Bleak-House (1re  éd. française : 1857 ; texte original : 1852-1853)
Traduction par Mme H. Loreau, sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (p. 169-187).

CHAPITRE XIV.

Le dernier gentleman.

Richard nous quitta le lendemain matin pour entrer chez le docteur Badger, et me témoigna tant de confiance à l’égard d’Éva, qu’il remettait à mes soins, que j’en fus profondément touchée. Même aujourd’hui, je ne me rappelle pas sans émotion la part qu’ils me donnaient dans leurs projets d’avenir, aussi bien que dans leurs affaires présentes. Je devais envoyer toutes les semaines un rapport détaillé à Richard sur Éva, qui de son côté lui écrirait tous les deux jours ; et il devait m’informer régulièrement de ses travaux et du résultat de ses efforts ; je verrais, disait-il, quelle résolution et quelle persévérance il y apporterait ; c’est moi qui, le jour de leur mariage, serais la demoiselle d’honneur ; puis j’irais vivre chez eux ; je tiendrais leur maison ; je serais heureuse à tout jamais.

« Et si, pour couronner tout cela, s’écria Richard, nous venions à gagner notre procès, ce qui est possible, après tout ! »

Les yeux d’Éva s’assombrirent.

« Et pourquoi pas, chère ange ? lui demanda-t-il en s’arrêtant.

— Il vaudrait mieux que la chancellerie eût décrété tout de suite que nous resterons pauvres.

— Je n’en sais rien, reprit Richard ; d’abord la chancellerie ne se prononce jamais tout de suite, et il y a des années qu’elle n’a rien décrété.

— Ce n’est que trop vrai, dit Éva.

— Oui, mais plus il y a de temps que ce procès est commencé, plus il touche à sa fin ; n’est-ce pas une chose évidente ?

— Vous savez cela mieux que moi, Richard ; seulement j’ai peur que ce procès ne nous rende bien malheureux, si nous comptons sur lui.

— Ne craignez rien, chère Éva, je sais trop à quoi m’en tenir ; je dis seulement que, si par hasard ce procès venait à nous enrichir, nous n’aurions pas à nous en plaindre. D’après un jugement solennel, la cour est notre tutrice, et nous devons supposer que tout ce qu’elle nous donnera (si jamais elle nous donne quelque chose) sera justement acquis ; je ne crois pas nécessaire de discuter là-dessus.

— Non, répondit Éva ; mais il vaut peut-être mieux n’y pas penser du tout.

— Eh bien ! n’y pensons plus ; déclarons une fois pour toutes que la chose est condamnée à l’oubli, et que l’affaire est terminée. Approuvé et scellé par-devant dame Durden.

— Dame Durden, répondis-je en sortant la tête d’une caisse où j’emballais des livres, n’était pas très-visible au moment où vous l’avez invoquée ; mais elle approuve complétement la déclaration précédente comme le meilleur parti que vous puissiez jamais suivre. »

Et Richard, ayant répété qu’on n’en parlerait plus, commença immédiatement à faire à ce sujet mille châteaux en Espagne. Il nous quitta là-dessus plein de courage et d’espoir, tandis qu’Éva et moi nous nous préparions, de notre côté, à mener une vie plus calme, où son absence devait laisser un grand vide.

Lors de notre arrivée à Londres, nous étions allés, avec M. Jarndyce, faire une visite à mistress Jellyby, que nous n’avions pas rencontrée ; elle était allée prendre le thé dans une maison où l’on devait s’entretenir de la culture du café sur les bords du Niger ; et comme il était probable qu’il y aurait à ce sujet quelque chose à écrire, elle avait emmené sa fille aînée, à qui cette réunion promettait plus d’ennui que de plaisir. Notre seconde démarche ne fut pas plus heureuse ; mistress Jellyby s’était rendue à Mile-End immédiatement après son déjeuner, pour quelque affaire borrioboulaganaise dont s’occupait la société de ramification des secours de la partie Est de Londres. Je n’avais pas pu voir Pepy, qu’on avait cherché vainement lors de notre première visite, et qu’on supposait avoir suivi la charrette du boueur ; je redemandai cette fois si nous ne pourrions pas l’embrasser ; la maison qu’il avait faite avec des coquilles d’huître était bien dans le corridor, mais lui n’était nulle part ; et la cuisinière pensa qu’il « était allé courir après les moutons. »

Comme nous exprimâmes notre surprise : « Oh ! oui, dit-elle, bien souvent il lui arrive, quand c’est le jour du marché, de s’en aller avec eux jusque hors de la ville, et de revenir ensuite, faut voir dans quel état ! »

Le lendemain, j’étais assise auprès de la fenêtre avec mon tuteur, pendant qu’Éva écrivait à Richard, lorsqu’on annonça miss Jellyby ; elle était accompagnée du vagabond Pepy, qu’elle s’était efforcée de rendre présentable en lui lavant les mains et la figure et en lui mouillant les cheveux, qu’elle avait ensuite roulés sur ses doigts, et qui frisaient comme les poils d’un caniche. Tout ce que portait le pauvre enfant était trop large ou trop court : il avait un chapeau d’évêque anglican et des gants de poupon ; ses brodequins étaient de la forme de ceux des laboureurs ; et ses pauvres jambes, couturées de cicatrices et nuancées de diverses couleurs, sortaient nues d’un pantalon écossais beaucoup trop petit, dont chaque jambière était ornée d’une frange différente ; certains boutons de son paletot avaient été pris évidemment à quelque vieil habit de son père ; et je reconnus l’aiguille inexpérimentée de sa sœur à maints raccommodages faits à la hâte et d’un aspect bizarre que l’on remarquait dans plusieurs parties de sa toilette. Quant à miss Jellyby, dont l’extérieur avait beaucoup gagné, elle était vraiment fort jolie et paraissait avoir conscience du peu de succès qu’avaient eu ses efforts de couture en faveur de son frère, ce qu’elle exprima par le regard qu’elle jeta en entrant, sur lui d’abord, et sur nous trois ensuite.

«  Miséricorde ! s’écria mon tuteur ; quel vent d’est ! »

Éva et moi, nous fîmes à miss Jellyby l’accueil le plus cordial, et nous la présentâmes à M. Jarndyce, à qui elle dit en s’asseyant :

«  Maman vous fait ses compliments et vous prie de l’excuser. Elle n’a pas pu venir avec nous parce qu’elle corrige les épreuves de son projet. Elle va répandre cinq mille circulaires nouvelles, et m’a dit de vous le dire, à cause de l’intérêt que vous prenez à son œuvre ; en voici une que j’ai apportée pour vous.

— Merci, mademoiselle, répondit mon tuteur. Vous direz à madame votre mère que je lui suis fort obligé… Mon Dieu, quel maudit vent ! »

Pendant ce temps-là, nous avions ôté à Pepy son chapeau clérical, et nous lui demandions s’il ne nous avait pas oubliées. Il se cacha d’abord la figure derrière son coude ; mais s’apprivoisant peu à peu à la vue d’un gâteau, il consentit à s’asseoir sur mes genoux, et y resta tranquillement à grignoter sans rien dire. M. Jarndyce nous quitta pour aller dans le grognoir, et miss Jellyby entama la conversation du ton brusque et maussade qui lui était ordinaire.

« Chez nous, tout va plus mal que jamais, commença-t-elle. Je n’ai pas de repos ; toujours l’Afrique ! Autant vaudrait être déportée. C’est affreux… Quand je serais une n’importe qui… »

J’essayai de la calmer.

«  C’est inutile, miss Summerson. Je vous remercie de votre intention ; mais je sais comment on me traite, et ne peux pas souffrir qu’on me dise qu’il faut supporter ça. Vous seriez à ma place que vous feriez comme moi. Pepy, va te mettre sous le piano, tu t’amuseras à y faire l’ours en cage.

— Je ne veux pas, dit l’enfant.

— Oh ! le vilain méchant, l’ingrat, le sans cœur, répliqua miss Jellyby les larmes aux yeux. Une autre fois, je ne vous habillerai plus.

— J’y vais, Caddy, tout de suite, cria Pepy qui était vraiment très-bon et que le chagrin de sa sœur touchait profondément.

— Vous trouvez que c’est bien peu de chose pour que ça me fasse pleurer, dit la pauvre fille en s’excusant ; mais je suis si fatiguée !… J’ai mis des adresses aux nouvelles circulaires jusqu’à deux heures du matin, et la tête me fait mal au point que je n’y vois plus ; et regardez ce pauvre enfant, vit-on jamais une pareille caricature ? »

Pepy, qui heureusement ne se doutait pas du ridicule de sa toilette, alla s’asseoir sous le piano et continua de manger son biscuit en nous regardant tranquillement.

«  Je l’ai envoyé là-bas, continua miss Jellyby en rapprochant sa chaise et en baissant la voix, parce que je ne veux pas qu’il entende ce qui me reste à vous dire. Les enfants ont tant de finesse, et tout va si mal à la maison ! Papa va faire banqueroute : alors maman sera contente ; c’est bien elle qu’il en faudra remercier.

— J’espère, lui répondis-je, que l’état des affaires de M. Jellyby n’est pas aussi mauvais que vous avez l’air de le craindre.

— Vous dites cela par bonté, miss Summerson, et je vous en remercie bien ; mais c’est une affaire finie. Si vous saviez comme papa en est malheureux ! Il m’a dit hier qu’il ne pouvait plus tenir, et je n’en suis pas surprise : les fournisseurs envoient à la maison tout ce qu’ils veulent ; les domestiques en font ce que bon leur semble ; et quand je saurais comment m’y prendre pour mettre ordre à tout cela, je n’aurais pas le temps de le faire. Maman ne s’occupe de rien et se moque pas mal de ce qui arrive ! À la place de papa, je m’en irais et je ne reviendrais plus.

— On ne quitte pas comme cela son intérieur et sa famille, répondis-je en souriant.

— Ah ! oui, elle est jolie, la famille de papa, et il a bien raison d’aimer son intérieur ! Des mémoires à payer, du bruit, de la saleté, du gaspillage et de la misère ; des enfants crasseux tombant, criant, dégringolant ; une maison à l’envers comme un jour de lavage, avec cette différence qu’elle n’est jamais lavée. »

Miss Jellyby frappa du pied en s’essuyant les yeux.

«  J’ai tant de chagrin pour papa et de colère contre maman, poursuivit-elle, que je ne trouve pas de mots pour le dire ; je ne le supporterai pas plus longtemps ; j’y suis bien résolue ; je ne veux pas être esclave toute ma vie, et devenir la femme de M. Quale. Une belle chose, en vérité, que d’épouser un philanthrope ; j’en ai assez comme cela, de toute leur philanthropie. »

Je dois avouer que j’éprouvais moi-même une certaine colère contre mistress Jellyby en écoutant sa pauvre fille, dont je savais trop bien que les plaintes étaient fondées.

« Si vous n’aviez pas été si bonne pour moi quand vous avez couché à la maison, reprit miss Jellyby, je ne serais pas venue vous voir ; je ne l’aurais pas osé. Je dois vous paraître si ridicule ! cependant je me suis décidée à venir, d’autant plus qu’il est probable que je ne vous reverrai pas quand vous reviendrez à Londres. »

Elle accompagna ces paroles d’un coup d’œil significatif.

«  J’ai confiance en vous, poursuivit Caroline ; je puis bien vous conter cela ; vous ne me trahirez pas. Je me suis promise à quelqu’un.

— Sans le dire à vos parents ? demandai-je.

— Certainement, répondit-elle avec vivacité. Vous connaissez ma mère, vous savez comme elle est ; et en parler à papa, c’eût été le rendre plus malheureux encore.

— Mais ne croyez-vous pas, au contraire, que ce serait ajouter à ses chagrins, que de vous marier sans son consentement ?

— Non, répliqua-t-elle avec douceur. Il viendra me voir, et je ferai tous mes efforts pour le consoler et pour le rendre heureux. Pepy et les autres viendront aussi et resteront avec moi chacun à leur tour ; ils auront alors quelqu’un pour les soigner. »

La pauvre Caroline avait un grand fonds de tendresse et de sensibilité ; l’image qu’elle se créait d’un intérieur où elle pourrait être utile à son père et à ses frères l’émut tellement, que Pepy, touché des larmes qu’il lui voyait répandre se mit à sangloter au point que je fus obligée d’aller le chercher dans sa caverne, de l’asseoir sur mes genoux, et que je ne parvins à le calmer qu’en lui faisant embrasser sa sœur, qui se mit à rire pour tâcher de le consoler. Toutefois, comme il avait encore le cœur gros, nous le fîmes monter sur une chaise pour regarder dans la rue, et miss Jellyby, le retenant par une jambe, reprit sa confidence.

«  C’est votre séjour à la maison qui en est cause, nous dit-elle. Je compris, en vous voyant, que j’étais si disgracieuse, que je voulus apprendre à danser. Je parlai de ce projet à ma mère, en lui disant que j’avais honte de moi-même. Elle me regarda sans me voir et ne me répondit pas ; mais j’étais bien décidée à faire ce que j’avais résolu, et je me rendis au cours de M. Turveydrop.

— Et c’est là… commençai-je.

— Mon Dieu, oui, poursuivit-elle, c’est M. Turveydrop qui doit être mon mari ; le jeune, bien entendu, car ils sont deux, le père et le fils. Je regrette bien de n’être pas mieux élevée, et de ne pas pouvoir faire une meilleure femme pour lui. Si vous saviez comme je l’aime !

— Tout cela me fait beaucoup de peine, lui dis-je.

— Pourquoi ? demanda-t-elle d’un air inquiet. M. Turveydrop m’aime beaucoup. Et puisque je dois l’épouser ; mais c’est un secret, même de son côté, parce que son père, qui demeure avec lui, pourrait en ressentir une impression trop vive si on lui apprenait brusquement cette nouvelle. C’est un homme si bien élevé, si distingué !

— Sa femme le sait-elle ? demanda Éva.

— Elle est morte depuis longtemps, répondit Caroline. Voilà où nous en sommes ; et, si j’ai eu tort, c’est la faute de ma mère ; nous nous marierons dès que nous le pourrons ; quand ce sera fini, j’irai le dire à papa et je l’écrirai à maman ; elle ne s’en tourmentera pas ; je ne suis pour elle qu’une machine à écrire. C’est un grand bonheur, ajouta-t-elle en étouffant ses sanglots, de penser qu’une fois mariée je n’entendrai plus parler de l’Afrique ; M. Turveydrop la déteste par amour pour moi ; et son père en ferait autant, s’il savait que ce pays-là existe.

— N’est-ce pas lui qui est si bien élevé ? demandai-je.

— Admirablement ! On vante partout sa tournure.

— Est-il aussi professeur de danse ?

— Non, pas précisément, répliqua miss Jellyby ; mais il a une tournure magnifique. »

Elle ajouta, en rougissant et avec beaucoup d’hésitation, qu’elle voulait nous dire quelque chose, mais qu’elle avait peur de nous déplaire et que, cependant, elle espérait que nous ne la blâmerions pas ; elle avait cultivé la connaissance de miss Flite, la vieille petite folle, et allait souvent la voir le matin, pour rencontrer chez elle son amant qui venait y passer quelques minutes, seulement quelques minutes, avant son déjeuner. « J’y vais aussi dans la journée, continua-t-elle ; mais Prince n’y vient jamais que le matin ; c’est le petit nom de M. Turveydrop ; j’aurais préféré qu’il en eût un autre, il y a tant de chiens qu’on appelle ainsi ; mais ce n’est pas lui qui l’a choisi ; son père le lui a donné en mémoire du prince régent qu’il adorait à cause de sa tournure. J’espère que vous n’aurez pas mauvaise opinion de moi, pour avoir eu avec Prince des rendez-vous chez miss Flite, où nous sommes allées ensemble ; j’aime cette pauvre créature et je crois qu’elle me le rend bien. Si vous connaissiez Prince, je suis sûre qu’il vous plairait. Je vais aller prendre ma leçon ; je n’ose pas vous demander de m’accompagner ; mais, pourtant, si vous le pouviez, je serais si contente, miss Summerson. »

Le hasard voulait que précisément nous eussions fait le projet avec mon tuteur d’aller voir miss Flite ; il avait été vivement intéressé par tout ce que nous lui avions dit de cette pauvre créature, et nous aurait accompagnées chez elle depuis longtemps, si une chose ou l’autre ne l’en avait empêché. Il fut donc convenu que j’irais d’abord au cours de danse avec Caroline et Pepy, et que nous rejoindrions Éva et mon tuteur chez miss Flite, à condition que miss Jellyby et son frère reviendraient dîner avec nous. Cet arrangement accepté avec joie de part et d’autre, je m’occupai de la toilette de Pepy qu’un peu d’eau et de savon, quelques épingles et un coup de peigne rendirent infiniment plus présentable ; et nous sortîmes en dirigeant nos pas vers Newman-street, qui était dans le voisinage ; c’était là que demeurait M. Turveydrop.

Nous entrâmes dans une maison passablement obscure, située au coin d’un passage voûté, et dont chaque fenêtre de l’escalier était décorée d’un buste en plâtre ; un maître de dessin, un marchand de charbon et un lithographe habitaient cette maison, comme me l’avaient appris les plaques de cuivre fixées à la porte d’entrée, parmi lesquelles s’en trouvait une plus grande que les autres et portant le nom de M. TURVEYDROP. La porte était ouverte et laissait voir un piano à queue, une harpe, plusieurs instruments dans leurs étuis, d’assez mauvaise mine au grand jour, et qu’on était en train d’emporter ; miss Jellyby m’informa que, la veille, l’académie de M. Turveydrop avait été louée pour un concert.

Nous montâmes l’escalier ; cette maison avait été belle autrefois, à une époque où probablement quelqu’un s’occupait de la nettoyer et où personne ne l’enfumait de tabac du matin jusqu’au soir. La salle de danse était située au-dessus des écuries et prenait jour par le haut.

C’était une grande pièce, nue et sonore, sentant le cheval, avec des bancs de canne tout autour, et décorée sur la muraille de lyres peintes et de girandoles à pendeloques de cristal, qui semblaient se dépouiller chaque jour de quelqu’un de leurs antiques ornements, comme la ramée, en automne, se dépouille de ses feuilles ; un certain nombre de jeunes filles de treize à vingt-deux ans s’y trouvaient rassemblées ; je cherchais parmi elles où pouvait être leur professeur, lorsque miss Jellyby, me pinçant le bras, me dit en s’acquittant de la présentation d’usage : « Miss Summerson, M. Prince Turveydrop. » Je fis ma révérence à un petit homme, ayant l’air très-jeune, des yeux bleus, des cheveux blonds séparés au milieu et revenant boucler tout autour de la tête ; il tenait une pochette sous le bras gauche ; ses souliers étaient imperceptibles et il avait dans les manières quelque chose d’innocent et de féminin qui, non-seulement m’attira vers lui, mais produisit sur moi un singulier effet : je sentis qu’il devait ressembler à sa mère, douce créature, qui n’avait été sans doute ni appréciée, ni traitée comme elle le méritait.

«  Je suis très-heureux de connaître l’amie de Mlle Jellyby, dit-il en me faisant un profond salut ; comme il est un peu tard, ajouta-t-il avec un tendre embarras, je commençais à craindre que mademoiselle ne vînt pas aujourd’hui.

— C’est à moi, répondis-je, qu’il faut attribuer ce retard ; j’espère, monsieur, que vous voudrez bien me le pardonner.

— Mademoiselle !…

— Je vous en prie, monsieur, que je ne sois pas la cause d’un retard plus grand encore. »

Et j’allai m’asseoir entre Pepy qui, en habitué de la maison, avait déjà grimpé sur un banc, et une vieille dame à l’air caustique, dont les deux nièces faisaient partie de la classe et qui se montra fort indignée des brodequins rustiques du pauvre enfant. Prince fit résonner sa pochette, et ses élèves se mirent en place ; c’est alors que, par une porte latérale, apparut M. Turveydrop, dans toute la noblesse et l’élégance de sa tournure.

C’était un gentleman vieux et gras, ayant de fausses dents, un faux teint, de faux cheveux et des favoris d’emprunt. Il portait un col de fourrure et avait un habit rembourré sur la poitrine, auquel manquait seulement une étoile ou un large ruban bleu, pour se donner un air aristocratique. Il était aussi pincé, gonflé, sanglé, brossé qu’il est possible de l’être ; sa cravate, où son menton et ses oreilles avaient complétement disparu et qui lui faisait sortir les yeux de la tête, l’étranglait au point que son cou aurait doublé de volume si on l’avait desserrée. Il portait sous le bras un immense chapeau, dont la forme s’évasait comme un tromblon ; il tenait à la main une paire de gants blancs dont il frappait négligemment le susdit chapeau, en s’appuyant sur une jambe, le coude arrondi, l’épaule haute, avec une élégance qui ne saurait être surpassée ; il avait une canne, un lorgnon, une tabatière, des manchettes, des bagues, tout ce qu’on peut imaginer, excepté du naturel ; il n’avait rien d’un jeune homme, encore moins d’un vieillard, et ne ressemblait qu’à lui-même, c’est-à-dire à un modèle de tournure.

«  Mon père, une visite : Mlle Summerson, l’amie de Mlle Jellyby.

— Très-honoré de la présence de Mlle Summerson, répondit le vieux gentleman, dont le blanc des yeux me parut se plisser sous l’effort qu’il fit en se courbant pour me saluer avec grâce.

— Mon père, me dit Prince d’un air à la fois affectueux et convaincu, est une célébrité ; on l’admire extrêmement.

— Allez, Prince, allez ; continuez votre leçon, dit M. Turveydrop en agitant ses gants avec un geste plein de condescendance ; allez, mon fils. »

Et la leçon continua ; Prince jouait de la pochette en dansant, du piano en restant debout, chantait de sa faible voix en prenant la main d’une élève dont il rectifiait les pas ; s’occupant en conscience de celles dont les progrès étaient les moins rapides et ne se reposant jamais, tandis que son admirable père, debout devant la cheminée, déployait toute la grâce de sa tournure.

« Jamais il ne fait autre chose, me dit la vieille dame à l’air caustique ; et, vous ne le croiriez pas, c’est son nom qui est gravé sur la porte.

— C’est en même temps celui de son fils, répondis-je.

— C’est bien heureux qu’il ne puisse pas le lui prendre ; sans quoi, le pauvre garçon ne l’aurait plus depuis longtemps ; regardez l’habit du fils. »

Il montrait la corde, et peu s’en fallait qu’il ne fût déchiré.

« Mais il faut, continua la vieille dame, que le père soit mis élégamment, par respect pour sa tournure ; vieux fat ! il m’agace tellement que je voudrais le voir enfermer.

— Est-ce qu’il donne des leçons de maintien ? demandai-je à ma voisine.

— Lui ? répliqua la vieille dame, il n’a jamais rien donné. » J’insinuai que l’escrime avait peut-être…

«  Non, répondit-elle encore ; je ne crois pas même qu’il ait su faire des armes. »

Je témoignai ma surprise et ma curiosité ; la vieille dame, s’animant de plus en plus contre M. Turveydrop, me raconta qu’il avait épousé une petite maîtresse de danse, faible et douce créature, ayant pas mal d’élèves ; et, comme il n’avait jamais fait autre chose que d’étaler ses grâces, il fit travailler la pauvre femme, ou du moins souffrit qu’elle travaillât jusqu’à extinction de chaleur vitale, pour subvenir aux dépenses que nécessitait sa position dans le monde. Ne fallait-il pas, pour exhiber sa tournure devant les meilleurs juges, et en même temps pour avoir toujours sous les yeux les meilleurs modèles du genre, ne fallait-il pas qu’il fréquentât les endroits les plus recherchés du public fashionable ; qu’il allât à Brighton et ailleurs, et qu’il vécût sans rien faire dans de magnifiques habits ! C’était pour lui permettre de mener cette vie fastueuse que la petite maîtresse de danse avait travaillé sans relâche, et travaillerait encore si ses forces avaient duré jusqu’à ce jour ; car le plus curieux de l’histoire, c’est qu’en dépit de l’égoïsme de cet homme, sa pauvre femme, subjuguée par tant de grâces, l’avait pris au sérieux jusqu’au dernier soupir, et avait trouvé à son lit de mort les expressions les plus touchantes, pour le confier à son fils comme un être dont il ne serait jamais assez fier, et qui avait des droits imprescriptibles à son dévouement et à sa reconnaissance. Le fils avait hérité des sentiments de sa mère, avait grandi dans la foi où il vivait encore, et travaillait douze heures par jour au bénéfice de son père, que ses humbles regards contemplaient avec amour sur le piédestal où trônait le vieux gentleman.

«  Se donne-t-il des airs ! continua ma voisine en regardant de travers M. Turveydrop, qui mettait ses gants trop étroits. Il est persuadé qu’il appartient à l’aristocratie, et vous croiriez, à l’entendre, qu’il est le meilleur de tous les pères. Oh ! si je pouvais le mordre ! » ajouta-t-elle avec une véhémence dont je ne pus m’empêcher de sourire malgré la tristesse que m’avait causée le récit qu’elle venait de me faire. Il était impossible de n’être pas convaincu de la vérité de ses paroles en voyant le père et le fils ; et mes yeux allaient du pauvre Prince, qui se donnait tant de peine, au vieux gentleman qui se pavanait à l’aise, quand celui-ci vint à moi en se dandinant, et me demanda « si Londres avait le bonheur d’être mon séjour habituel, ou si le charme de ma présence était purement provisoire. » Je ne crus pas nécessaire de lui dire ce que je pensais du charme de ma présence, et me bornai à lui répondre que j’habitais la campagne.

«  Une personne aussi accomplie, dit-il en baisant son gant droit, qu’ensuite il étendit du côté des élèves, voudra-t-elle bien se montrer indulgente pour les grâces qui nous manquent ? nous faisons tous nos efforts pour polir, polir, polir. »

Il s’assit à côté de moi, en ayant soin de se poser sur le banc, comme son illustre maître, dans la gravure où ce dernier est assis sur un sofa, et l’imita vraiment à s’y méprendre.

«  Pour polir, polir, polir, répéta-t-il en prenant une prise de tabac et en agitant les doigts avec délicatesse ; mais, poursuivit-il en saluant des épaules, en relevant les sourcils et en fermant les yeux, nous ne sommes plus, si toutefois je puis m’exprimer ainsi devant une personne comblée de toutes les grâces que l’art et la nature aient jamais pu donner, nous ne sommes plus ce que nous avons été, sous le rapport des manières et de la tournure.

— Vraiment, monsieur ?

— Nous avons dégénéré, reprit-il en hochant la tête dans sa cravate ; un siècle d’égalité comme le nôtre n’est pas favorable au bon ton et à la suprême élégance ; il développe nécessairement tous les instincts vulgaires. Peut-être ne suis-je pas complétement désintéressé dans la question ; il ne m’appartient pas de vous dire qu’on m’a surnommé le Gentleman ; et que S. A. R. le prince régent ayant remarqué le salut que je lui adressai au moment où il sortait du pavillon de Brighton (cet élégant édifice), me fit l’honneur de demander : « Qui est-il ? Qui diable est-il ? Pourquoi m’est-il inconnu ? Pourquoi n’a-t-il pas trente mille livres par an ?… » Simple anecdote… mais qui est tombée dans le domaine public, ma’ame, et qu’on répète encore dans les plus hautes régions de la société.

— Vraiment ! monsieur. »

Il salua des épaules.

«  Dans ces régions, ajouta-t-il, où s’est réfugié ce qui nous reste de grâce et d’élégance. L’Angleterre, ma patrie, hélas ! a bien dégénéré, et dégénère chaque jour ; les gentlemen s’en vont ; nous sommes bien peu maintenant, et je ne vois pour nous succéder qu’une race d’industriels.

— On peut espérer, monsieur, que la race des gentlemen se perpétuera dans cette maison.

— Vous êtes mille fois bonne, me répondit-il avec un sourire et en saluant toujours des épaules ; vous me flattez ; mais non… non ! Je n’ai jamais pu inculquer à mon pauvre fils cette partie importante de son art ; le ciel me préserve de me montrer injuste pour ce cher enfant dont je reconnais le mérite ! mais il n’a… pas de tournure.

— Il paraît être un excellent professeur, répondis-je.

— Entendons-nous, chère ma’ame ; c’est un excellent maître ; il possède tout ce qui peut s’acquérir, démontre et donne à ses élèves tout ce qui peut s’enseigner ; mais il y a de ces choses !… il aspira sa prise de tabac en arrondissant le coude et en relevant les épaules comme pour me dire : « Ceci, par exemple. »

Je jetai un coup d’œil au centre de la pièce où l’amant de Caroline se donnait plus de peine que jamais.

«  Aimable enfant ! murmura M. Turveydrop en rajustant sa cravate.

— Monsieur votre fils est infatigable, lui dis-je.

— C’est ma récompense de vous entendre parler ainsi. Cher Prince ! il marche, à quelques égards, sur les pas de sa sainte mère ; une créature d’un dévouement… une femme, c’est tout dire ; un être aimable et doux. Quel sexe que le vôtre ! » ajouta M. Turveydrop de la façon la plus galante et la plus détestable.

Je me levai pour aller rejoindre Caroline qui mettait son chapeau ; la leçon était finie, et c’était un trémoussement général de toutes les élèves se préparant au départ. Je ne sais pas comment la pauvre Caroline et l’infortuné Prince avaient trouvé le moment d’échanger leurs serments ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils n’avaient pas eu l’occasion de se parler deux minutes depuis notre arrivée.

«  Prince, dit M. Turveydrop en s’adressant à son fils d’une voix bénigne, savez-vous l’heure qu’il est ?

— Non, mon père. » Le fils n’avait pas de montre : Le père tira la sienne avec une majesté qui se proposait pour modèle au genre humain tout entier.

«  Mon fils, il est deux heures, répondit-il ; n’oubliez pas qu’à trois heures précises vous avez un cours à Kensington.

— J’y serai, mon père ; je vais manger seulement un morceau et partir.

— Cher enfant ! il faut vous dépêcher ; vous trouverez le mouton froid sur la table.

— Merci, mon père ; sortez-vous bientôt ?

— Oui, cher enfant ; je crois, répondit M. Turveydrop en fermant les yeux et en haussant les épaules avec modestie, je crois devoir, comme à l’ordinaire, me montrer par la ville.

— Vous feriez bien de dîner quelque part d’une manière confortable, dit Prince.

— J’en ai l’intention, cher enfant ; je prendrai mon léger repas au restaurant français, sous la colonnade de l’Opéra.

— Vous avez raison ; n’y manquez point ; adieu, mon père, dit Prince en lui prenant la main.

— Adieu, mon fils ; Dieu vous garde ! »

Ces paroles, que le vieux gentleman prononça d’une voix pieuse, firent un bien évident au jeune homme, qui se montrait si fier et si enchanté de son glorieux père, que je me reprochais presque, à cause de lui, de ne pas assez partager son admiration pour M. Turveydrop. L’instant qu’il nous donna pour prendre congé de nous, surtout de miss Jellyby, augmenta l’impression favorable qu’il avait faite sur moi ; et je ressentis pour lui un intérêt si réel, que lorsque, malgré son désir de rester plus longtemps auprès de Caroline, je le vis mettre son petit violon dans sa poche et partir de bonne humeur pour aller manger son mouton froid et courir à Kensington, j’éprouvai contre son père une indignation presque aussi vive que celle de la vieille dame.

Le gentleman ouvrit la porte, nous reconduisit en nous faisant un salut digne en tout point de son illustre modèle, et passa de l’autre côté de la rue, toujours avec la même élégance, pour aller se montrer dans la partie la plus aristocratique de la ville au milieu des rares gentlemen qui nous restent encore. Je fus tellement absorbée pendant quelques instants par tout ce que je venais de voir et d’entendre, qu’il m’était impossible d’écouter Caroline. Je me demandais s’il n’existait pas, en dehors des maîtres de danse, d’autres personnes encore, ayant pour seule affaire de déployer leurs grâces, et vivant uniquement de la réputation de leur tournure. Cette pensée qu’il pouvait exister dans le monde une quantité de gentlemen Turveydrop finit par m’obséder, au point que je fus obligée de faire un violent effort sur moi-même pour la chasser de mon esprit et pour renouer la conversation, qui ne s’arrêta plus jusqu’à notre arrivée à Lincoln’s-Inn.

Miss Jellyby me raconta que l’éducation du pauvre Prince avait été si négligée qu’il n’était pas toujours facile de déchiffrer son écriture. « S’il se préoccupait moins de son orthographe, disait-elle, je suis persuadée qu’il réussirait mieux ; il met tant de lettres dans les mots les plus simples, que bien souvent on ne sait plus ce que ça veut dire ; mais comment pourrait-on espérer qu’il en sût davantage, n’ayant fait toute sa vie qu’apprendre ou montrer à danser, du matin jusqu’au soir ? » Et puis, après tout, la chose importait peu ; elle se chargerait des écritures ; il lui en avait coûté assez cher pour qu’elle sût l’orthographe, et mieux valait que Prince fût aimable que savant. « D’ailleurs, ce n’est pas, dit-elle, comme si j’étais une fille instruite, qui pût se donner des airs ; grâce à maman, je ne sais presque rien non plus.

«  Il y a encore autre chose que je voudrais bien vous dire, à présent que nous sommes seules, continua miss Jellyby ; vous savez quelle maison est la nôtre, miss Summerson, et que je ne pouvais rien y apprendre qui pût m’être utile pour tenir celle de Prince. Nous vivons au milieu d’un tel désordre, que c’eût été perdre mon temps et me décourager tout à fait que d’essayer de m’occuper du ménage ; et devinez avec qui je me suis mise à l’apprendre : avec pauvre miss Flite ! Je vais de bonne heure chez elle ; je l’aide à nettoyer sa chambre, à soigner ses oiseaux ; je lui fais son café (elle m’a montré la manière) ; je réussis tellement bien, que Prince m’a dit n’en avoir jamais goûté de meilleur, et que cela fera les délices du vieux M. Turveydrop, qui est très-connaisseur et très-difficile en fait de café. Je sais faire aussi des puddings, acheter le mouton, le sucre, le thé, le beurre et une foule d’autres choses. Par exemple, je ne suis pas très-habile à travailler de l’aiguille, dit-elle en jetant un coup d’œil sur les raccommodages qu’elle avait faits aux vêtements du pauvre Pepy ; mais plus tard, peut-être que je saurai mieux. Depuis que mon mariage est convenu avec Prince, et que je me suis mise à travailler avec miss Flite, je sens que mon caractère est meilleur. Ce matin, si je me suis emportée chez vous contre maman, c’est qu’en vous voyant toutes les deux si bien mises et si jolies, je me suis trouvée honteuse de moi-même, et surtout de Pepy ; mais j’espère avoir gagné sous ce rapport et finir par ne plus en vouloir tant à maman. »

La pauvre enfant disait cela dans la simplicité de son cœur, et je me sentis émue.

«  J’éprouve une grande affection pour vous, chère Caroline, répliquai-je, et j’espère que nous deviendrons amies.

— Vraiment ! s’écria-t-elle ; oh ! comme je serai heureuse !

— Soyons-le tout de suite, chère Caroline, et parlons souvent de tout ce qui vous occupe et vous embarrasse, ce sera le meilleur moyen de triompher de toutes les difficultés. »

Je continuai à l’encourager en lui disant, à ma manière, tout ce que je pus trouver dans ma tête et dans mon cœur, et nous arrivâmes à la maison de M. Krook, dont la porte était ouverte et où une affiche annonçait qu’au second étage une chambre était à louer. Caddy m’apprit alors, en montant l’escalier, qu’il y avait eu dans cette chambre une mort subite ; qu’on avait fait une enquête à ce sujet, et que notre vieille petite amie en avait été malade de frayeur. La porte était ouverte, c’était celle que m’avait désignée la pauvre folle la première fois que j’étais venue dans la maison. Je n’ai rien vu de plus sombre et de plus désolé que cette chambre, qui me fit éprouver une sensation de terreur dont je ne fus pas maîtresse. « Comme vous êtes pâle ! on dirait que vous avez froid ! » s’écria miss Jellyby. Effectivement, cette chambre m’avait glacée.

Nous trouvâmes miss Flite dans sa mansarde. Éva et mon tuteur étaient arrivés déjà depuis quelque temps. Ils regardaient les oiseaux, pendant qu’un jeune médecin, qui avait la bonté de donner ses soins à miss Flite, causait avec elle auprès du feu.

«  Notre malade est beaucoup mieux, dit-il en s’avançant vers nous, et peut reparaître demain à la cour, où son absence a été vivement regrettée, à ce que j’ai pu savoir. »

Miss Flite reçut le compliment sans en être surprise, et nous fit la révérence.

«  Très-honorée, dit-elle, de cette seconde visite des pupilles de la cour. Très-heureuse de recevoir sous mon humble toit Jarndyce de Bleak-House, ajouta-t-elle en faisant une révérence particulière à mon tuteur ; Fitz-Jarndyce, mon enfant (c’est ainsi qu’elle appelait toujours miss Jellyby), bonjour encore et bienvenue !

— A-t-elle été sérieusement malade ? demanda M. Jarndyce au docteur ; mais bien que la question eût été faite à voix basse, ce fut miss Flite qui répondit.

— Oh ! très-malade, dit-elle d’un ton confidentiel ; pas de corps, mais d’esprit. Oh ! les nerfs, les nerfs ! Voyez-vous, continua-t-elle en tremblant et en baissant la voix, nous avons eu la mort dans cette maison, un empoisonnement. Je suis très-impressionnable, et j’ai été fort effrayée ; M. Woodcourt est le seul qui ait connu toute ma frayeur. Je vous présente M. Woodcourt, mon médecin, nous dit-elle avec beaucoup de dignité ; M. Woodcourt, les pupilles dans l’affaire Jarndyce, Jarndyce de Bleak-House, et Fitz-Jarndyce.

— Miss Flite, répondit M. Woodcourt d’une voix grave, en mettant la main sur le bras de la pauvre folle, miss Flite décrit sa maladie avec sa pénétration ordinaire. Elle a été alarmée d’un événement qui aurait effrayé quelqu’un de plus robuste ; l’émotion l’a rendue très-souffrante ; elle m’avait appelé au moment où l’on découvrit la mort de cet infortuné. Malheureusement il était trop tard ; mais j’ai compensé le regret que j’avais éprouvé dans cette triste circonstance, en revenant ici donner mes soins à miss Flite, et en ayant cette fois l’avantage de pouvoir lui être utile.

— Le plus généreux de tous les membres, du corps médical, me dit tout bas miss Flite. J’attends le prononcé du jugement, pour lui donner de vastes domaines.

— D’ici à un jour ou deux, reprit M. Woodcourt en la regardant avec un sourire, miss Flite sera tout à fait guérie et se portera mieux que jamais. Vous avez appris sa bonne fortune ?

— La chose la plus extraordinaire ! On n’a rien vu de pareil ! nous dit miss Flite, dont le visage rayonnait. Tous les samedis, Kenge le beau diseur, ou Guppy, l’un de ses clercs, me met un papier dans la main, avec un billet de quelques schellings. Toujours le même nombre ; autant de schellings qu’il y a de jours dans la semaine. Et vous savez si cela vient à propos ! D’où m’arrive cet argent ? c’est la question. Vous dirai-je ce que je pense ? Eh bien ! continua miss Flite, en se reculant d’un air fin et en agitant l’index de la main droite d’une manière significative, je pense que c’est le lord chancelier qui me l’envoie, prenant en considération la longueur du temps qui s’est écoulé depuis l’apposition du grand sceau ; car il y a bien des années que le commencement en est, et il continuera sans doute jusqu’au jour du jugement. C’est fort honnête, comme vous voyez, plein de délicatesse d’avouer ainsi qu’il met un peu de lenteur dans sa manière d’agir. Dernièrement, à la cour, où je ne manque jamais l’audience, avec mes documents, je l’accusai d’être l’auteur de cet envoi ; il le confessa presque ; du moins il répondit par un sourire à celui que je lui adressai de mon banc. »

Nous lui exprimâmes nos félicitations bien sincères, et je lui témoignai le désir de voir continuer cette rente, qui venait si à propos augmenter ses revenus. Quant à deviner d’où elle pouvait provenir, mon tuteur était devant moi, absorbé, par l’attention qu’il prêtait à la volière de miss Flite, et je n’avais pas besoin de chercher plus longtemps quelle était la personne qui se montrait aussi discrète que généreuse à l’égard de notre amie.

«  Comment appelez-vous ces oiseaux, madame ? demanda-t-il d’un air gracieux ; ont-ils chacun leur nom ?

— Oui, répondis-je, et même miss Flite nous a promis de nous les dire.

— Vous ai-je fait cette promesse ? Je vais alors… Mais qui est là ? Krook, pourquoi écoutez-vous à ma porte ?

— Je n’écoutais pas, miss Flite, dit le vieux marchand, qui entra, son bonnet fourré à la main et son chat derrière lui ; j’allais frapper… mais vous êtes si vive !

— Renvoyez votre chat, renvoyez-le ! s’écria la petite vieille avec colère.

— Bah ! bah ! répondit M. Krook en tournant lentement vers chacun de nous son regard perçant et rusé. Ne craignez rien ; elle ne touchera pas aux oiseaux tant que je serai là, à moins que je ne le lui dise.

— Ne faites pas attention ; excusez-le, nous dit miss Flite d’un air grave, il est fou, complétement fou. Que venez-vous faire ici, quand j’ai du monde, Krook ?

— Hi ! hi ! Vous savez que je suis le lord chancelier, répondit le vieillard.

— Qu’est-ce que cela fait ? répliqua miss Flite.

— Il est assez drôle que le lord chancelier ne connaisse pas tous les Jarndyce. Votre serviteur, monsieur. J’en sais aussi long que vous sur votre affaire en chancellerie. J’ai connu le vieux squire Tom ; mais je ne vous ai jamais vu, monsieur, pas même à la cour. J’y passe pourtant bien des heures dans le courant d’une année.

— Je n’y vais jamais, répondit mon tuteur ; j’aimerais mieux…

— Vous vous montrez sévère pour mon noble collègue, monsieur. Après tout, c’est naturel chez un Jarndyce : chat échaudé craint l’eau froide. Que dites-vous de ma locataire ? poursuivit le regrattier, qui peu à peu s’était approché de mon tuteur et le regardait à travers ses lunettes. C’est une des bizarreries de miss Flite de ne pas vouloir dire le nom de ses oiseaux. Flite, voulez-vous que je m’en charge ? demanda-t-il en se tournant vers la petite vieille.

— Comme vous voudrez, » répondit-elle vivement.

M. Krook leva les yeux vers la cage et commença la liste suivante :

«  Jeunesse, Joie, Espérance, Paix, Repos ; Vie, Cendres, Poussière, Désordre, Besoin, Ruine, Désespoir, Fureur, Trépas ; Ruse, Sottise, Paroles, Perruques, Haillons, Parchemin, Dépouilles, Arrêt, Jargon ; Épinards et Jambon. Les voilà tous, dit le vieux marchand, tous emprisonnés là, de par mon noble confrère.

— Un vent affreux ! murmura mon tuteur.

— Ils seront mis en liberté le jour où mon savant collègue prononcera son jugement, continua M. Krook en faisant une grimace ; et alors, ajouta-t-il plus bas, si jamais cela arrive, ils tomberont sous la griffe de quelque autre oiseau qu’on n’a pas mis en cage.

— Si le vent fut jamais de l’est, dit mon tuteur en cherchant du regard une girouette, c’est assurément aujourd’hui. »

Il nous fut très-difficile de quitter la maison ; non pas parce que miss Flite insista pour nous retenir : elle était aussi raisonnable que possible toutes les fois qu’il s’agissait de respecter la volonté des autres, mais M. Krook ne pouvait se détacher de mon tuteur. On eût dit qu’une chaîne invisible l’unissait étroitement à M. Jarndyce, qu’il suivait pas à pas, et qui, bon gré, mal gré, dut traverser la chancellerie du vieux marchand et subir l’exhibition du singulier mélange qui s’y trouvait contenu. M. Krook prolongeait évidemment cette entrevue avec l’intention d’entamer un sujet qu’il n’osait aborder ; jamais la crainte et le désir, jamais l’indécision n’a été plus clairement exprimée que par la physionomie et les manières du vieillard. M. Krook ne quittait pas mon tuteur, et l’observait de l’air inquiet et rusé d’un vieux renard blanc ; se mettant en face de lui dès que nous nous arrêtions, et passant et repassant sa main noueuse sur ses lèvres ouvertes avec le sentiment de l’importance de ce qu’il avait à dire, relevant les yeux en fronçant les sourcils, et cherchant à lire dans tous les traits du visage de son visiteur, sans parvenir à surmonter l’embarras ou la défiance qui l’empêchait de parler.

Après avoir parcouru toute la maison, toujours suivis par le chat, et regardé l’étrange assemblage qui formait le commerce de M. Krook, nous entrâmes dans une arrière-boutique, où plusieurs alphabets imprimés en différents caractères étaient collés à la muraille, et où nous vîmes, sur un tonneau dressé, une bouteille d’encre, quelques vieux trognons de plumes et quelques affiches de théâtre déchirées et crasseuses.

«  Que faites-vous dans cette pièce ? lui demanda mon tuteur.

— J’y essaye d’apprendre à lire et à écrire tout seul, répondit M. Krook.

— Et réussissez-vous ?

— Assez mal, répliqua le vieillard d’un air mécontent. C’est difficile, à mon âge.

— Vous auriez bien moins de peine si quelqu’un vous montrait ? reprit M. Jarndyce.

— Oui, sans doute si j’étais sûr d’être bien montré, répliqua M. Krook, dont le regard soupçonneux étincela. J’ai beaucoup perdu à ne pas avoir su lire, mais je ne voudrais pas qu’on me fît perdre encore plus en me l’apprenant de travers.

— Et qui donc vous montrerait à lire de travers ? demanda mon tuteur en souriant.

— Je ne sais pas, monsieur Jarndyce, répliqua le vieillard en relevant ses lunettes et en se frottant les mains. Je ne suppose pas que personne voudrait… mais il vaut toujours mieux s’en rapporter à soi que de compter sur les autres. »

Tout cela était assez bizarre pour qu’en revenant avec M. Woodcourt, mon tuteur demandât à ce dernier si M. Krook n’était pas un peu comme le disait sa locataire. Le jeune médecin répondit qu’il n’avait aucun motif de le croire ; que M. Krook était d’une défiance excessive, comme tous les gens ignorants ; et, d’ailleurs, presque toujours sous l’influence du gin, dont il faisait une énorme consommation, ainsi que nous avions pu le remarquer à l’odeur qu’exhalait sa boutique et surtout sa personne ; mais il ne voyait rien chez lui, jusqu’à présent, qui dénotât de la folie.

Chemin faisant, je me conciliai tellement l’affection de Pepy, en lui achetant un petit moulin à vent avec deux sacs de farine, qu’à table il fallut absolument le placer à côté de moi. Sa sœur se mit auprès d’Éva. La pauvre Caroline était rayonnante ; sa joie nous rendait heureuses, et mon tuteur n’était pas moins gai que nous. Le soir, Caroline retourna chez elle en fiacre avec Pepy, qu’on avait porté dans la voiture, profondément endormi, mais tenant toujours son petit moulin à vent.

J’oubliais de dire, ou, si je ne l’ai pas oublié, je suis toujours bien sûre de ne pas l’avoir dit, que M. Woodcourt, le médecin de miss Flite, était ce jeune homme brun que nous avions rencontré chez le docteur Bayham Badger ; et puis encore que M. Jarndyce l’invita à dîner avec nous ; et puis aussi qu’il accepta, et qu’après son départ, ayant dit à Éva : « Mignonne aimée, si nous parlions de Richard ? » elle se mit à rire et me dit… Mais à quoi bon répéter ce que me dit mignonne aimée ? »

Cette chère Éva ! elle aimait tant à rire !