tout ce que j’avais éprouvé, tout ce que j’avais connu, était resté sur la rive où j’avais laissé la santé. Mes occupations de ménage, dont l’abandon me causa d’abord une très-vive inquiétude, allèrent bientôt rejoindre les devoirs que j’avais à faire en pension et les après-dînées où je revenais de l’école, mon portefeuille sous le bras, et où je regardais mon ombre avec tristesse en rentrant chez ma marraine. Avant cette époque, je ne savais pas combien la vie est courte et le peu d’espace qui suffit à l’esprit pour la contenir tout entière.

Je souffrais beaucoup de la confusion que les différentes périodes de mon existence apportaient dans mon cerveau malade. Je me trouvais à la fois enfant, pensionnaire et maîtresse de maison, et je n’étais pas alors seulement accablée par les soucis et les difficultés qu’on rencontre dans ces divers états, mais surtout par l’effort que je faisais sans cesse pour concilier des obligations si contradictoires et pour remédier à l’incohérence qui résultait de cette situation multiple. Je crois qu’il faut l’avoir ressenti pour bien comprendre ce que je veux dire et pour se faire une idée juste de la douloureuse agitation que produit un pareil état.

C’est pour cela que j’ose à peine raconter les tortures que j’éprouvais durant cette longue nuit que me faisait ma cécité, lorsque je m’efforçais de gravir les marches colossales d’un escalier gigantesque, voulant toujours arriver au sommet, et qu’au moment de l’atteindre, j’étais renversée tout à coup par quelque obstacle imprévu et condamnée à recommencer de nouveau cette pénible escalade. Il y avait des instants où je savais à merveille que j’étais dans mon lit, j’en avais même presque toujours le sentiment confus ; mais alors que j’en étais le plus certaine, que je reconnaissais Charley, que je lui parlais et que je sentais sa main, je me surprenais à lui dire : « Toujours cet interminable escalier, Charley ; toujours ces marches de plus en plus nombreuses, qui s’élèvent jusqu’au ciel, » et je continuais à monter.

Mais de toutes ces tortures, la plus cruelle était de me sentir au milieu des ténèbres, enfilée avec d’autres personnes qui formaient un collier de feu, dont j’étais l’une des perles flamboyantes ; et de m’épuiser en supplications inutiles pour échapper à cette effroyable agonie.

Il se peut que j’aie eu tort de parler de ces douleurs indicibles dont le récit n’a rien d’agréable pour celle qui le fait ni pour celui qui l’écoute ; mais si nous connaissions davantage ces hallucinations fiévreuses, nous pourrions probablement en diminuer la force et apaiser les souffrances des malheureux qui les subissent ; pourquoi dès lors ne pas les étudier ?

Peut-être serai-je mieux comprise en parlant du repos qui succéda enfin à cette agitation ; des longues heures d’un sommeil bienfaisant ; de ce calme délicieux qui m’envahissait tout entière, alors que, trop faible pour me soucier de moi-même, j’aurais appris que j’allais mourir sans autre émotion qu’une tendre pitié pour ceux que je laissais sur la terre. J’étais plongée dans cette quiétude infinie, quand je fermai tout à coup les yeux pour éviter la lumière qui tremblait dans les rideaux, et que je reconnus avec une joie infinie que j’y verrais encore.

J’avais entendu mon Éva pleurer jour et nuit à ma porte, me dire que j’étais une cruelle, et que, si je l’aimais, je lui permettrais de me soigner et de ne pas quitter le bord de mon lit ; mais j’avais toujours dit non, quand j’avais pu parler, recommandant bien à Charley d’empêcher Éva de pénétrer dans ma chambre, que je fusse morte ou vivante. Charley avait gardé fidèlement sa promesse, et, de sa petite main et de son grand cœur, avait tenu la porte constamment fermée.

À présent que ma vue s’affermissait et que mes yeux s’accoutumaient chaque jour à une lumière plus vive, je pouvais lire les lettres que ma chérie m’écrivait soir et matin, et les porter à mes lèvres sans crainte de lui faire aucun mal ; voir ma petite garde si attentive et si soigneuse aller d’une chambre à l’autre pour mettre tout en ordre et ouvrir la fenêtre pour causer avec Éva ; comprendre le calme absolu qui régnait dans la maison, preuve touchante de la sollicitude dont j’étais entourée ; et je pleurais de joie au milieu de cette exquise félicité, aussi heureuse dans ma faiblesse que je l’avais été dans ma force et ma santé.

Peu à peu, sortant de mon immobilité, je pris une part plus active à ce qu’on faisait autour de moi ; je pus me rendre quelques services et je me rattachai à l’existence.

Comme je me souviens encore de cette après-dînée, où, entourée d’oreillers, je me mis sur mon séant pour prendre le thé avec Charley ! Quelle fête et quel bonheur ! la chère petite, envoyée sur la terre pour soigner ceux qui souffrent, était si heureuse ; elle s’arrêtait si souvent au milieu de tous ses préparatifs pour venir poser sa tête sur ma poitrine, pour me combler de caresses et m’exprimer au milieu de ses larmes combien elle était contente, que je fus obligée de lui dire : « Charley, si tu continues, il faudra me recoucher, mon enfant, car je suis plus faible que je ne l’avais pensé. » Elle devint alors aussi paisible qu’une souris, portant, sans mot dire, son visage radieux d’un endroit à un autre, pendant que je la regardais tranquillement glisser de l’ombre de la chambre pour passer dans le rayon de soleil de la fenêtre, et du rayon dans l’ombre. Quand la table, avec sa nappe blanche, ses friandises et ses fleurs préparées d’avance par Éva, fut approchée de mon lit, je me sentis assez forte pour entretenir Charley de quelque chose dont j’étais préoccupée.

Je lui fis d’abord compliment de la manière dont la chambre était tenue ; et vraiment on n’aurait jamais dit que j’y fusse restée si longtemps malade. Charley fut ravie de ces éloges, et ses yeux n’en brillèrent qu’un peu mieux.

«  Cependant, lui dis-je en regardant autour de nous, il y manque je ne sais quoi, quelque chose dont j’avais l’habitude… »

La pauvre petite, à son tour, promena son regard dans la pièce et fit un signe négatif.

«  Est-ce que tous les tableaux sont à leur place ? lui demandai-je.

— Oui, miss.

— Et tous les meubles, Charley ?

— Certainement ; excepté une ou deux chaises que j’ai ôtées, parce qu’elles embarrassaient.

— Il me manque pourtant quelque chose ; ah ! j’y suis, Charley, c’est le miroir. »

Elle se leva de table, comme si elle avait eu besoin dans la chambre voisine, et je l’entendis qui sanglotait.

J’y avais souvent pensé ; mais je n’en étais pas sûre. Je remerciai Dieu de ne pas en ressentir une impression plus vive ; je rappelai Charley, qui revint en essayant de sourire, mais qui avait l’air bien triste.

«  Ça ne fait rien, lui dis-je en la pressant dans mes bras ; j’espère remplir aussi bien mes devoirs avec ma nouvelle figure qu’avec celle d’autrefois. »

Bientôt je fus assez forte pour me lever, m’asseoir dans un fauteuil et même pour aller, avec le bras de Charley, mais non sans vertige, jusque dans l’autre pièce, dont la glace avait également disparu.

M. Jarndyce avait le plus grand désir de me voir ; je ne trouvais plus de motif pour me refuser ce bonheur ; il vint donc un matin, et, me prenant dans ses bras, ne put dire que ces paroles : « Chère, bien chère enfant ! » Je connaissais depuis trop longtemps sa généreuse tendresse et la bonté de son cœur, pour craindre sérieusement que l’altération de mes traits eût changé ses dispositions à mon égard ; cependant, j’étais bien heureuse d’en avoir la certitude ; il m’avait vue et il m’aimait plus qu’auparavant ; dès lors je n’avais rien à regretter.

«  Quels tristes jours nous avons passés, dit-il ; et une petite femme si inflexible !

— N’était-ce pas nécessaire, tuteur ?

— Nécessaire ! répéta-t-il avec tendresse. Enfin, n’en parlons plus ; Éva et moi nous avons été bien malheureux ; la bonne Caroline ne faisait qu’aller et venir pour avoir de vos nouvelles ; tous vos amis étaient au désespoir ; jusqu’à Richard qui a fini par m’écrire, tant son inquiétude était vive.

— Je ne vous comprends pas bien, tuteur ; qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que Richard vous écrive, à vous qui êtes son meilleur ami ?

— Il est bien loin de le penser, petite mère ; il m’a fort bien dit qu’il ne s’adressait à moi qu’en désespoir de cause, parce que c’était l’unique moyen d’avoir de vos nouvelles ; sa lettre, d’ailleurs, est froide, hautaine, presque haineuse ; mais il faut lui pardonner, petite femme ; Jarndyce contre Jarndyce a changé sa nature, et m’a fait perdre la place que j’occupais dans son estime ; j’ai vu souvent de ces choses-là, pis encore. Si deux anges, par malheur, étaient engagés dans cette maudite affaire, je ne doute pas qu’ils n’en vinssent à se haïr un jour.

— Mais ce procès ne vous a pas changé, tuteur ?

— Oh ! que si, dit en riant M. Jarndyce ; combien de fois n’a-t-il pas fait tourner le vent du sud au vent d’est ! Rick éprouve de la défiance, consulte des avoués qui lui apprennent à se défier davantage et à me suspecter de plus en plus. On lui dit que nos intérêts sont opposés, que mes prétentions combattent les siennes, et mille sornettes du même genre. Pourtant Dieu m’est témoin que, si je pouvais sortir de ce procès monstrueux auquel mon nom est fatalement associé ; et, en renonçant à mes droits, anéantir cette montagne de procédure, je le ferais à l’instant même. J’aimerais mieux rendre à ce pauvre Richard l’heureux naturel qu’il avait autrefois, que de palper tout l’argent que les infortunés plaideurs, rompus vifs sur la roue de la chancellerie, ont laissé au grand comptable ; ce qui, pourtant, formerait une somme assez forte pour élever une pyramide en mémoire de la malignité transcendante de la cour.

— Est-il possible, tuteur, demandai-je toute surprise, que Richard ait pu concevoir des soupçons contre vous ?

— Hélas ! ma chère enfant, le poison subtil que renferment de tels abus engendre fatalement cette funeste maladie ; Richard a pris la contagion et ne voit plus les choses sous leur véritable aspect ; il ne faut pas lui en vouloir.

— Mais c’est un affreux malheur !

— Vous avez bien raison ; je n’en connais pas de plus grand. Richard a été entraîné peu à peu à s’appuyer sur ce roseau dont la pourriture entraîne la chute de tout ce qui l’environne ; mais je vous le répète encore, ce n’est pas à lui qu’en est la faute, et ce n’est pas lui qui est à blâmer. »

J’exprimai néanmoins tous mes regrets de ce que sa bonté et son désintéressement avaient eu un si triste résultat.

«  Ne nous plaignons pas, dame Durden, répondit-il avec enjouement. Éva est plus heureuse qu’autrefois, et c’est beaucoup. J’avais espéré, il est vrai, devenir l’ami de ces deux jeunes gens, et conserver leur affection en dépit de cette influence maudite ; mais c’était trop demander ; l’ombre de la chancellerie a pesé de trop bonne heure sur le berceau de Richard.

— L’expérience ne lui apprendra-t-elle pas à reconnaître son erreur ?

— Désirons-le, chère fille, et surtout espérons qu’il ne sera pas trop tard ; dans tous les cas, ne soyons point trop sévères. Et comment s’étonnerait-on de ce qui arrive ? Un jeune homme, un enfant, ne peut pas supposer de pareils torts à la justice ; personne ne voudrait le croire, poursuivit mon tuteur à demi-voix et comme se parlant à lui-même ; il cherche avec ardeur à s’occuper de ses intérêts, à terminer ses affaires ; la cour le traîne de session en session, le désappointe, l’irrite, le torture, finit par user fil à fil son espoir et sa patience ; il n’en désire que plus passionnément d’arriver à son but ; et, ne rencontrant que l’abîme, l’infortuné se croit trahi de tous ceux qu’il a connus. Mais assez sur ce chapitre, et parlons d’autre chose. »

M. Jarndyce avait passé son bras autour de moi pour me soutenir ; sa tendresse m’était si précieuse que je posai ma tête sur son épaule comme s’il avait été mon père ; et, pendant les quelques instants de silence qui succédèrent à ses paroles, je pris la résolution d’aller trouver Richard dès que j’en aurais la force, afin d’essayer de le rappeler à lui-même.

«  Nous avons bien d’autres sujets à traiter, reprit mon tuteur, et surtout plus en harmonie avec l’heureux jour où ma chère fille nous est rendue. J’ai d’abord à m’acquitter d’une commission fort pressée : quand Éva pourra-t-elle vous voir ? »

Je m’étais déjà fait cette question en pensant à la disparition des glaces ; pourtant je connaissais trop bien l’amitié de ma chérie pour craindre qu’elle fût diminuée par l’altération de mon visage.

«  Tuteur, répliquai-je, il y a si longtemps qu’elle ne m’a vue… et pourtant je sens bien qu’elle m’est aussi précieuse que la lumière.

— Je le sais, dame Durden, je le sais. »

La pression de sa main exprima tant d’affectueuse bonté, sa voix avait quelque chose de si consolant et de si doux, que je fus quelques minutes sans retrouver la parole.

«  Vous êtes fatiguée, me dit-il ; reposez-vous un peu.

— Je l’ai tenue si longtemps éloignée de moi, repris-je enfin, que je préférerais qu’elle ne me vît pas encore. Il vaudrait mieux qu’auparavant je fusse allée quelque part avec Charley, seulement pendant huit jours ; le changement d’air et la pensée de nous revoir ensuite, de nous retrouver tous ensemble, m’auraient bientôt rendu mes forces ; qu’en pensez-vous, tuteur ? »

C’était peut-être une faiblesse de ma part que de vouloir me familiariser un peu plus avec ma nouvelle figure avant de rencontrer les yeux de cette chère Éva ; mais c’est la vérité ; mon tuteur m’avait comprise, j’en étais sûre, et cela ne m’effrayait pas ; si c’était une faiblesse, je savais bien qu’il me la pardonnerait.

«  Enfant gâtée, répondit-il, on fera ce que vous voudrez, en dépit des larmes que votre inflexibilité va faire répandre. Et voyez, petite femme, comme on prévient vos moindres désirs ! je reçois une lettre de Boythorn qui, en vrai chevalier, quitte sa maison aujourd’hui même pour la mettre à votre disposition, et jure, par le ciel et par la terre, de la démolir jusqu’à la dernière brique, si vous ne consentez pas à vous y installer. »

Mon tuteur me remit en effet une lettre de son ami, qui débutait par ces mots :

«  Je jure, au cas où miss Summerson ne viendrait pas s’établir dans ma maison d’où je pars aujourd’hui à une heure de l’après-midi, etc., etc… » Suivaient les termes les plus féroces que serment ait jamais employés, et dont la violence nous fit bien rire, sans diminuer à nos yeux l’estime que méritait celui qui s’exprimait avec tant de chaleur d’âme. Il fut décidé que je lui écrirais le lendemain pour le remercier d’abord, et pour lui dire que j’acceptais son offre, d’autant plus agréable pour moi, que de tous les lieux auxquels j’avais pensé, Chesney-Wold était celui que je préférais.

«  Maintenant, chère petite ménagère, dit mon tuteur en regardant à sa montre, il va falloir que je vous quitte ; je me suis fixé, avant de venir, le temps que je devais passer avec vous, pour ne pas vous fatiguer en m’oubliant, et je n’ai plus qu’une minute ; il me reste cependant à vous dire que miss Flite, ayant appris que vous étiez malade, a fait la route à pied ; pauvre fille ! vingt milles avec des souliers de danse, pour savoir de vos nouvelles. Grâce à Dieu, nous n’étions pas sortis, car elle serait retournée immédiatement à Londres, et par le même moyen. »

Toujours l’ancienne conspiration à qui me rendrait la plus heureuse, et chacun y prenant part.

« Si cela ne vous ennuie pas, continua mon tuteur, de recevoir l’innocente créature un de ces jours, avant d’épargner à Boythorn la peine de démolir sa maison, vous la rendrez plus fière de cet honneur, et lui ferez plus de plaisir que je ne le pourrais moi-même, quoique je m’appelle Jarndyce. »

Il comprenait que la vue de cette pauvre affligée aurait sur mon esprit une influence salutaire. J’avais toujours eu pitié des malheurs de miss Flite, mais jamais autant qu’aujourd’hui ; j’avais toujours été heureuse d’alléger ses souffrances, mais jamais cette joie sincère n’avait été si vive qu’à présent. Je dis à mon tuteur combien je serais enchantée de la voir ; et nous convînmes du jour où la pauvre plaideuse prendrait la diligence pour venir dîner avec moi.

Quand je me retrouvai seule, je demandai pardon au Seigneur de m’être exagéré la petite épreuve que j’avais à subir, et d’y avoir attaché trop d’importance, au milieu des bienfaits dont j’étais entourée. La prière que, tout enfant, j’avais faite le jour de ma fête, où j’avais aspiré à devenir bonne, laborieuse et loyale, afin de m’attirer un peu d’amour, me revint à l’esprit, et j’éprouvai un sentiment vague de remords en pensant au bonheur que j’avais toujours eu depuis cette époque, et à la tendresse qui m’était prodiguée. Si j’étais assez faible pour regretter quelque chose, à quoi donc m’avaient servi toutes ces grâces dont je me trouvais comblée ? Je répétai ma prière d’autrefois avec ses paroles enfantines, et je sentis que la paix des anciens jours ne m’avait pas abandonnée.

Miss Flite arriva quelques jours après, comme il était convenu ; elle accourut dans ma chambre et se jeta dans mes bras en criant de tout son cœur : « Chère Fitz-Jarndyce ! » et en m’embrassant vingt fois, oublieuse de toute cérémonie.

«  Mon Dieu ! dit-elle en fouillant dans son sac, je n’ai apporté que mes documents ; Fitz-Jarndyce, prêtez-moi un mouchoir. »

Et certes l’excellente créature en avait grand besoin pour essuyer ses larmes ; elle se couvrit la figure de celui que Charley lui donna ; et, s’étant assise, elle pleura près de dix minutes.

«  C’est de plaisir, dit-elle pour expliquer ses pleurs ; non de chagrin, Fitz-Jarndyce ; de plaisir de vous retrouver, d’avoir l’honneur d’être admise en votre présence. J’ai pour vous tant d’affection, mon doux trésor ! bien plus que pour le grand chancelier, quoique je suive régulièrement les audiences de la Cour. Mais à propos de mouchoir, poursuivit-elle en se tournant vers Charley qui avait été la chercher à la voiture, et qui, après m’avoir regardée, ne sembla pas du tout désireuse de répondre à cette insinuation ;… trr-ès-bien, très-juste ! reprit miss Flite ; assurément ! C’était fort indiscret de ma part de rappeler cet incident ; mais j’ai peur, chère Fitz-Jarndyce, d’être quelquefois (entre nous, vous ne le croiriez jamais), d’être… vous savez, un peu timbrée, dit-elle en se touchant le front ; mais rien de plus.

— Que vouliez-vous dire ? lui demandai-je en souriant, car elle brûlait d’envie de parler ; vous avez piqué ma curiosité, il faut la satisfaire. »

Elle consulta Charley du regard, et la petite femme de chambre ayant répondu « qu’alors elle ferait peut-être mieux de le dire, » miss Flite, enchantée, reprit la parole en ces termes et de l’air mystérieux qui lui était habituel :

«  Notre jeune amie a infiniment de sagacité, me dit-elle de son air de mystère habituel. Pour être si petite, elle n’en a pas moins de sagacité !… ma chère, c’est une charmante anecdote, rien de plus ; mais charmante. Figurez-vous qu’en descendant de diligence, nous avons été suivies tout le long du chemin par une pauvre femme coiffée d’un très-vilain chapeau…

— C’était Jenny, mademoiselle, interrompit Charley.

— Précisément, répondit miss Flite avec une extrême gravité, c’était Jenny. Et vous ne savez pas ce qu’elle a dit à cette chère petite ? elle lui a raconté qu’une dame voilée était venue à son cottage pour demander des nouvelles de ma Fitz-Jarndyce, et qu’elle avait emporté, comme souvenir, un mouchoir de poche, simplement parce qu’il appartenait à cette chère et tendre amie ! N’est-ce pas charmant de la part de cette dame voilée ?

— S’il vous plaît, miss, répondit Charley que j’interrogeais du regard, Jenny a dit comme ça, que le jour où son enfant est mort, vous l’aviez couvert d’un mouchoir qu’elle avait ramassé et mis de côté avec les petites affaires du bébé ; je crois bien, miss, parce qu’il était à vous, et puis aussi parce qu’il avait été sur l’enfant.

— Elle est toute petite, me dit à l’oreille miss Flite en faisant par ses gestes allusion à l’intelligence de Charley, mais excessivement sagace ; et tant de clarté dans l’exposé des faits ! mon amour, elle est plus claire que pas un des avocats que j’ai entendus jusqu’ici.

— Je me rappelle bien cela, dis-je à la petite bonne ; après ?

— Eh bien ! miss, la dame a emporté le mouchoir ; et Jenny m’a dit de vous dire qu’elle ne l’aurait pas donné pour tout l’or du monde ; mais que la dame l’avait pris sans le demander et avait laissé de l’argent à la place ; Jenny ne la connaît pas du tout, mademoiselle.

— Qui ça peut-il être ? demandai-je toute pensive.

— Mon amour, me dit tout bas miss Flite en me regardant avec mystère, suivant moi (n’en parlez pas à notre petite amie), c’est la femme du grand chancelier ; vous savez qu’il est marié ; il paraît même qu’elle lui rend la vie très-dure. Elle jette les papiers de Sa Seigneurie au feu, quand milord refuse de payer le bijoutier. »

Je ne m’inquiétai pas davantage de cette dame, car l’idée m’était venue que ça devait être Caroline ; d’ailleurs mon attention fut absorbée par miss Flite qui avait froid et qui paraissait avoir faim ; il fallut en outre, au moment du dîner, l’aider à se parer d’une vieille écharpe dont elle se revêtit glorieusement ainsi que d’une paire de mitaines plus vieilles encore et mille fois raccommodées, que la pauvre miss avait apportées avec soin dans un morceau de papier ; enfin j’avais à présider le repas composé d’un poisson, d’un poulet rôti, d’un ris de veau, d’un plat de légumes, d’un pouding au madère ; et j’eus tant de plaisir à voir la jouissance qu’éprouvait miss Flite à savourer notre petit festin, et la dignité avec laquelle cette excellente créature savait y faire honneur, que je ne pensai plus à autre chose.

Quand arriva le dessert, qu’Éva nous avait préparé avec toute la recherche qu’elle avait pu y mettre, miss Flite me parut si heureuse et si en train de causer, que je pensai lui faire plaisir en l’amenant à raconter son histoire, l’excellente fille aimant en général à parler un peu d’elle. Je commençai donc par lui demander s’il y avait longtemps qu’elle suivait les audiences de la Cour.

«  Oh ! bien des années, ma chère, bien des années. Mais j’attends un jugement qui ne saurait plus tarder. »

L’inquiétude qu’elle témoignait en exprimant cet espoir me fit craindre d’avoir eu tort de la mettre sur ce chapitre ; j’aurais voulu maintenant changer de conversation ; mais ce n’était plus possible.

«  Mon père attendait le même jugement, poursuivit-elle, mon frère, ma sœur, tous l’ont attendu et je l’espère à mon tour.

— Et ils sont…

— Ou-i, ma chère ; tous morts.

— Ne serait-il pas plus sage, lui dis-je, d’abandonner l’affaire ?

— Oh ! bien plus sage, répondit-elle avec vivacité.

— Et de ne plus assister à l’audience ?

— Assurément, dit-elle encore. Il est si pénible de toujours attendre ce qui n’arrive jamais, si pénible ! Chère Fitz-Jarndyce, voyez comme cela vous use. »

En disant ces mots, elle me montra son bras qui était vraiment d’une maigreur effrayante.

«  Mais, reprit-elle avec mystère, que voulez-vous, c’est plus fort que moi. Chut ! n’en parlons point à notre petite amie, quand elle rentrera dans la chambre ; ça lui ferait peur, et avec raison. C’est un pouvoir irrésistible. Vous ne pouvez point vous y soustraire : il faut que vous reveniez, il faut que vous attendiez toujours, toujours ! »

J’essayai de lui dire que ce n’était pas aussi irrésistible qu’elle le pensait ; elle m’écouta en souriant avec patience.

«  Je sais bien, je sais bien ; vous pensez ainsi, répondit-elle, parce que je divague quelquefois. C’est absurde de divaguer, n’est-ce pas ? d’avoir la tête sens dessus dessous. Mais il y a bien des années que je vais là-bas, et j’ai pu m’en convaincre : c’est l’effet du sceau et de la masse qui sont là sur la table.

— Que pensez-vous qu’ils puissent faire ? lui demandai-je.

— Ils vous attirent, répondit-elle, ils vous attirent malgré vous. Adieu la tranquillité de l’âme, la raison de l’esprit, la chair des membres, la bonté du cœur, jusqu’à la possession de vous-même ; j’ai senti disparaître peu à peu avec le reste le sommeil de mes nuits. Ce sont des démons qui vous éblouissent et vous glacent ! »

Elle me frappa légèrement sur le bras en me faisant un signe de tête affectueux, comme pour me faire comprendre que je n’avais rien à craindre d’elle, malgré les terribles paroles qu’elle venait d’énoncer.

« Avant de les avoir vus, reprit-elle, je brodais au tambour ; ma sœur aussi ; mon père et mon frère étaient architectes. Nous vivions tous ensemble d’une manière tr-rès-respectable. Mon père fut d’abord attiré… lentement… lentement. Il n’eut plus d’intérieur. Quelques années après, c’était un homme aigri, méchant, furieux, sans un mot ou un regard de bonté pour personne, lui qui avait été si bon, Fitz-Jarndyce ! Il fit banqueroute, alla en prison pour dettes et y mourut. Alors mon frère fut attiré à son tour… vite… vite… vers l’ivrognerie, les haillons, puis la mort. Après cela, ma sœur, chut ! ne demandez pas vers quoi. J’étais dans la misère et bien malade. On me répéta ce que j’avais souvent entendu dire, que tous ces maux étaient l’œuvre de la chancellerie. Quand je fus mieux, j’allai pour voir le monstre… Et je fus attirée, à mon tour, vers les audiences de la Cour. »

Elle avait dit ces paroles à voix basse, d’un ton bref et contraint, comme si elle était encore sous l’impression des malheurs qui avaient frappé sa jeunesse. Mais lorsqu’elle eut achevé son récit, elle reprit graduellement l’air d’aimable importance qui lui était ordinaire.

«  Vous ne me croyez pas, Fitz-Jarndyce, me dit-elle en souriant. Bien, bien ! un jour viendra où vous n’en douterez plus. Je divague un peu, mais je vous le répète, je m’en suis convaincue. J’ai vu bien des figures nouvelles, qui ne s’en défiaient nullement, subir cette influence de la masse et du grand sceau. Elles venaient comme mon père était venu, mon frère, ma sœur, moi-même. J’entendais Kenge et les autres leur dire : « Vous n’êtes jamais venus à la Cour ; il faut qu’on vous présente à miss Flite. » Trrès-bien ! trrès-fière assurément d’un tel honneur. Et l’on se mettait à rire ; mais je savais qu’on ne rirait pas toujours, Fitz-Jarndyce. Je voyais avant eux le moment où le charme commençait à agir. Je connais les signes, ma chère. Je les ai vus poindre chez Gridley, et je les ai vus finir. Je les ai découverts, mon amour, poursuivit-elle en baissant la voix, chez notre ami, le pupille de la Cour dans Jarndyce. Qu’on le retienne, ou il sera attiré comme les autres. »

Elle me regarda sans rien dire pendant quelques instants ; puis, comme si elle avait craint de m’avoir effrayée, ou peut-être avait-elle perdu le fil de ses idées, elle reprit d’un air gracieux, en humant son vin :

«  Oui, ma chère, comme je vous le disais tout à l’heure, j’attends un jugement qui sera bientôt rendu. Alors, je donnerai la liberté à mes oiseaux, et de beaux domaines à ceux que j’aime. Oui, Fitz-Jarndyce. »

J’étais vivement émue de l’allusion qu’elle avait faite à Richard et du sens qu’elle donnait à ses paroles, dont elle offrait par elle-même une preuve si effrayante. Heureusement pour elle, la pauvre créature avait retrouvé sa gaieté et ne s’étendit pas plus longtemps sur ce triste sujet.

«  Mais vous ne m’avez pas fait compliment de mon médecin, me dit-elle en hochant la tête et en posant une main sur la mienne. Pas le moindre mot encore ! »

Je lui répondis que j’ignorais de qui elle voulait parler.

«  De mon docteur, de M. Woodcourt, ma chère ; de cet excellent jeune homme qui m’a soignée d’une manière si touchante, bien que ses visites fussent gratuites,… jusqu’au jour du jugement toutefois ; du jugement qui rompra le charme sous lequel me retiennent la masse et le grand sceau.

— M. Woodcourt est si loin, que je ne pensais plus avoir de compliment à vous en faire, répondis-je.

— Est-il possible, reprit-elle, que vous ne sachiez pas ce qui est arrivé ?

— Non.

— Mais tout le monde en parle, Fitz-Jarndyce !

— Vous oubliez que depuis longtemps je n’ai pas quitté ma chambre.

— C’est vrai ! excusez-moi ; mais ma mémoire a été altérée comme le reste. Prodigieuse influence ! Eh bien, ma chère, il y a eu dans la mer des Indes une tempête épouvantable.

— M. Woodcourt a fait naufrage ?

— Calmez-vous, chère amie, calmez-vous. Il en est sorti sain et sauf. Une scène affreuse ; le trépas sous toutes les formes ; des centaines de morts et de mourants ; le feu, la tempête et les ténèbres. Au milieu de toute cette désolation, mon docteur s’est conduit en héros ; calme et brave, en dépit du péril ; a sauvé beaucoup de monde ; a supporté sans se plaindre la faim et la soif ; a donné ses vêtements ; s’est mis à la tête de tous les naufragés : leur a montré ce qu’il fallait faire ; a soigné les malades ; enterré les morts ; déposé les vivants en lieu sûr ; il est adoré, ma chère, de ces malheureuses créatures. Dès qu’elles ont été sur le rivage, elles sont tombées à ses pieds et l’ont béni. On ne parle que de ça dans tout le pays. Mais attendez ! Où est mon sac de documents ? j’ai apporté la relation qui en a été faite. Il faut que vous la lisiez. Il le faut absolument. »

Je pris le fragment de journal qu’elle me tendait, et je lus cette noble histoire avec lenteur, car mes yeux étaient tellement obscurcis par les larmes, que je ne distinguais rien. Enfin, je pleurai si fort, que je fus obligée de suspendre ma lecture. J’étais glorieuse d’avoir connu l’homme qui avait montré tant de courage et de dévouement. Je me sentais fière de sa renommée, de ses triomphes. J’enviais le sort des infortunés qui s’étaient agenouillés pour le bénir. Je me serais volontiers mise à genoux moi-même pour le remercier d’être si bon et si brave ; et je sentais que ni mère, ni sœur,… ni épouse, ne pouvaient l’honorer plus que moi. Miss Flite me laissa le compte rendu que j’avais essayé de lire, et quand, vers la chute du jour, elle se leva pour retourner à Londres, elle était plus que jamais sous l’impression de ce naufrage, et moi je n’étais pas encore rassasiée d’en avoir entendu répéter tous les détails.

«  Ma chère, me dit-elle en pliant sa vieille écharpe et en enveloppant ses mitaines avec soin, mon brave docteur doit être fait comte ou baron, et certainement il le sera ; n’êtes-vous pas de cet avis ?

— Qu’il l’a bien mérité, oui ; mais qu’il le sera, non.

— Et pourquoi pas, Fitz-Jarndyce ? me demanda-t-elle avec une certaine vivacité.

— Parce que, lui répondis-je, ce n’est pas l’usage en Angleterre de conférer des titres aux hommes qui se distinguent par des services civils, quels que soient le mérite et le dévouement qu’ils aient montrés d’ailleurs, excepté pourtant dans le cas où ils ont eu le mérite de faire une fortune considérable.

— Miséricorde ! reprit-elle, comment pouvez-vous dire ça, Fitz-Jarndyce ; quand vous savez au contraire que tous ceux qui font la gloire et l’ornement de la Grande-Bretagne en s’illustrant dans les sciences, la littérature, la poésie et les arts, ou en se faisant un nom par leur humanité, sont immédiatement incorporés à la noblesse ; regardez autour de vous, ma chère, et voyez ! il faut que votre raison soit dérangée, si vous ne comprenez pas que c’est pour honorer ce genre de gloire que les titres se sont conservés en Angleterre. »

Elle était convaincue de ce qu’elle disait, car, par instants, elle était vraiment folle.

Et maintenant, il faut que j’avoue le secret que j’ai si longtemps essayé de garder. J’avais cru voir quelquefois que M. Woodcourt m’aimait, que, s’il avait été riche, il m’aurait confié ses sentiments avant de partir, et je pensais alors que s’il me l’avait dit, j’en aurais été bien heureuse ; mais combien je me réjouissais aujourd’hui de ce qu’il n’en était rien ; combien j’aurais souffert d’avoir à lui écrire le changement survenu dans ce visage qui avait eu pour lui quelque charme, et de lui rendre la parole qu’il avait donnée à celle qui n’était plus !

Certes, il valait bien mieux qu’il n’eût jamais parlé. Je pouvais, au fond de mon cœur, redire ma prière enfantine et aspirer à m’élancer jusqu’à lui sans avoir à briser des liens si précieux, ou sans qu’il eût à traîner une chaîne que l’honneur lui aurait peut-être imposée. Je pouvais, grâce à Dieu, poursuivre obscurément la carrière du devoir dans mon étroit sentier, pendant qu’il accomplirait la sienne d’une façon toute glorieuse ; et, bien que séparés durant le voyage, espérer, d’un cœur innocent et désintéressé, le bonheur de le rejoindre plus tard, et de reparaître à ses yeux meilleure qu’il ne m’avait laissée.