Belliou la fumée/Texte entier

Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 5-TdM).

BELLIOU LA FUMÉE


LE GOÛT DE LA VIANDE

I

Au commencement, c’était Christophe Belliou. Il devint Chris Belliou à l’époque où il fréquenta le lycée. Plus tard, parmi la bohème de San Francisco, il s’appela Kit Belliou. Et à la fin on ne lui connaissait d’autre nom que Belliou-la-Fumée. Cette évolution patronymique résume sa propre histoire.

Or, rien de tout ceci ne serait arrivé s’il n’avait possédé une tendre mère et un oncle de fer, et n’avait reçu une lettre de Gillet Bellamy.

« Je viens de parcourir un numéro de La Vague − écrivait cet ami de Paris. Naturellement O’Hara réussira avec ce canard-là, mais il y manque de la critique théâtrale… (Suivait le détail d’améliorations possibles à l’embryon d’hebdomadaire mondain.) Allez le voir ; laissez-lui croire que ces suggestions viennent de vous. Ne lui dites pas qu’elles sont de moi : il me bombarderait correspondant de Paris, et je n’en ai pas les moyens, attendu que les grosses revues me crachent des espèces sonnantes pour ce que j’écris. Surtout n’oubliez pas de lui dire d’envoyer au bain le bonhomme qui fait la critique musicale et artistique… Autre chose : San Francisco, qui a toujours eu sa littérature locale, n’en possède pas en ce moment. Dites à O’Hara de se débrouiller pour trouver un oiseau rare capable de pondre un feuilleton bien vivant et d’y mettre le vrai coloris et le charme romanesque de San Francisco. »

Et Kit Belliou alla aux bureaux de La Vague pour transmettre ces conseils. O’Hara écouta. O’Hara discuta. O’Hara acquiesça. Il renvoya le bonhomme qui faisait la critique. O’Hara alla même plus loin : il avait une manière à lui, celle que redoutait Gillet jusque dans son Paris lointain. Quand O’Hara voulait une chose, aucun de ses amis ne pouvait la lui refuser, ni résister à sa lénitive contrainte. Avant de parvenir à s’échapper de son bureau, Kit Belliou s’était associé avec lui comme directeur, avait consenti à pondre des colonnes de critique hebdomadaire en attendant la découverte d’un plumitif convenable, et s’était lui-même engagé à fournir un feuilleton local de dix mille mots par semaine… le tout à l’œil. O’Hara lui avait expliqué copieusement comme quoi La Vague ne payait pas encore, et lui avait démontré de façon non moins probante que s’il existait à San Francisco un homme capable d’écrire une chronique, cet homme-là était Kit Belliou en personne.

« Ô dieux ! C’est moi qui suis l’oiseau », geignait Kit en descendant l’étroit escalier.

Ainsi commença son servage envers O’Hara et les insatiables colonnes de La Vague. De semaine en semaine il trôna sur une chaise de bureau, évinça des créanciers, lutta avec des imprimeurs, et débita une moyenne hebdomadaire de vingt-cinq mille mots sur les sujets les plus variés. Et ses travaux ne s’allégèrent pas. La Vague était ambitieuse. Elle se lança dans l’illustration ; c’était un procédé dispendieux. Elle ne rapportait jamais de quoi rémunérer Kit Belliou, d’où il découlait en bonne logique qu’elle ne pouvait se payer une augmentation de personnel.

« Voilà ce que c’est que d’être un bon type, grognait un jour Kit.

— Le ciel soit loué d’en produire de pareils ! s’écria O’Hara en lui secouant la main avec des larmes dans les yeux. Vous êtes ma planche de salut, Kit ! Sans vous j’étais flambé. Encore un peu de patience, mon vieux, et les choses iront mieux.

— Jamais ! gémit Kit. Mon destin me paraît clair. Je suis ici à perpétuité. »

À quelque temps de là, il crut avoir trouvé un moyen d’en sortir. Ayant épié l’occasion, en présence d’O’Hara il trébucha contre une chaise. L’instant d’après, il se heurta au coin de la table, et sa main tâtonnante renversa un pot de colle.

« Vous êtes rentré tard cette nuit ? » lui demanda O’Hara.

Kit se frotta les paupières et jeta des regards inquiets autour de lui avant de répondre.

« Non, non, ce n’est pas cela. Ce sont mes yeux. Il me semble qu’ils se rétractent du monde et me rentrent dans la tête, voilà tout. »

Pendant plusieurs jours, il continua à se cogner dans les meubles du bureau. Mais le cœur d’O’Hara ne s’amollissait pas.

« Je vais vous dire ce qu’il faut faire, déclara-t-il un jour. Il faut aller voir un oculiste, le docteur Hassdaple, par exemple. C’est une bonne pâte, et cela ne vous coûtera rien. Nous pourrons payer la consultation en annonces. J’irai lui en parler moi-même. »

Fidèle à sa parole, il dépêcha Kit chez le spécialiste.

« Vos yeux n’ont rien du tout, fut le verdict du médecin, après un examen prolongé. Et même vous les avez magnifiques, comme on n’en rencontre guère qu’une paire sur un million.

— N’en dites rien à O’Hara, supplia Kit, et donnez-moi des lunettes fumées. »

Le résultat de ce complot fut qu’O’Hara lui exprima sa sympathie et lui fit une séduisante description du temps où La Vague marcherait toute seule.

Kit Belliou avait de quoi vivre, heureusement pour lui. Si modeste que fût son revenu en comparaison de certains, il lui permettait de faire partie de plusieurs clubs et de louer un atelier dans le Quartier latin de San Francisco. En réalité, depuis qu’il était associé à la direction du journal, ses dépenses avaient prodigieusement diminué. Il n’avait pas le temps de gaspiller de l’argent. Il ne mettait plus les pieds à son atelier, il n’y invitait plus les bohèmes de la ville à ses fameux dîners sur réchauds. Néanmoins, il était toujours dans la dèche : La Vague, en détresse perpétuelle, absorbait ses fonds aussi bien que son cerveau. Périodiquement, les dessinateurs refusaient de dessiner, le imprimeurs d’imprimer et parfois même le garçon du bureau, faisant office de commissionnaire, refusait d’officier. En pareil cas, O’Hara regardait Kit, et Kit faisait le reste.

Lorsque le vapeur Excelsior, arrivant de l’Alaska, apporta la nouvelle de la ruée qui mit le pays sens dessus dessous, Kit hasarda une proposition absolument frivole.

« Écoutez, O’Hara, dit-il. Cette course à l’or va prendre des proportions. Ce sont les jours de 49 qui reviennent. Si je m’en chargeais pour La Vague ? Je paierais mes frais. »

O’Hara secoua la tête.

« Je ne puis me passer de vous au bureau, Kit. Et puis il y a ce feuilleton. En outre, j’ai vu Jackson il n’y a pas une heure. Il part demain pour le Klondike, et il est convenu qu’il enverra toutes les semaines une lettre et des photos. Je ne l’ai pas lâché avant d’avoir sa promesse. Et le plus beau de l’affaire est que cela ne nous coûte rien. »

La prochaine occasion où Kit devait entendre parler du Klondike se présenta dans l’après-midi, lorsqu’étant entré au club il rencontra son oncle dans un réduit de la bibliothèque.

« Salut ! paternel avunculaire, dit-il en se renversant dans un fauteuil de cuir et en étendant ses jambes. Voulez-vous me tenir compagnie ? »

Il commanda un cocktail, mais l’oncle s’en tint au clair bordeaux de Californie qu’il buvait exclusivement. Il regarda d’un air de désapprobation irritée, d’abord le cocktail, puis la figure de son neveu. Kit vit un sermon s’amasser à l’horizon.

« Je n’ai qu’une minute à moi, s’empressa-t-il d’avertir. Il faut que je coure voir l’Exposition de Keith chez Ellery et que j’écrive là-dessus une demi-colonne.

− De quoi souffres-tu ? demanda l’autre. Tu es pâle. Tu as l’air d’une ruine. »

Un gémissement fut la seule réponse de Kit.

« J’aurais le plaisir de t’enterrer, je le prévois. »

Kit hocha tristement la tête.

« Merci, très peu pour moi du ver rongeur. J’en tiens pour la crémation. »

Jean Belliou descendait de la vieille souche endurcie et endurante qui avait traversé les plaines en chariots à bœufs au milieu du siècle dernier, et cette dureté était encore renforcée chez lui par celle d’une enfance passée à la conquête d’une terre neuve.

« Tu mènes une vie déplorable, Christophe. J’ai honte de toi.

— Dans le sentier semé de primevères, hein ? » gloussa Kit.

L’aîné haussa les épaules.

« Ne secouez pas vers moi vos tresses sanglantes, digne avunculaire. Je voudrais bien que ce fût le sentier rempli d’ivresse. Mais il est barré pour moi.

— Alors, que diable ?…

— C’est le surmenage. »

Jean Belliou éclata d’un rire âpre et sceptique.

« Vraiment ? »

Le rire redoubla.

« Les hommes sont le produit de leur ambiance, proclama Kit en montrant du doigt le verre de son compagnon. Votre gaieté, cher oncle, est faible et âpre comme votre boisson.

— Le surmenage ! reprit l’autre d’un ton sarcastique. Tu n’as jamais gagné un cent de ta vie.

— Je vous parie que si, seulement je ne l’ai jamais touché. En ce moment même je gagne cinq cents dollars par semaine, et je fais le travail de quatre hommes.

— Des tableaux qui ne se vendent pas ? ou… hem !… des travaux de fantaisie ? Sais-tu seulement nager ?

— J’ai su, autrefois ?

— Ou monter à cheval ?

— J’ai risqué cette aventure. »

Jean Belliou renifla de dégoût.

« Je suis heureux que ton père n’ait pas vécu assez longtemps pour te contempler dans toute la gloire de

Kit s'enfonça dans le fauteuil de cuir
Kit s'enfonça dans le fauteuil de cuir
ton déshonneur, dit-il. Ton père était un homme, des pieds à la tête. Comprends-tu ? Un homme ! Et je crois bien qu’il t’aurait épousseté de toutes ces idioties musicales et artistiques à coups de baleines sur le dos.

— Ô temps, ô mœurs de décadence ! soupira Kit.

— Je pourrais comprendre, je pourrais tolérer, ces inepties, reprit l’oncle d’un ton sauvage, si seulement tu réussissais là-dedans. Mais tu n’as jamais gagné un cent de ta vie, et quant aux œuvres viriles, à des travaux d’homme, jamais tu n’as rien fait.

— Des eaux-fortes, des tableaux, des éventails, suggéra Kit d’un air peu conciliant.

— Tu n’es qu’un bousilleur, un raté. Qu’as-tu peint en fait de tableaux ? Tu as barbouillé des aquarelles mignardes et des affiches de cauchemar. Tu n’as jamais pu en faire recevoir une seule dans une exposition, même ici à San Francisco.

— Ah ! pardon. Vous oubliez qu’il y en a une à ce club même, dans le salon des Pitres.

— Une grossière caricature. Quant à la musique, parlons-en ! Ta pauvre folle de mère a dépensé des centaines de dollars pour te faire donner des leçons. Tu as barboté et échoué, tu n’as jamais gagné seulement cinq dollars en accompagnant quelqu’un dans un concert. Tes chansons ? Des airs de rag-time, qui n’ont jamais été imprimés et qui ne sont chantés que par une bande de bohèmes et de fumistes.

— J’ai fait publier un livre, ces sonnets, vous vous souvenez ? insinua Kit avec humilité.

— Combien cela t’a-t-il coûté ?

— Pas plus de deux cents dollars.

— Quoi d’autre en fait de chef-d’œuvre ?

— J’ai fait jouer une pièce champêtre au théâtre des Pitreries d’été.

— Qu’est-ce que cela t’a rapporté ?

— De la gloire.

— Et tu as su nager ; et tu as essayé de monter à cheval ! Jean Belliou reposa son verre avec une violence inutile. À quoi es-tu bon sur terre, en définitive ? Tu as reçu une bonne instruction ; et encore à l’Université tu ne jouais pas au football ; tu ne faisais pas de canotage ; tu ne…

— J’ai fait de la boxe et de l’escrime, un peu.

— Quand as-tu boxé pour la dernière fois ?

— Jamais depuis. On me considérait comme bon arbitre pour le temps et la distance. Seulement on me regardait comme… hem…

— Continue.

— Comme manquant de persévérance.

— C’est-à-dire comme paresseux.

— J’ai toujours pensé que c’était un euphémisme.

— Mon père à moi, votre grand-père, monsieur, le vieil Isaac Belliou, a tué un homme d’un coup de poing quand il était âgé de soixante-neuf ans.

— L’homme tué ?

— Non, non… espèce de chenapan ! à cet âge-là, toi, tu ne pourras même plus tuer un moustique.

— Les temps sont changés, ô digne avunculaire. Maintenant l’homicide est puni de prison.

— Ton père faisait à cheval trois cents kilomètres sans dormir et crevait trois chevaux sous lui.

— S’il vivait de nos jours, il parcourrait la même distance en ronflant dans un wagon Pullmann. »

Le vieux monsieur faillit étrangler de colère ; mais il ravala son courroux et réussit à articuler :

« Quel âge as-tu ?

— J’ai tout lieu de croire que…

— Je sais : tu as vingt-sept ans. Tu en avais vingt-deux en sortant du collège. Tu as gaspillé cinq ans en tentatives, en amusements. Devant Dieu et les hommes, à quoi es-tu bon ? À ton âge, je n’avais qu’une chemise. Je gardais le bétail à cheval dans le Colusa. J’étais dur comme la roche sur laquelle je pouvais dormir. Je vivais de bœuf séché au soleil et de viande d’ours. Maintenant encore je suis en meilleure forme que toi. Tu pèses environ soixante-quinze kilos. Je pourrais te terrasser en une seconde ou te rosser à coups de poing.

— Point n’est besoin d’être un prodige physique pour remuer des cocktails ou de la fleur de thé, murmura Kit d’un ton suppliant. Ne comprenez-vous pas, cher oncle, que les temps sont changés ? En outre, je n’ai pas été élevé comme il faut. Ma pauvre folle de mère… »

Jean Belliou eut un sursaut d’indignation.

« …Selon l’expression que vous employiez tout à l’heure… était trop bonne pour moi. Elle me gardait dans du coton, c’est entendu. Pourtant, si, étant enfant, j’avais pris quelques-unes de ces vacances éminemment viriles que vous vous payiez, vous… Je me demande pourquoi vous ne m’avez jamais invité. Vous avez emmené Hal et Robbie partout dans les sierras et dans cette excursion au Mexique.

— Je trouve que tu faisais trop ton petit lord Fauntleroy[1].

— C’est votre faute, mon cher avunculaire, autant que celle de ma pauvre femme de mère. Comment pouvais-je connaître la vie dure ? Je n’étais, moi, qu’un pauvre petit « nenfant ». Il ne me restait d’autre passe-temps que les eaux-fortes, les tableaux et les éventails. Est-ce ma faute si je n’ai jamais eu l’occasion de transpirer ? »

L’aîné regarda son neveu avec un dégoût non dissimulé. Il ne supportait guère les plaisanteries proférées par des lèvres efféminées.

« Eh bien ! je vais prendre encore une de ces vacances que tu appelles viriles. Si je t’invitais à venir avec moi ?

— Un peu tardive, l’invitation ! Où est-ce ?

— Hal et Robert vont au Klondike : je les accompagne à travers le défilé jusqu’aux lacs et je reviendrai. »

Il n’en dit pas plus long, car le jeune homme avait bondi et lui saisissait la main. « Mon sauveur ! »

Des soupçons s’éveillèrent aussitôt dans l’âme de Jean Belliou. Pas un instant il n’avait songé que son invitation pût être acceptée.

« Tu ne parles pas sérieusement, dit-il.

— Quand partons-nous ?

— Le voyage sera très dur. Tu nous gêneras.

— Pas de danger ! Je travaillerai. J’ai appris ce que c’est que le travail depuis que je suis à La Vague.

— Chaque homme devra emporter ses propres provisions pour un an. Il y aura une telle cohue que les porteurs indiens n’y suffiront pas. Hal et Robert devront trimbaler leur équipage eux-mêmes. C’est pour cela que j’y vais, pour les aider à porter les ballots. Si tu viens, il faudra que tu en fasses autant.

— Vous me verrez à l’œuvre.

— Mais tu ne sais pas porter des charges.

— Quand partons-nous ?

— Demain.

— N’allez pas vous imaginer que c’est votre sermon sur la vie dure qui m’a converti, dit Kit en prenant congé. Il fallait absolument que je m’en fusse quelque part, n’importe où, pour échapper à O’Hara.

— O’Hara, qui est-ce ? un Japonais ?

— Non, un Irlandais, meneur d’esclaves, et mon meilleur ami. Il est directeur, propriétaire et unique gros profiteur de La Vague. Il fait tout marcher au doigt et à l’œil ; même les ombres. »

Ce soir-là, Kit Belliou écrivit à O’Hara.

« Il ne s’agit que de quelques semaines de vacances, expliquait-il. Il vous faudra trouver un volatile quelconque pour pondre ce feuilleton. Je le regrette, ami cher, mais ma santé l’exige. Je mettrai les bouchées doubles en revenant. »

II

Kit Belliou débarqua sur la grève de Dyea au milieu d’un encombrement fantastique. Des milliers d’hommes y avaient entassé leurs équipements, dont chacun pesait des milliers de livres. Ces montagnes de bagages et de denrées, vomies par les vapeurs, commençaient à se déverser goutte à goutte dans la vallée de Dyea et à travers le Chilcoot.

Le transport, sur une distance de quarante-cinq kilomètres, ne pouvait être accompli qu’à dos d’homme. Les porteurs indiens avaient fait bondir le fret de huit à quarante cents par livre ; néanmoins ils étaient débordés de travail, et l’hiver s’abattrait certainement sur les crêtes montagneuses avant que la moitié des ballots eussent été transbordés du bon côté. Le plus tendre des pieds-tendres était Kid. Comme des centaines d’autres, il portait un gros revolver suspendu à une ceinture-cartouchière. Son oncle s’était laissé aller à la même faiblesse, en souvenir des anciens jours où la loi était absente. Mais, chez Kit, c’était du romanesque. Le pétillement mousseux de cette course à l’or lui montait à la tête, et il considérait d’un œil d’artiste cette vie tumultueuse. Il ne la prenait pas au sérieux. Comme il le disait à bord, ce n’était pas le jour de son enterrement. Il venait simplement en vacances : il avait l’intention de jeter un coup d’œil par-dessus le fameux défilé et de s’en retourner.

Laissant ses compagnons attendre le débarquement des bagages, il erra sur la grève vers le vieux poste de commerce. Il ne crânait pas, bien qu’il vît la plupart des novices porteurs de revolvers se dandiner d’un air bravache. Un Indien le dépassa, bien découplé, haut de six pieds, chargé d’un ballot de volume anormal. Kit marcha dans son sillage, admirant ses mollets splendides, la grâce et l’aisance de ses mouvements sous un pareil fardeau. L’Indien laissa tomber son faix sur la bascule du poste, et Kit se joignit au groupe d’admirateurs qui l’entouraient. La charge pesait cent vingt livres, et ce chiffre passa de bouche en bouche dans un murmure de saisissement. C’est « un peu là », pensa Kit, se demandant s’il pourrait soulever un tel poids, et encore moins marcher avec.

« Toi porter ça au lac Linderman, vieux ? » demanda-t-il.

L’Indien, gonflé de fierté, grogna une réponse affirmative.

« Combien toi faire avec ce paquet-là ?

— Cinquante dollars. »

Kit laissa tomber la conversation. Une jeune femme, debout sur le seuil de la porte, venait d’attirer son regard. Contrairement aux nouvelles débarquées, elle ne portait ni jupe courte ni culotte bouffante. Elle était habillée comme n’importe quelle femme voyageant n’importe où. Ce qui frappait en elle était la bienséance de sa présence ici, l’impression qu’elle y était chez elle. En outre, elle était jeune et jolie. L’éclatante beauté et la fraîche carnation de son visage ovale retinrent l’attention de Kit. Il la regarda longtemps, plus longtemps qu’il ne convenait, au point qu’elle finit par s’irriter de cette insistance. Les yeux aux cils longs et noirs rencontrèrent les siens et l’inspectèrent froidement. Ils s’abaissèrent, évidemment amusés, de son visage à l’énorme revolver pendu sur sa hanche. Puis le calme regard croisa de nouveau le sien, avec une expression d’intérêt dédaigneux comme un soufflet. Elle se tourna vers son voisin et appela son attention sur Kit, qu’il examina avec le même air de dédain amusé.

« Chéchaquo ! » dit la jeune femme.

L’homme qui, avec sa combinaison à bon marché et son paletot de laine usé, ressemblait à un vagabond, fit une sèche grimace, et Kit se sentit déprécié sans savoir pourquoi. Il décida néanmoins, au moment où le couple s’en allait, que la jeune personne était extrêmement gentille. Il remarqua sa démarche, et se jura qu’il la reconnaîtrait à mille ans d’intervalle.

« Avez-vous vu l’individu qui accompagnait cette jeune fille ? lui demanda son voisin d’un air désintéressé. Savez-vous qui c’est ? »

Kit fit non de la tête.

« C’est Charley-le-Caribou. On vient de me l’indiquer. Il est tombé sur une grosse veine dans le Klondike. C’est un vieux de la vieille. Il a été douze ans dans le Yukon. Il est arrivé depuis peu.

— Qu’est-ce qu’un Chéchaquo ?[2] demanda Kit.

— Vous en êtes un ; j’en suis un, répondit l’autre.

— C’est possible, mais il faut me mettre sur la voie. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Un pied-tendre, un novice, un bleu. »

En revenant vers la grève, Kit rumina le terme dans tous les sens. C’était cuisant d’être ainsi qualifié par ce petit bout de femme.

Arrivé dans un coin entre les monceaux de ballots, l’esprit encore rempli par la vision de l’Indien et de sa redoutable charge, Kit essaya de mesurer ses propres forces. Avisant un sac de farine dont le poids, à sa connaissance, était d’une centaine de livres, il mit un pied de chaque côté, se pencha, et essaya de le soulever sur son épaule. La première conclusion qu’il tira de cet effort fut que cent livres constituent un poids relativement lourd. Sa seconde remarque fut qu’il avait les reins faibles. La troisième fut un juron, qu’il lança au bout de cinq minutes dépensées en pure perte, en s’affaissant sur le fardeau avec lequel il était en lutte. Il s’épongeait le front quand, de l’autre côté d’un tas de sacs à provisions, il aperçut Jean Belliou qui le regardait avec des yeux glacialement réjouis.

« Bon sang ! s’écria l’apôtre de la vie dure. Quand j’avais seize ans, je jonglais avec des machines comme ça.

— Vous oubliez, digne avunculaire, répliqua Kit, que je n’ai pas été nourri de viande d’ours.

— Et à soixante ans, je jonglerai encore avec.

— Il faut me montrer comment vous faites. »

Jean Belliou le lui montra. Il avait quarante-huit ans. Il se pencha sur le sac de farine ; par une prise d’essai, il lui imprima un déplacement de biais pour le mettre en équilibre, puis, dans un effort rapide, il se redressa en le faisant sauter sur son épaule.

« C’est un truc à attraper, mon garçon : il faut avoir le coup de main… et une colonne vertébrale. »

Kit souleva respectueusement son chapeau.

« Vous êtes un prodige, avunculaire, merveilleux, éblouissant. Pensez-vous que je puisse apprendre le tour de main ? »

Jean Belliou haussa les épaules.

« Tu reviendras sur tes pas avant que nous soyons en route.

— Pas de danger ! grogna Kit. Là-bas il y a O’Hara, le lion rugissant. Je ne retournerai pas à moins d’y être forcé. »

III

Le premier portage de Kit fut un succès. Ils avaient réussi à trouver des Indiens pour transporter leurs deux mille cinq cents livres d’équipement jusqu’au croisement de Finnegan. Mais, à partir de ce point, leurs propres dos devaient faire l’affaire. Ils établirent leur plan de marche à la vitesse d’un kilomètre et demi par jour. Cela paraissait facile… sur le papier. Jean Belliou, qui devait demeurer au camp et faire la cuisine, ne pourrait fournir qu’un portage occasionnel : il restait donc pour chacun des trois jeunes hommes huit cents livres à transporter de quinze cent mètres par jour. En faisant des ballots de cinquante livres, cela représentait pour eux une balade quotidienne de vingt-cinq kilomètres en charge et vingt-quatre à vide, puisque, comme l’expliqua Kit enchanté de cette découverte, « ils n’avaient pas à revenir la dernière fois » ; avec des ballots de quatre-vingts livres, la promenade serait de trente kilomètres par jour, et de vingt-quatre seulement avec des ballots de cent livres. « Comme je n’aime pas à marcher, déclara Kit, je porterai cent livres. » — Ayant saisi sur le visage de son oncle un sourire de scepticisme, il s’empressa d’ajouter : « Naturellement j’y arriverai peu à peu. Un débutant doit se mettre au courant des manœuvres et des trucs. Je prendrai cinquante livres pour commencer. »

Il fit comme il disait, et s’engagea gaiement sur la piste. Il laissa tomber le sac à l’emplacement choisi pour le prochain campement, et revint à la même allure. C’était plus facile qu’il ne l’avait cru. Cependant ces trois kilomètres avaient éraflé son vernis de force, et sa mollesse commençait à transparaître.

Son second ballot fut de soixante-cinq livres. C’était plus dur. Plusieurs fois il s’assit par terre, selon la coutume de tous les porteurs, en appuyant sa charge sur un rocher ou un tronc d’arbre. Au troisième voyage il devint téméraire. Il attacha ses courroies à un sac de haricots de quatre-vingt-quinze livres et se mit en route. Au bout de cent mètres il sentit qu’il allait s’écrouler. Il s’assit et s’épongea le visage.

« Petites étapes et petites haltes, murmura-t-il. Voilà le truc. »

Il ne réussissait pas toujours à parcourir cent mètres d’une traite, et chaque fois qu’il se remettait sur pied pour un nouveau et bref trajet, le sac devenait indubitablement plus lourd. Il haletait et suait à grosses gouttes. Avant d’avoir couvert quatre cents mètres, il ôta sa chemise de flanelle et la suspendit à un arbre. Un peu plus loin, il se débarrassa de son chapeau. Au bout de huit cents mètres, il reconnut qu’il était exténué. De sa vie il n’avait fourni un pareil effort, et il se sentit à bout. Il s’assit tout pantelant, et ses yeux se posèrent sur son gros revolver et sa lourde ceinture à cartouches.

« Dix livres de rebut », ricana-t-il en la débouclant.

Il ne se donna même pas la peine de l’accrocher à un arbre, mais la lança dans les broussailles. Et comme le flot continu des porteurs le dépassait, montant ou descendant la piste, il remarqua que les autres pieds-tendres commençaient aussi à se débarrasser de leur meurtrière ferraille.

Ses étapes devenaient de plus en plus courtes. Parfois il ne pouvait faire plus d’une trentaine de mètres, et en chancelant, car le sinistre battement de son pouls contre ses tympans et le tremblement démoralisant de ses genoux l’obligeaient à s’arrêter ; en revanche, ses pauses se prolongeaient. Cependant son esprit ne demeurait pas inactif. Il se représentait ce portage de quarante-cinq kilomètres, correspondant à un nombre égal de journées ; et, de l’avis de tous, ce début du voyage en était la partie la plus facile.

« Attendez que vous soyez au Chilcoot, lui disaient les autres pendant les haltes ; là il vous faudra grimper à quatre pattes.

− Il n’y aura pas de Chilcoot, pour moi du moins répondait-il. Bien avant cela je dormirai tranquille dans mon petit nid sous la mousse. »

Il glissa, et fut épouvanté de la violence avec laquelle il s’était tordu pour regagner son équilibre. Il lui semblait que tout son intérieur venait de se déchirer.

« Si jamais je tombe avec ça sur le dos, je suis cuit, dit-il à un porteur.

— Ce n’est rien, répondit l’autre. Attendez d’arriver au cañon. Il vous faudra traverser un torrent furieux sur un tronc de sapin de vingt mètres de long. Pas de corde, rien pour se retenir, et l’eau qui vous bouillonne jusqu’aux genoux à l’endroit où le tronc fléchit. Si vous tombez avec un paquet sur le dos, pas moyen de sortir des courroies. Il faut rester là et vous noyer sur place.

— Bon débarras ! répliqua-t-il, et dans son épuisement il était presque sincère.

— Il s’en noie trois ou quatre par jour à cet endroit-là, reprit son interlocuteur. J’ai aidé à en repêcher un, un Allemand. Il avait sur lui quatre mille dollars en billets de banque.

— C’est encourageant, je l’avoue », conclut Kit en se relevant péniblement pour continuer son calvaire.

Le sac de haricots et lui devenaient les acteurs d’une tragédie ambulante, qui lui rappelait l’histoire du vieillard de la mer à califourchon sur la nuque de Sinbad le Marin.

Et c’est là, pensait-il, une de ces vacances éminemment viriles ! En comparaison, la servitude sous O’Hara lui paraissait douce. À diverses reprises, il se laissa presque séduire à l’idée de laisser le sac de haricots dans la brousse, de se couler vers la grève en évitant le campement par un détour, et de reprendre un paquebot qui le ramènerait vers les pays civilisés. Cependant il n’en fit rien. Tout au fond de son être, il recelait le filon atavique de la vie dure, et, de temps en temps, il se répétait que ce que d’autres font, lui aussi pouvait le faire. Cette phrase devint une obsession de cauchemar ; il la chantonnait à ceux qui le dépassaient sur la piste.

D’autres fois, au repos, il regardait et enviait les Indiens au pied sûr et obstiné qui trottinaient comme des mulets sous des fardeaux plus pesants que le sien. On ne les voyait jamais se reposer ; ils allaient toujours, avec une persévérance et une certitude qui lui paraissaient effarantes.

Il s’assit et se mit à jurer — il ne lui restait pas assez de souffle pour le faire en marche — et il lutta contre la tentation de s’en retourner furtivement à San Francisco. Avant d’avoir achevé cette mémorable étape, il ne jurait plus ; il pleurait. C’étaient des larmes d’épuisement et de dégoût de soi-même. Si jamais homme fut une épave, c’était bien lui.

Lorsque la fin du portage fut en vue, il se raidit de désespoir, se traîna jusqu’à l’emplacement du campement, et s’abattit la face en avant, le sac de haricots sur le dos. Il ne fut pas tué du coup, mais il resta sur place un quart d’heure avant de retrouver assez de forces pour se dégager des courroies. Puis il se sentit malade à en mourir, et fut trouvé dans cet état par Robbie, qui éprouvait une faiblesse analogue.

Chose curieuse, cette indisposition de son compagnon contribua à ravigoter Kit, qui s’écria :

« Ce que d’autres font, je puis le faire ! »

Mais au fond du cœur il se demandait s’il n’essayait pas d’en faire accroire.

Kit s'abattit la face en avant le sac de haricots sur le dos.
Kit s'abattit la face en avant le sac de haricots sur le dos.

IV

« J’ai vingt-sept ans et je suis un homme ! »

Telle est l’assertion que Kit se répéta à maintes reprises pendant les jours suivants, lorsqu’il se trouvait tête à tête avec lui-même. Et cette affirmation n’était pas inutile. Au bout de la semaine, bien qu’il eût réussi à déplacer ses huit cents livres d’un kilomètre et demi par jour, il avait perdu quinze livres de son propre poids. Son visage était émacié et hagard, son corps et son esprit veufs de tout ressort. Il ne marchait plus ; il traînait. Même dans ses retours à vide, il piétinait presque aussi lourdement qu’en allant chargé.

Il était devenu une bête de somme. Il s’endormait en mangeant, et son sommeil était profondément bestial, sauf quand une crampe dans les jambes l’éveillait et lui faisait pousser des cris de torture. Tout son corps lui faisait mal. Il marchait sur des ampoules à vif, et encore était-ce moins douloureux que les terribles meurtrissures infligées à ses pieds par les galets roulés dans les bas-fonds du Dyea, où la piste traversait un gué de trois kilomètres ; trois kilomètres qui en valaient bien cinquante en terrain ordinaire. Il se lavait la figure trois fois par jour, et ne nettoyait plus ses ongles, cassés, arrachés, hérissés d’envies. Ses épaules et sa poitrine, écorchées par les courroies, lui rappelaient, avec une sympathie désormais intelligente, les haridelles jadis rencontrées dans les rues des villes.

Une des épreuves dont il avait le plus souffert était celle de la nourriture. Son énorme dépense d’énergie provoquait un appétit considérable ; mais son estomac n’était pas habitué à digérer ces quantités de lard et de haricots rouges, durs et toxiques. Il en résulta des alternatives d’indigestion et d’inanition auxquelles sa santé faillit succomber. Puis tout à coup survint l’heureux jour où il put dévorer n’importe quoi comme un animal affamé, et en redemander avec des yeux de loup.

Quand ils eurent transbordé leur bagage sur les ponts de bûches au débouché du cañon, ils durent modifier leurs plans, car le bruit s’était répandu à travers le défilé que les pionniers arrivés sur les bords du lac Linderman étaient en train d’abattre les derniers arbres disponibles pour la construction de bateaux. Les deux cousins, portant sur le dos leurs provisions de bouche, leurs couvertures et leurs outils, avec la scie pliante, partirent en avant, laissant Kit et l’oncle trimbaler l’équipement. Désormais les deux hommes se partagèrent la cuisine et opérèrent le portage côte à côte.

Le temps fuyait, et déjà les premières neiges blanchissaient les sommets. Se laisser surprendre par elles en deçà du défilé aurait entraîné un retard de près d’une année. Le vieux courba son dos de fer sous un poids de cent livres : le jeune homme en fut estomaqué, mais il serra les dents et attacha ses propres courroies à un faix de même poids. C’était pénible, mais il avait attrapé le coup ; son corps, purgé de graisse et de mollesse, commençait à se durcir en muscles maigres et résistants. En outre, Kit faisait des observations et tirait des plans. Ayant remarqué que les Indiens portaient des brides de tête en supplément des bretelles, il s’en fabriqua une et s’en servit avec grand profit. Il prit même l’habitude d’accrocher au sommet de sa charge quelque ustensile léger et encombrant, si bien qu’au bout de peu de temps, outre les cent livres ordinaires, il en équilibrait quinze ou vingt de supplément, oscillant sur le paquetage ou lui ballant sur le cou ; d’une main il portait une hache ou une paire d’avirons, de l’autre les pièces de batterie de cuisine emboîtées les unes dans les autres.

Mais plus ils peinaient à la tâche, plus elle augmentait. La piste devenait plus rude, les fardeaux plus lourds, et chaque jour ils voyaient la ligne des neiges descendre sur la montagne. Aucune nouvelle n’arrivait des cousins partis en avant-garde : ils devaient être occupés à abattre des arbres et à les débiter en planches pour faire leur bateau. Jean Belliou s’inquiétait.

Le prix du portage avait bondi à soixante cents. Il réussit à capturer une équipe d’Indiens qui revenaient du lac Linderman et les persuada de se charger du paquetage. Ils exigèrent trente cents par livre pour les porter au faîte du Chilcoot, ce qui mit l’oncle presque à sec. Malgré ce sacrifice, quelque quatre cents livres de vêtements et de campement demeuraient en détresse. L’oncle resta en arrière pour les déménager, et Kit fut dépêché en avant avec les Indiens. Arrivé au sommet, il devait s’y attarder et charrier lentement sa propre tonne de bagage, en attendant les quatre cents livres avec lesquelles l’oncle se faisait fort de le rattraper.

V

Kit traîna sur la piste avec ses porteurs indiens. En considération de la longueur de cette traite qui devait les conduire jusqu’au faîte du Chilcoot, il n’avait bouclé sur son dos que quatre-vingts livres. Les Indiens piétinaient sous leur fardeau, mais d’une allure plus vive que celle dont il avait pris l’habitude. Néanmoins il n’éprouvait aucune appréhension, étant arrivé à se regarder presque comme l’égal d’un Indien.

Au bout de quatre cents mètres il aurait bien voulu se reposer. Mais les Indiens continuaient, et il garda son rang dans la file. Aux huit cents mètres, il se crut sincèrement incapable de faire un pas de plus ; serrant les dents, il conserva sa place, et, le kilomètre et demi parcouru, fut étonné de se trouver encore en vie. Alors, il éprouva ce phénomène étrange qu’on appelle le souffle second, et le kilomètre et demi suivant lui fut presque plus facile que le premier. Le troisième fut tuant. À moitié délirant de peine et de fatigue, il sut pourtant se retenir de proférer la moindre plainte. Et, au moment où il se croyait bien sur le point de s’évanouir, la halte survint.

Au lieu de s’asseoir tout harnachés, suivant la coutume des porteurs blancs, les Indiens se dégagèrent de leurs sangles et s’étendirent à l’aise en causant et fumant. Ils passèrent là une bonne demi-heure avant de se remettre en route. Kit fut tout surpris de se trouver un homme nouveau, et adopta pour l’avenir la devise « longues étapes et longues pauses ».

La pente du Chilcoot justifiait pleinement sa réputation, et en maintes circonstances Kit dut grimper avec les mains autant qu’avec les pieds. Mais lorsqu’au plus épais d’une tourmente de neige il atteignit la crête, ce fut en compagnie de ses Indiens, et il s’enorgueillit secrètement de s’en être tiré comme eux, sans se plaindre ni rester à la traîne. Valoir un Indien, c’était une nouvelle ambition à choyer.

À peine eut-il payé et congédié les porteurs que la soirée orageuse s’obscurcit tout à fait, et il se trouva seul, à trois cent cinquante mètres au-dessus de la ligne des hautes futaies, sur l’épine dorsale d’une montagne, trempé jusqu’à la ceinture, affamé et exténué. Il eût volontiers donné une année de son revenu pour un bon feu et une tasse de café, mais il dut se contenter de dévorer une demi-douzaine de galettes froides et de se glisser entre les plis d’une tente en partie déroulée. Avant de s’assoupir, à peine eut-il le temps de formuler une pensée vacillante, et il grimaça avec un malin plaisir en se représentant Jean Belliou, en train, pour quelques jours, de hisser virilement ses quatre cents livres au sommet du Chilcoot. Quant à lui-même, bien qu’avec un fardeau de deux mille livres, il n’avait plus qu’à descendre la montagne.

Le lendemain matin, raide de fatigue et engourdi de froid, il se dégagea de la toile, mangea une couple de livres de lard cru, se boucla sur le dos un sac de cent livres, et descendit la pente rocheuse.

Quelques centaines de mètres plus bas, la piste s’engageait à travers un petit glacier avant d’aboutir au lac du Cratère. D’autres porteurs étaient en train de traverser la glace. Kit employa toute cette journée à descendre son bagage jusqu’au bord supérieur et, tenant compte de la brièveté de l’étape, il le répartit en ballots de cent cinquante livres. Son étonnement de pouvoir en faire autant que les autres était sans bornes. Il improvisa plusieurs repas avec un énorme morceau de lard cru et trois biscuits de mer, durs comme du cuir, qu’un Indien lui vendit pour deux dollars. Sans être lavé, sans être réchauffé, dans ses habits trempés de sueur, il dormit cette nuit encore dans la toile.

Dès l’aube, il étendit une bâche sur la glace, y entassa trois quarts de tonne, et se mit à tirer. Mais à mesure que s’accentuait la pente du glacier, la vitesse de cet étrange traîneau en fit autant : bientôt Kit, dépassé, fut cueilli au passage, lancé au sommet du bagage et emballé avec tout son équipement.

Une centaine de voyageurs, courbés sous leurs fardeaux, s’arrêtèrent pour le regarder. Il hurlait des cris d’avertissement fantastiques, et ceux qui se trouvaient sur sa trajectoire trébuchaient dans leur hâte à se garer. Là-bas, au bord inférieur du glacier, était dressé une petite tente. Elle semblait bondir à sa rencontre tant il la vit grandir rapidement. Il sortit de la piste battue à un endroit où elle s’incurvait vers la gauche, et fut lancé à travers un champ de neige nouvellement tombée. Un tourbillon blanc se souleva comme une vapeur glacée autour du bolide, et sa vitesse en fut un peu réduite. Il ne revit la tente qu’au moment où, entrant en contact avec elle, il emportait ses étais d’encoignure, crevait ses pans de devant, et abordait à l’intérieur, toujours perché sur sa bâche au milieu de ses sacs à vivres. La tente oscilla comme une personne ivre, et au sein de son aurore boréale Kit se trouva face à face avec une jeune fille étonnée et redressée dans ses couvertures, celle-là même qui l’avait appelé Chéchaquo sur la grève de Dyea.

« Avez-vous vu ma fumée ? » demanda-t-il d’un ton joyeux.

Elle le dévisagea d’un air désapprobateur.

« Vous parlez de tapis enchantés ! continua-t-il.

— Voudriez-vous avoir l’extrême obligeance d’ôter ce sac de dessus mon pied », demanda-t-elle d’un ton glacial.

Il regarda, et enleva vivement l’objet.

« Ce n’était pas un sac, dit-il, c’était mon coude. »

Ce renseignement ne l’émut pas. Sa froideur semblait un défi.

« C’est une chance que vous n’ayez pas renversé le poêle », dit-elle.

Il suivit la direction de son regard et aperçut un petit poêle de tôle surmonté d’une cafetière, que surveillait une jeune Indienne. Il renifla l’odeur du café et regarda de nouveau la jeune fille.

« Je suis le Chéchaquo », dit-il.

Son expression indolente lui indiqua qu’il venait d’énoncer un fait bien évident. Mais il ne se démonta point.

« J’ai semé mon arsenal », ajouta-t-il.

Alors, elle le reconnut, et ses yeux émirent une lueur.

« Je n’aurais jamais cru que vous viendriez si loin », déclara-t-elle.

De nouveau, avec avidité, il huma l’air.

« Ma parole, c’est du café ! »

Il la regarda en face.

« Je vous donnerai mon petit doigt : vous pouvez le couper tout de suite. Je ferai n’importe quoi. Je serai votre esclave pendant un an et un jour ou jusqu’à tout autre terme, si vous voulez bien me verser rien qu’une tasse de cette cafetière. »

En dégustant le café il lui révéla son propre nom et lui demanda le sien. Elle s’appelait Joy Gastell. Il apprit aussi qu’elle était enracinée de longue date dans le pays. Née dans un poste de commerce sur le grand lac de l’Esclave, tout enfant elle avait traversé les montagnes Rocheuses pour descendre sur le Yukon avec son père. Elle retournait maintenant chez eux avec lui. Il avait été retenu par des affaires à Seattle ; ayant pris passage à bord de l’infortuné Chanler, il avait fait naufrage et avait été transporté à Puget Sound par le vapeur de secours.

Il tint compte du fait qu’elle était encore roulée dans ses couvertures et ne voulut pas prolonger la conversation ; refusant héroïquement une seconde tasse de café, il débarrassa la tente de sa propre personne et de ses sept cent cinquante livres de bagages. Mais il emporta avec lui plusieurs conclusions : elle avait un nom exquis et des yeux captivants ; elle ne pouvait avoir plus de vingt à vingt-deux ans ; son père devait être Français ; enfin elle avait reçu une bonne instruction ailleurs que sur la frontière.

VI

À travers des blocs usés par la glace, toujours au-dessus de la région des hautes futaies, la piste contournait le lac du Cratère et gagnait le défilé rocheux qui menait vers le Camp Heureux et vers les premiers pins rabougris. Pour transporter jusque-là son lourd équipement, il aurait fallu à Kit plusieurs jours de fatigue. Or sur le lac se trouvait un bateau de toile destiné au transbordement, qui, en deux voyages et en deux heures, pouvait le déposer de l’autre côté, lui et son bagage. Mais Kit n’avait pas le sou, et le batelier demandait quarante dollars.

« Vous avez une mine d’or dans ce joujou de bateau, l’ami, dit-il au passeur. Voulez-vous que je vous en indique une autre ?

— Dites, fut la réponse.

— Je vous la vends pour le prix du passage de mon équipement. C’est une idée, non brevetée, et vous pouvez sauter sur l’affaire dès que vous la connaîtrez. Risquez-vous le paquet ? »

Le batelier répondit affirmativement et sa tête plaisait à Kit.

« Très bien. Vous voyez ce glacier ? Prenez une pioche et mettez-vous à l’ouvrage. En un jour vous aurez creusé un sentier suffisant du haut en bas. Vous voyez le coup ? « Société anonyme de la chute du Chilcoot et du lac Cratère. » Vous pouvez demander cinquante cents par cent livres, et faire glisser cent tonnes par jour, sans autre peine que de ramasser la galette. »

Deux heures après, Kit était sur l’autre bord du lac, et il avait gagné trois jours pour son compte. Quand Jean Belliou le rattrapa, il était déjà loin sur la route du lac Profond, autre cratère éteint rempli d’une eau glacée.

VII

Le dernier portage, du lac Long au lac Linderman, était de cinq kilomètres ; la piste, si l’on pouvait l’appeler de ce nom, franchissait un dos d’âne de trois cent cinquante mètres, plongeait dans un dédale de rochers glissants, puis traversait une vaste étendue marécageuse. Jean Belliou se récria quand il vit Kit, déjà chargé d’un ballot de cent livres, ramasser un sac de farine de cinquante livres et le poser par-dessus l’autre contre sa nuque.

« Allons, dur à cuire ! riposta Kit ; piaffez un peu sur votre régime de viande d’ours et votre unique chemise ! »

Mais Jean Belliou hocha la tête.

« Je crois que je vieillis, Christophe.

— Vous n’avez que quarante-huit ans. Comprenez-vous bien que mon grand-père, votre père, monsieur, le vieil Isaac Belliou, a tué un homme d’un coup de poing à l’âge de soixante-neuf ans ? »

Jean Belliou fit une grimace et avala sa médecine.

« Avunculaire, je tiens à vous confier un secret important. J’ai été élevé comme un petit lord Fauntleroy, mais je peux porter plus que vous, marcher mieux que vous, vous faire toucher des deux épaules ou vous rosser à coups de poing à l’instant même. »

Jean Belliou lui tendit la main et déclara d’un ton solennel :

« Chris, mon petit, en vérité je t’en crois capable. Je crois même que tu pourrais le faire avec ce paquet sur le dos. Tu as tout racheté, mon garçon, quelque incroyable que cela paraisse. »

Kit accomplit l’aller et retour du dernier portage quatre fois par jour, c’est-à-dire qu’il couvrit quarante kilomètres en terrain montagneux, dont vingt kilomètres sous une charge de cent cinquante livres. Il était fier, endurci et fatigué, mais en superbe état physique. Il mangeait et dormait, comme jamais il n’avait fait de sa vie, et, la fin de ses labeurs étant en vue, il en était presque fâché.

Un problème le taquinait. L’expérience lui avait appris qu’il pouvait tomber avec cent livres sur le dos sans se tuer ; mais il était convaincu que s’il faisait une chute avec ces cinquante livres de supplément sur la nuque, il se casserait le cou.

Chaque piste à travers les marécages était promptement barattée et transformée en fondrière par des milliers de pieds, de sorte qu’à tout instant les portefaix devaient en tracer de nouvelles. C’est en frayant un de ces sentiers frais que Kit résolut le problème des cinquante livres extra.

La surface molle et grasse du terrain se déroba sous lui : agitant les bras, il s’abattit en avant. Les cinquante livres lui écrasèrent la figure dans la boue et glissèrent plus loin sans lui avoir rompu le cou. Malgré les cent livres qui lui restaient sur le dos, il se souleva sur les mains et les genoux. Mais c’est tout ce qu’il put faire. Un de ses bras s’enlisa jusqu’à l’épaule, et sa joue vint s’appuyer sur l’oreiller de vase. Quand il retira ce bras-là, ce fut l’autre qui plongea jusqu’au bout. Il lui était impossible, dans cette situation, de se glisser hors des courroies, et les cent livres de charge l’empêchaient de se relever. S’appuyant alternativement sur les mains et les genoux, il essaya de ramper jusqu’à l’endroit où était tombé le petit sac de farine, et s’épuisa sans avancer d’un pouce. Mais il battit et brisa si bien la surface herbeuse, qu’une toute petite mare commença de se former à proximité dangereuse de sa bouche et de son nez.

Il tenta de se retourner sur le dos avec le paquet en dessous, mais il ne réussit qu’à embourber ses deux bras jusqu’aux épaules et à prendre un avant-goût de noyade. Avec une patience minutieuse, il retira lentement de l’étreinte un de ses bras, puis l’autre, et les posa à plat sur la surface pour servir d’appui à son menton.

Alors il se mit à crier au secours. Au bout de quelque temps il entendit des pas qui approchaient par derrière, clapotant comme un bruit de ventouses.

« Un coup de main, camarade ! cria-t-il. Lancez-moi une amarre ou une bouée. »

Ce fut une voix de femme qui répondit, et il la reconnut tout de suite.

« Si vous voulez bien déboucler les courroies, je pourrai me relever », dit-il.

Les cent livres roulèrent dans la vase avec un bruit de plongeon, et il se remit lentement sur ses pieds.

« Vous étiez dans un beau pétrin ! dit Miss Gastell en riant de voir ce visage couvert de boue.

— Pas du tout, répondit-il d’un ton dégagé. C’est mon exercice favori d’entraînement physique. Je vous conseille d’en essayer. Rien de meilleur pour les muscles pectoraux et l’épine dorsale. »

Il s’essuya le visage et secoua le bras pour débarrasser sa main de la glu.

« Oh ! cria-t-elle en le reconnaissant. C’est monsieur… ah !… Monsieur Belliou-la-Fumée.

— Je vous remercie profondément de votre aide opportune et du nom que vous venez de m’octroyer, répondit-il. Ceci est mon second baptême. Désormais j’insisterai toujours pour être appelé Belliou-la-Fumée. C’est un nom fort et expressif. »

Il fit une pause, puis sa voix et ses traits prirent un air farouche.

« Savez-vous ce que je vais faire ? demanda-t-il. Je retourne aux États-Unis. Je me marie. J’élève une famille de nombreux enfants. Et puis, lorsque descendront les ombres du soir, je rassemblerai ces chérubins autour de moi, je leur ferai le récit des souffrances et tribulations que j’ai endurées sur la piste du Chilcoot. Et s’ils ne se mettent pas à pleurer, oui, je le répète, s’ils ne fondent pas en larmes, je leur ferai sortir les tripes du corps ! »

VIII

L’hiver arctique arrivait bon train. Il y avait sur la terre quinze centimètres de neige venue là pour y demeurer, et la glace se formait sur les eaux dormantes, en dépit de la violence des coups de vent. Un après-midi, assez tard, pendant une accalmie, Kit et Jean Belliou aidèrent les cousins à charger le bateau qu’ils avaient construit et le virent disparaître en aval du lac dans une rafale de neige.

« Maintenant, une bonne nuit de sommeil, et départ demain matin à la première heure, déclara Jean Belliou. Si l’orage ne nous arrête pas au sommet, nous atteindrons Dyea demain soir, et pourvu que nous ayons la chance d’attraper le vapeur, nous serons à San Francisco dans une semaine.

— Êtes-vous satisfait de vos vacances ? » demanda Kit d’un air de politesse absente.

Leur campement de la veille au Linderman n’était qu’une triste relique. Tout ce qui pouvait servir, y compris la tente, avait été emporté par les cousins. Une bâche en haillons, tendue en guise de brise-bise, les abrita imparfaitement contre les tourbillons de neige. Quant au dîner, ils le firent cuire sur un feu en plein air dans une paire de casseroles cabossées et abandonnées. Il ne leur restait que leurs couvertures et des victuailles pour quelques repas à peine.

Depuis le départ des cousins, Kit semblait absorbé et inquiet. Son oncle remarqua cet état d’esprit et l’attribua au fait qu’il avait atteint le terme de ses labeurs. Kit ne parla qu’une fois pendant le repas.

« Avunculaire, dit-il à propos de rien, à dater de ce jour je voudrais que vous m’appeliez la Fumée. J’ai fait de la fumée, sur cette piste, n’est-ce pas ? »

Quelques minutes après, il s’écarta dans la direction du village de tentes où s’abritaient les chercheurs d’or encore occupés au paquetage ou à la construction de leurs bateaux. Son absence dura plusieurs heures et quand il revint se glisser sous les couvertures, Jean Belliou dormait déjà.

Dans la pénombre d’un matin de tempête, Kit se leva en chaussettes, construisit un feu, y fit dégeler ses souliers, puis bouillir du café et frire du lard. Ce fut un repas misérable. Tout de suite après, ils bouclèrent leurs ballots. Au moment où Jean Belliou se détournait pour prendre la tête dans la direction de la piste du Chilcoot, Kit lui tendit la main.

« Adieu, avunculaire », dit-il.

Jean Belliou le regarda et proféra un juron de surprise.

« N’oubliez pas que mon nom est la Fumée, murmura Kit.

— Mais que vas-tu faire ? »

Kit fit un mouvement embrassant tout le Nord au-delà du lac battu par la tempête.

« À quoi bon m’en retourner après être venu jusqu’ici ? demanda-t-il. Et puis j’ai goûté à la viande, et ce goût-là me plaît. Je continue.

— Tu es sans le sou, protesta Jean Belliou, et tu n’as pas d’équipement.

— Mais j’ai un emploi. Contemplez votre neveu, Christophe Belliou-la-Fumée ! Il a trouvé une situation : homme à tout faire d’un gentleman ; cent cinquante dollars par mois et la croûte. Il part pour Dawson en qualité de cuisinier de campement et batelier ! Et O’Hara et La Vague peuvent aller au diable ! Adieu ! »

Jean Belliou, abasourdi, ne pouvait que murmurer :

« Je n’y comprends rien.

— On dit que les grizzlis à gueule chauve foisonnent dans le bassin du Yukim, expliqua Kit. Eh bien ! je n’ai qu’une chemise, et je vais chercher de la viande d’ours, voilà tout ! »


LA VIANDE

I

Le sent soufflait presque toujours en tempête, et faisait chanceler sur la grève Belliou-la-Fumée. Dans l’aube grise, une douzaine de bateaux recevaient les précieux équipements transportés à travers le Chilcoot. C’étaient des barques grossièrement construites sur place, par des hommes étrangers au métier, avec des planches sciées à la main dans du sapin vert. Une d’elles, déjà chargée, allait partir ; Kit s’arrêta pour observer la manœuvre.

Le vent, orienté vers le débouché du lac, soufflait ici en plein contre terre, et provoquait de vilains remous sur les hauts-fonds. Les hommes du canot en partance entrèrent dans l’eau avec leurs longues bottes de caoutchouc pour le pousser en eau profonde, puis grimpèrent par-dessus bord. Mais ils ne réussirent pas à ramer assez vite pour dégager l’embarcation, qui, dressée par le vent, revint s’échouer sur la grève. Ils recommencèrent la manœuvre sans plus de succès. Kit remarqua que les embruns se changeaient rapidement en glaçons sur les flancs du bateau.

La troisième tentative réussit en partie. Les deux derniers rameurs qui escaladèrent la barque furent trempés jusqu’à la ceinture, mais elle était à flot. Ils souquaient gauchement sur leurs lourds avirons et commençaient à s’éloigner de la rive. Cependant, à peine avaient-ils essayé de hisser une voile faite de couvertures, qu’elle fut emportée par un coup de vent, et pour la troisième fois l’embarcation fut balayée contre la grève en train de se congeler.

Kit grimaça à part lui et continua son chemin. Il venait de voir un échantillon de ce qui l’attendait dans son nouveau rôle d’homme à tout faire ; lui aussi devait démarrer aujourd’hui même avec un pareil rafiau.

Partout des travailleurs se démenaient à l’œuvre, car la chute de l’hiver était imminente, à tel point qu’on pouvait déjà parier si oui ou non ils parviendraient à franchir la longue chaîne des lacs avant le gel. Pourtant Kit, en arrivant à la tente de MM. Sprague et Stine, n’y perçut aucun mouvement.

Près d’un feu, à l’abri d’une bâche, était blotti un petit homme trapu qui fumait une cigarette de papier brun.

« Ah ! dit-il, vous êtes sans doute le nouvel homme de M. Sprague ? »

Kit fit signe que oui. Il avait cru noter une légère insistance sur les mots Monsieur et homme, et il avait sûrement saisi une lueur amusée au coin de l’œil de son interlocuteur.

« Eh bien ! reprit celui-ci, moi je suis l’homme du docteur Stine. J’ai cinq pieds deux pouces, je m’appelle le Courtaud, ou Jack Court, tout court, connu aussi parfois sous le nom de Jannot-un-peu-là. »

Kit lui serra la main.

« Avez-vous été nourri de viande d’ours ?

Près de la bâche un petit homme trapu était accroupi.
Près de la bâche un petit homme trapu était accroupi.

— Pour sûr, fut la réponse, quoique mon premier régime ait été le lait de buffle, autant que je puis me le rappeler. Asseyez-vous et cassez la croûte avec moi. Les patrons ne se sont pas encore montrés. »

Bien qu’il eût fait un premier déjeuner, Kit s’assit sur la bâche et en dévora un second avec un triple appétit. Le travail fatigant et dépuratif de ces derniers temps lui avait donné un estomac et une faim de loup. Il pouvait absorber n’importe quelle quantité de n’importe quoi, sans même s’en apercevoir.

Il trouva le Courtaud un peu verbeux et pessimiste, et reçut de lui des renseignements bizarres sur leurs patrons, avec des prévisions de mauvais augure au sujet de leur voyage. Thomas Stanley Sprague était un futur ingénieur des mines d’une famille de millionnaires. Le docteur Adolph Stine était aussi un fils à papa. Grâce à l’influence de leurs pères, tous deux étaient fondés de pouvoir d’un syndicat intéressé dans l’aventure du Klondike.

« Oh ! sûrement ils sont cousus d’or, déclara le Courtaud. Quand ils ont débarqué à Dyea le fret était à soixante-dix cents et encore on ne trouvait pas d’Indiens. Il y avait cependant un groupe de véritables mineurs venant de l’Orégon Oriental, qui avait réussi à s’assurer les services d’une équipe à ce prix-là. Les portefaix avaient déjà bouclé l’équipement, trois mille livres de bagage, lorsque arrivèrent Sprague et Stine. Ils offrirent quatre-vingts cents, puis quatre-vingt-dix ; enfin à un dollar par livre les Indiens rompirent leur contrat antérieur et bouclèrent leurs paquets. Sprague et Stine ont franchi le col, bien que cela leur ait coûté trois mille dollars, et la bande de l’Orégon est encore sur la grève ; elle ne pourra guère traverser la montagne avant l’année prochaine.

« Oh ! avec votre patron et le mien, ça ronfle quand il s’agit de déverser la manne et de se moquer des sentiments d’autrui. Savez-vous ce qu’ils ont fait en arrivant au Linderman ? Les charpentiers donnaient le dernier coup de torchon à un canot qu’ils avaient promis de vendre à des types de Frisco pour six cents dollars. Sprague et Stine leur ont glissé un billet de mille dollars dans la main, et les constructeurs ont esquivé leur engagement. C’est un bateau de belle apparence, mais les autres restent dans le lac ; maintenant qu’ils ont apporté leur équipement jusqu’ici, ils n’ont pas de barque et les voilà empêtrés pour jusqu’à l’an prochain.

« Prenez une autre tasse de café, et vous pouvez m’en croire quand je vous dis que pour rien au monde je ne voudrais voyager avec une pareille équipe si je n’avais pas un pressant motif d’arriver au Klondike. Ces gens-là n’ont pas le cœur à la bonne place. Ils enlèveraient les draps mortuaires d’une maison en deuil s’ils en avaient besoin pour leurs affaires. Avez-vous signé un contrat ? »

Kit secoua négativement la tête.

« J’en suis fâché pour vous camarade. Il n’y a rien à manger dans le pays, et ils vous donneront froidement votre paquet dès qu’ils seront arrivés à Dawson. Les gens vont y mourir de faim cet hiver.

— Ils m’ont promis… commença Kit.

— Verbalement, interrompit le Courtaud. Ce sera votre parole contre la leur, voilà tout. Enfin, quoi qu’il en soit…, comment vous nommez-vous, camarade ?

— Appelez-moi la Fumée, dit Kit.

— Eh bien ! la Fumée, votre contrat verbal vous aura toujours valu le voyage. Ceci est un bon échantillon de ce qui nous attend. Ils peuvent sûrement verser de la manne, mais ils ne savent rien faire ni sortir du lit le matin. Nous devrions avoir chargé et être en route depuis une heure. Vous et moi, nous nous envoyons la grosse besogne. Vous allez bientôt les entendre hurler pour qu’on leur apporte leur café, au lit, naturellement. Des hommes de cet âge ! Qu’y entendez-vous en fait de navigation ? Moi je sais m’y prendre comme vacher et chercheur d’or, mais sur l’eau je suis sûrement un pied-tendre, et eux n’y connaissent rien.

— Moi, répondit Kit en se blottissant sous la bâche pour s’abriter contre un tourbillon de neige plus violent, je n’ai pas mis le pied sur un petit bateau depuis mon enfance. Mais je pense que cela s’apprend. »

Un coin de la bâche se détacha, et le Courtaud reçut un paquet de neige dans le dos, entre le cou et la chemise.

« Oh ! nous pouvons apprendre, bien sûr, murmura-t-il rageusement ; mais nous pouvons aussi parier des dollars contre des pets de nonne que nous ne partirons même pas aujourd’hui. »

Il était huit heures quand l’appel au café sortit de la tente, et près de neuf heures lorsque les deux patrons en émergèrent à leur tour.

« Voyons, dit Sprague, un jeune homme de vingt-cinq ans, avec des joues roses et l’air de quelqu’un qui se nourrit bien, il serait temps de partir, le Courtaud. Vous et… (Il regarda Kit d’un air interrogateur.) Je n’ai pas très bien saisi votre nom hier soir.

— La Fumée.

— Eh bien, le Courtaud, et vous, monsieur La Fumée, vous feriez bien de vous mettre à charger le bateau.

— La Fumée tout court : laissez le « monsieur » de côté, suggéra Kit.

Sprague fit un hochement sec de la tête et s’éloigna parmi les tentes, bientôt suivi du Dr Stine, qui, lui, était un maigre et pâle jouvenceau. Le Courtaud regarda son compagnon d’un air significatif.

« Plus d’une tonne et demie d’équipement, et vous allez voir qu’ils ne vous donneront pas même un coup de main.

— Sans doute parce que nous sommes payés pour faire la besogne, répondit Kit d’un ton de bonne humeur, et nous ferons aussi bien de nous y atteler. »

Transporter trois mille livres sur ses épaules à une centaine de mètres n’est jamais une tâche facile ; mais ici, au sein d’une petite tempête, pour des hommes pataugeant dans la neige avec de lourdes bottes de caoutchouc, ce labeur était particulièrement éreintant. En outre, il fallut démonter la tente et emballer le petit attirail de campement. Puis vint le chargement. À mesure que la barque s’enfonçait, il fallait la pousser de plus en plus loin, ce qui augmentait d’autant le chemin à parcourir dans l’eau.

Vers deux heures tout était fini, et Kit, en dépit de son double déjeuner, tombait d’inanition au point que ses genoux se dérobaient sous lui. Le Courtaud, à peu près dans le même état, fouilla parmi les casseroles et attira un grand pot de haricots bouillis et congelés avec des morceaux de lard. Ils n’avaient qu’une cuillère à long manche, et ils la plongeaient tour à tour dans le pot. Et Kit avait la certitude de n’avoir rien mangé d’aussi bon de sa vie.

« Eh bien, mon vieux, marmottait-il entre deux bouchées, j’ignorais absolument ce que c’est que l’appétit avant d’avoir pris la piste. »

Sprague et Stine survinrent au milieu de cette agréable occupation.

« Comment se fait-il que nous soyons en retard ? déplora Strague. Nous ne partirons donc jamais ? »

Le Courtaud plongea la cuillère à son tour, puis la passa à Kit. Ni l’un ni l’autre ne parla avant que le pot fût vide et le fond bien gratté.

« Naturellement, nous n’avons rien fait du tout, dit le Courtaud en s’essuyant la bouche d’un revers de main. Et, bien entendu, vous n’avez rien eu à manger. Pour sûr, c’est un oubli de ma part.

— Si, si, répondit vivement Stine. Nous avons déjeuné dans une des tentes, chez des amis.

— Je m’en doutais un peu, grogna le Courtaud.

— Maintenant que vous avez fini, partons, pressa Sprague.

— Voilà le canot, dit le Courtaud. Il est chargé, pour sûr. Maintenant, comment allez-vous bien pouvoir vous y prendre pour partir ?

— En montant à bord et en poussant. Venez. »

Ils marchèrent dans l’eau, et les patrons embarquèrent tandis que les hommes s’arc-boutaient contre l’esquif. Ils l’escaladèrent au moment où les vagues affleuraient le sommet de leurs bottes. Mais les deux autres n’étaient pas prêts avec les avirons, et la barque recula et toucha terre. Six fois la manœuvre fut renouvelée en pure perte d’énergie.

Le Courtaud, assis d’un air désolé sur le plat-bord du canot, prit une chique et sembla interroger les cieux, tandis que Kit écopait l’embarcation et que les patrons échangeaient des remarques aigres-douces.

« Si vous voulez écouter mes ordres, je vais le faire démarrer », déclara finalement Sprague.

Il fournit son effort avec de bonnes intentions, mais avant de pouvoir regrimper à bord il fut trempé jusqu’à la ceinture.

« Il va falloir camper et construire un feu, dit-il, au moment où le bateau s’échouait de nouveau. Je suis gelé.

— On ne doit pas avoir peur d’un peu d’eau, railla Stine. D’autres sont partis aujourd’hui plus mouillés que vous. À mon tour, je vais le faire démarrer. »

Cette fois, c’est lui qui prit le bain de siège et proclama en claquant des dents l’urgente nécessité de se réchauffer.

« Bah ! pour une éclaboussure pareille ! cria malignement Sprague. Continuons.

— Le Courtaud, dégagez ma valise et allumez du feu, ordonna Stine.

— N’en faites rien ! s’écria Sprague. »

Le Courtaud les toisa l’un après l’autre et se mit à expectorer, mais ne bougea point.

« Il est à mon service, et j’entends qu’il n’obéisse qu’à mes ordres, répliqua Stine. Le Courtaud, portez cette valise à terre. »

Le Courtaud obéit et Sprague resta grelottant dans le bateau. Kit, n’ayant pas reçu d’ordres, demeura inactif, satisfait du répit.

« Un bateau divisé contre lui-même ne peut voguer, fit-il en aparté.

— Qu’est-ce que vous dites ? glapit Sprague.

— Rien. Je parle tout seul. C’est une habitude à moi. » Son employeur lui décocha un regard qui n’avait rien de tendre, et continua de bouder pendant plusieurs minutes. Puis il capitula.

« Tirez mon sac, la Fumée, ordonna-t-il, et aidez l’autre à faire le feu. Nous ne partirons pas avant demain matin. »

II

Le lendemain, la tempête persistait. Le lac Linderman n’était qu’une profonde et étroite gorge remplie d’eau. Le vent, qui se déversait de la montagne dans cet entonnoir, soufflait irrégulièrement, tantôt rugissant en salves d’artillerie, d’autres fois s’apaisant en une forte brise.

« Si vous me laissez essayer, je crois pouvoir le faire démarrer, proposa Kit quand tout fut prêt pour le départ.

— Qu’est-ce que vous y entendez, vous ? aboya Stine.

— Oh ! rien », répondit Kit en se rasseyant.

C’était la première fois de sa vie qu’il accomplissait un travail salarié, mais il en apprenait rapidement la discipline. Docile et de bonne humeur, il se joignit aux efforts aussi variés que vains tentés pour décoller la barque de la rive.

« Comment vous y prendriez-vous pour le mettre à flot ? » finit par lui demander Sprague, à moitié haletant et à moitié geignant.

« Il faudrait nous asseoir et bien nous reposer, jusqu’à ce qu’il survienne une accalmie, puis réunir tout ce que nous avons de forces. »

Si simple que fût cette idée, il était le premier à l’avoir conçue ; sitôt mise en pratique, elle réussit du premier coup. Puis une couverture fut hissée au mât, et ils filèrent bon train vers le débouché du lac.

Immédiatement Stine et Sprague recouvrèrent leur bonne humeur. Le Courtaud, en dépit de son pessimisme chronique, restait toujours joyeux, et Kit était trop intéressé par les événements pour être triste. Sprague lutta avec la barre du gouvernail pendant un quart d’heure, puis jeta un regard de détresse vers Kit, et celui-ci prit sa place.

« Mes bras sont presque brisés de fatigue, murmura Sprague en manière d’excuse.

— Vous n’avez jamais bouffé de viande d’ours, sans doute ? demanda Kit d’un air de compassion.

— Que diable voulez-vous dire ?

— Oh ! rien, pour savoir. Une idée à moi. »

Mais derrière le dos du patron, Kit surprit la grimace approbatrice de Courtaud, qui avait tout de suite saisi le sel de la plaisanterie.

Kit déploya de telles aptitudes que les deux richards indolents le promurent timonier. Le Courtaud, non moins satisfait, se résigna volontiers au rôle de cuistot, laissant à l’autre tout le travail de la navigation.

Entre le Linderman et le lac Bennet il y avait un portage. Le bateau, déchargé de la plus grande partie de son poids, fut amarré sur une ligne pour descendre le chenal court mais rapide. Kit fit là son apprentissage de certaines difficultés de batellerie. Mais quand il fallut transborder le bagage, Stine et Sprague avaient disparu, et leurs hommes y dépensèrent deux jours d’un travail exténuant. Ce devait être l’histoire de beaucoup d’autres journées misérables au cours de leur voyage : Kit et le Courtaud trimaient jusqu’à l’épuisement, tandis que leurs maîtres ne faisaient rien et voulaient être servis.

L’hiver boréal resserrait son cercle de fer, et ils étaient retenus par de nombreux et inévitables délais. À Windy Arm, Stine eut la fantaisie de reprendre le gouvernail ; en moins d’une heure, la barque s’échouait sous le vent et sur une rive battue par les vagues. Deux jours furent perdus là à faire des réparations. Le matin du départ, quand ils descendirent pour s’embarquer, la proue et la poupe portaient en grosses lettres ces deux mots tracés au charbon : Le Chéchaquo. Kit fit une joyeuse grimace en reconnaissant l’à-propos du brocard.

« Euh ! répondit le Courtaud, lorsque Stine l’accusa du méfait. Pour sûr je sais lire et écrire, et je n’ignore pas que Chéchaquo veut dire pied-tendre. Mais mon instruction n’a pas été poussée assez loin pour m’apprendre à épeler des casses-mâchoires comme ça. »

Les deux patrons poignardèrent Kit de regards aigus, car l’épithète les atteignait au vif ; et lui se garda bien de dire que la veille au soir le Courtaud lui avait demandé précisément l’orthographe du mot.

« Le coup a porté presque aussi bien que votre boniment à la viande d’ours », lui confia plus tard le Courtaud.

Kit poussa une sorte de gloussement. Au fur et à mesure qu’il découvrait ses propres capacités, il désapprouvait de plus en plus la conduite des deux maîtres. Elle lui inspirait plus de répugnance que de colère, bien qu’il fût constamment irrité. Il avait goûté à la viande et y avait pris goût ; mais eux lui enseignaient comment il ne faut pas la manger. En son for intérieur, il remerciait Dieu de ne pas leur ressembler. Il en vint à ressentir une antipathie qui confinait à la haine. Leur manière de tirer au flanc l’horripilait moins que leur incurable incapacité de travail. Quelque part en lui-même s’affirmaient le vieil Isaac et tous les autres ancêtres de la dure famille Belliou.

« Le Courtaud, dit-il un jour pendant le retard habituel antérieur au départ, j’ai presque envie de leur flanquer un coup d’aviron sur la tête et de les laisser se débrouiller.

— Moi de même », répondit l’autre.

III

Ils arrivèrent aux rapides : il y avait d’abord le cañon de la Boîte, puis, à plusieurs kilomètres en aval, le Cheval blanc. Le cañon de la Boîte portait bien son nom : c’était une boîte, une trappe ; une fois qu’on était dedans, le seul moyen d’en sortir était de passer à travers.

De chaque côté se dressaient des murs de rochers perpendiculaires. Le fleuve se rétrécissait en un couloir obscur, où l’eau se précipitait en rugissant à travers ce sombre défilé, avec un tel emballement que son milieu surgissait en dos d’âne, à deux mètres cinquante plus haut que ses bords au ras des rochers. Cette croupe à son tour portait une crête rigide de vagues dressées en volutes, dont chacune cependant se maintenait invariablement à la même place. Le défilé était à bon droit redouté des chercheurs d’or, sur lesquels il prélevait un mortel tribut.

S’étant amarrés à la rive en amont, où une vingtaine d’autres barques attendaient leur tour de risque, Kit et ses compagnons allèrent à pied explorer le rapide. Ils grimpèrent jusqu’au bord de la falaise, et leurs regards plongèrent dans le tourbillon. Sprague se recula en frissonnant.

« Mon Dieu ! s’écria-t-il, le meilleur nageur n’aurait pas la moindre chance de s’en tirer. »

Le Courtaud donna à Kit un coup de coude significatif et dit à demi-voix :

« Il a peur. Des dollars contre des pets de nonne, qu’ils ne s’y risqueront pas. »

— Kit l’entendit à peine. Depuis le début de leur voyage fluvial, il s’était familiarisé avec la perversité inconcevable et obstinée des éléments, et le spectacle qui se déroulait sous ses yeux l’incitait à la manière d’un défi.

« Il faudra nous maintenir au sommet de cette croupe, dit-il. Si nous nous en écartons, nous cognerons les murs.

— Et nous ne saurons jamais ce qui nous aura cognés, déclara le Courtaud. Savez-vous nager, la Fumée ?

— J’aimerais mieux ne pas savoir, si quelque chose allait de travers là-dedans.

— C’est ce que je me dis, proclama lugubrement un inconnu qui, debout auprès d’eux, contemplait le cañon. Et je donnerais je ne sais quoi pour en être sorti.

— Moi, je ne vendrais pas ma chance d’y passer pour tout l’or du monde », répondit Kit.

Il parlait sincèrement, mais avec l’intention de rassurer l’homme. Il fit un pas pour retourner au bateau.

« Est-ce que vous allez tenter l’aventure ? » demanda l’étranger.

Kit fit un signe affirmatif.

« Je voudrais bien avoir le courage d’en faire autant, avoua l’autre. Voilà des heures que je suis là, et plus je regarde, plus j’ai peur. Je ne suis pas batelier, et je n’ai avec moi que mon tout jeune neveu et ma femme. Si vous vous en tirez sans accident, voudriez-vous aussi faire passer mon bateau ? »

Kit regarda le Courtaud, qui hésitait à répondre.

« Il a sa femme avec lui, souffla Kit, qui savait par où prendre son homme.

— Pour sûr ! affirma le Courtaud. C’est justement à quoi j’étais en train de penser. Il me semblait bien qu’il y avait une raison qui me poussait à accepter. »

Ils se disposèrent de nouveau à partir, mais Sprague et Stine ne bronchèrent pas.

« Bonne chance, la Fumée, cria Sprague. Je vais… euh !… Il hésita. Je vais simplement rester là à vous regarder faire.

— Il faudrait trois hommes dans le bateau, deux aux avirons et un au gouvernail », déclara tranquillement Kit.

Sprague se retourna vers Stine.

« Le diable m’emporte si je bouge ! fit ce dernier. Si vous n’avez pas peur de rester à regarder, moi non plus.

— Qui parle d’avoir peur ? » demanda Sprague en s’échauffant.

Stine riposta sur le même ton, et leurs deux hommes les quittèrent en pleine altercation.

« Nous pouvons nous passer d’eux, dit Kit au Courtaud. Vous vous mettrez à l’avant avec une godille et je me chargerai du gouvernail. Tout ce que vous aurez à faire sera de guider le bateau en droite ligne. Une fois en route, vous ne pourrez plus m’entendre, vous ne vous occuperez que de le maintenir tout droit. »

Ils démarrèrent le canot et l’amenèrent au milieu du courant qui s’accélérait. Un rugissement sans cesse grandissant venait du cañon. Le fleuve, aspiré à l’entrée, présentait une surface unie comme du verre en fusion. Au moment où les sombres parois s’ouvraient pour les recevoir, le Courtaud prit une chique de tabac et plongea sa pagaie. L’esquif bondit sur les premières crêtes de la croupe liquide. Ils furent assourdis par le tonnerre des eaux affolées que multipliait l’écho entre les murs étroits, et à demi suffoqués par les embruns. Par instants, Kit perdait de vue son camarade à la proue. Ce fut tout au plus l’affaire de deux minutes, pendant lesquelles ils chevauchèrent la croupe sur une longueur de douze cents mètres. Puis ils émergèrent sains et saufs et s’amarrèrent au talus dans les remous en aval du rapide.

Le Courtaud se débarrassa du jus de tabac qu’il avait oublié de cracher — et prit la parole tout joyeux.

« Ça, c’était de la viande d’ours, de la vraie. Nous avons travaillé dur, pas vrai, la Fumée ? Je puis bien vous dire en confidence qu’avant notre départ j’étais le froussard le plus effrayé qu’il y eût de ce côté-ci des montagnes Rocheuses. Maintenant, je suis un mangeur d’ours. Allons passer l’autre bateau. »

Comme ils revenaient à pied, ils virent venir à moitié route leurs patrons, qui de là-haut avaient observé leur traversée.

IV

Après avoir fait passer le bateau de l’inconnu, Kit et le Courtaud apprirent qu’il s’appelait Breck et firent connaissance avec sa femme, une svelte et timide

Les deux hommes se maintenaient sur le canot renversé.
Les deux hommes se maintenaient sur le canot renversé.
créature, dont les yeux bleus étaient humides de reconnaissance. Breck lui-même voulait donner à Kit

un billet de cinquante dollars, qu’il essaya ensuite de passer au Courtaud.

« Étranger, déclara celui-ci, je viens dans ce pays pour tirer de l’argent de la terre et non de mes semblables. »

Breck farfouilla dans son bateau et en sortit une dame-jeanne de whisky. Le Courtaud fit un geste du bras pour la prendre, puis se ravisa et secoua la tête.

« Il y a encore ce maudit Cheval blanc à franchir plus bas, et on le dit pire que la Boîte. Je ne tiens pas à tenter la foudre. »

Ils accostèrent à plusieurs kilomètres en aval, et tous les quatre allèrent examiner le passage dangereux. À cet endroit le fleuve, composé d’une série de rapides, rencontrait un écueil qui le déviait vers la rive droite. Toute la masse d’eau se précipitait de côté vers l’étroite issue, accélérait furieusement sa vitesse et se soulevait en vagues énormes, blanches et courroucées. C’était la Crinière du Cheval blanc, à bon droit redoutée, car ici la mort prélevait un tribut encore plus lourd. D’un côté de cette crête, l’eau s’engouffrait en tire-bouchon dans un entonnoir, et de l’autre côté s’y creusait le grand tourbillon. Pour passer entre les deux, il fallait monter sur la Crinière même.

« Celui-ci dame le pion à la Boîte », conclut le Courtaud.

Pendant qu’ils observaient ce spectacle, une embarcation se présenta à la tête des rapides. C’était un grand bateau, long d’au moins dix mètres, chargé de plusieurs tonnes d’équipement et manœuvré par six hommes. Bien avant d’atteindre la Crinière, il se mit à plonger et à rebondir, presque caché à intervalles par l’écume et les embruns.

Le Courtaud jeta un long regard du côté de Kit, et lui dit :

« Il fait bien de la fumée, et il n’en est pas encore au point le plus dur. Ils ont rentré les avirons. Maintenant il entre dedans. Bon Dieu ! il a disparu. Non, le voilà ! »

Si grand que fût le canot, il avait semblé submergé dans les vapeurs fuyantes entre les vagues. Il reparut l’instant d’après au sommet d’une crête, au plus épais de la Crinière. Kit fut abasourdi de voir la quille du bateau se profiler nettement dans toute sa longueur. Pendant une fraction de seconde, la barque se tint en l’air, tous les rameurs immobiles à leur poste, sauf l’homme, celui du gouvernail. Puis le bateau replongea dans le bouillon et disparut de nouveau. Trois fois il rebondit et s’enfonça, puis ceux qui étaient sur la rive le virent piquer du nez dans le tourbillon et s’écarter de la Crinière. Le timonier, après s’être épuisé en vains efforts sur la barre, céda au courant et aida le bateau à décrire le grand cercle.

Trois fois il accomplit le tour, repassant si près du rocher où se tenaient Kit et le Courtaud, qu’ils auraient pu sauter à bord. L’homme de la barre les salua de la main. La seule issue possible du tourbillon était par la Crinière : la barque y entra obliquement à son extrémité supérieure. Sans doute par crainte de n’avoir pas encore échappé à l’attraction giratoire, le timonier ne redressa pas assez vite la course du bateau. Quand il essaya de le faire, il était trop tard. Alternativement soulevée en l’air et submergée, l’embarcation traversa obliquement la Crinière et fut aspirée par l’entonnoir de l’autre côté du fleuve.

À une trentaine de mètres en avant, on vit d’abord flotter des caisses et des ballots, puis le bateau, la quille en l’air, et les têtes dispersées des six hommes. Deux d’entre eux réussirent à prendre pied dans les remous de la rive. Les autres s’enfoncèrent, et toutes les épaves furent emportées hors de vue par le courant rapide de la courbe.

Il y eut une longue minute d’un silence que le Courtaud fut le premier à rompre.

« Allons, dit-il, autant nous atteler à la besogne. Je vais attraper froid aux pieds si je reste ici plus longtemps.

— Nous allons faire un peu de fumée, fit Kit en souriant.

— Et pour sûr vous justifierez votre nom », fut la réponse.

Le Courtaud se tourna vers les patrons.

« Venez-vous ? » demanda-t-il.

Sans doute le rugissement des eaux les empêcha d’entendre l’invitation.

Le Courtaud et Kit pataugèrent à travers trente centimètres de neige jusqu’à la tête des rapides et démarrèrent le canot. Kit était tiraillé entre deux impressions ; l’exemple de son camarade agissait sur lui à la manière d’une molette ; l’autre, qui l’éperonnait également, était la certitude que le vieil Isaac Belliou et tous les autres de la famille avaient surmonté des difficultés de ce genre dans leur marche à la conquête de l’Occident. Ce qu’ils avaient fait, lui aussi pouvait le faire.

« Maintenez-vous au sommet de la crête », lui cria le Courtaud en portant une chique à sa bouche, au moment où le bateau, glissant dans le courant accéléré, prenait la tête des rapides.

Kit fit un signe de tête, éprouva toute la force de son poids sur la barre, et dirigea l’esquif vers le plongeon.

Plusieurs minutes après, à demi embourbé et s’appuyant contre la rive en aval, le Courtaud cracha une pleine bouche de jus de tabac et serra la main de Kit.

Au sommet du talus, ils rencontrèrent Breck, dont la femme se tenait à peu de distance. Kit lui donna une poignée de main.

« Je crains que votre bateau ne puisse pas tenir le coup, dit-il. Il est plus petit que le nôtre, et un peu fatigué. »

L’homme sortit une liasse de billets de banque.

« Je vous donnerai cent dollars à chacun si vous le faites passer », dit-il.

Kit se détourna et regarda là-haut la crinière hérissée du Cheval blanc. Un long et gris crépuscule tombait, l’air devenait plus froid, et le paysage semblait se dresser dans une sauvage nudité.

« Telle n’est pas la question, disait le Courtaud. Nous n’avons pas besoin de votre argent : de toute façon, je ne voudrais même pas y toucher. Mais mon camarade s’y connaît en fait de bateaux, et quand il déclare que le vôtre n’est pas sûr, je crois qu’il sait ce que parler veut dire. »

Kit fit un signe affirmatif, et ses regards rencontrèrent par hasard ceux de Mme Breck, intensément fixés sur lui : si jamais il avait vu une prière dans des yeux de femme, c’était bien en ce moment. Le Courtaud suivit son regard et comprit comme lui.

Les deux hommes se dévisagèrent tout confus, sans dire un mot. Obéissant à une impulsion commune, ils échangèrent un signe de tête et prirent la direction du sentier qui montait à la tête des rapides. Ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils rencontrèrent Stine et Sprague.

« Où allez-vous ? demanda ce dernier.

— Chercher cet autre bateau pour le faire passer, répondit le Courtaud.

— Non pas. La nuit tombe. Vous allez dresser le campement tous les deux. »

Kit éprouvait un tel dégoût qu’il s’abstint de dire un mot.

« L’homme a sa femme avec lui, dit le Courtaud.

— C’est son affaire, prononça l’autre.

— C’est aussi celle de la Fumée et la mienne, riposta le Courtaud.

— Je vous le défends, dit rudement Sprague. La Fumée, si vous faites un pas de plus, je vous chasse.

— Et vous de même, le Courtaud, ajouta Stine.

— Et vous serez dans un beau pétrin après nous avoir réglé notre compte. Comment amènerez-vous votre fichu baquet à Dawson ? Qui vous servira le café dans vos couvertures ? Allons-y, la Fumée, ils n’oseront pas nous renvoyer. Et puis, nous avons des contrats. S’ils nous donnent notre sac, il faudra qu’ils y mettent assez de victuailles pour nous permettre de passer tout l’hiver. »

À peine avaient-ils poussé le bateau de Breck jusque dans les premières eaux agitées, que les vagues commencèrent à embarquer : elles n’étaient pas grosses, mais c’était un sérieux avertissement. Le Courtaud jeta derrière lui un coup d’œil railleur en mâchant son éternelle chique, et Kit se sentit au cœur un étrange afflux de chaude sympathie pour cet homme qui, ne sachant pas nager, ne savait pas non plus reculer.

Le rapide devint plus raide et les embruns se mirent à voler. Dans l’obscurité croissante, Kit entrevit la Crinière et le détour du courant qui y portait. Il dirigea la barque dans ce coude et ressentit un frisson de plaisir quand le bateau aborda la Crinière en plein milieu. Après cela, bondissant et plongeant et suffoqué par le brouillard, il ne conserva d’autre impression nette que la volonté de peser de tout son poids sur la godille qui servait de gouvernail et le regret que son oncle ne fût pas là pour le voir.

Ils émergèrent hors d’haleine, trempés, avec le canot inondé presque jusqu’au plat-bord : de légères pièces de bagages flottaient à l’intérieur. Quelques coups de pagaie donnés judicieusement par le Courtaud dirigèrent la barque dans le courant du remous, qui se chargea de l’amener doucement jusqu’à la rive. Mme Breck les regardait d’en haut. Sa prière avait été exaucée, et son visage était baigné de larmes.

« Mes enfants, il faut absolument que vous preniez cet argent ! » leur cria Breck.

Le Courtaud voulut se lever, mais glissa et s’assit dans le baquet, qui en conséquence plongea un bordage sous l’eau puis se redressa.

« Au diable l’argent ! déclara-t-il. Sortez ce whisky. Maintenant que c’est fini, je commence à avoir froid aux pieds, et, pour sûr, je risque de m’enrhumer. »

V

Le lendemain, comme d’habitude, ils furent les derniers à partir. Breck, malgré l’insuffisance de ses capacités nautiques et d’un équipage composé uniquement de sa femme et de son neveu, avait levé le camp, chargé son bateau et démarré dès la première heure du jour. Mais Stine et Sprague n’étaient jamais pressés. Ils semblaient incapables de comprendre que le gel pouvait survenir d’un moment à l’autre. Ils jouaient aux malades, retardaient tout, et critiquaient le travail de Kit et du Courtaud.

Ce dernier blasphémait pour exprimer son mépris.

« Pour sûr je perds mon respect du bon Dieu, vu qu’il a pu commettre ces deux ratés sous forme humaine. »

Kit ripostait en riant :

« En revanche, vous êtes son chef-d’œuvre ; plus je vous regarde et plus je suis tenté de respecter le Créateur.

— Pour sûr, il a pris de la peine ce jour-là, hein ? » gouaillait le Courtaud pour dissimuler sa gêne du compliment.

La route par eau traversait le lac Le Barge. Ici il n’y avait pas de courant : il fallait franchir à la rame soixante-cinq kilomètres d’une eau dormante, à moins qu’il ne soufflât un vent favorable. Mais la saison des bons vents était passée, et ce qui leur soufflait dans les dents était une bourrasque glacée du Nord : elle soulevait de grosses vagues, contre lesquelles il devenait presque impossible de faire avancer le bateau. À leurs misères s’ajoutaient les tourbillons de neige, et l’un des hommes devait s’occuper constamment à détacher à coups de hachette les glaçons qui se formaient sur la pelle des avirons. Obligés de ramer à leur tour, Sprague et Stine manifestaient une fainéantise incurable. Kit avait vite appris à peser de tout son poids sur l’aviron, mais il remarquait que ses patrons simulaient l’effort et plongeaient leurs avirons sous un faux angle.

Au bout de trois heures, Sprague rentra sa rame et déclara qu’il fallait retourner s’abriter à l’embouchure du fleuve, et Stine fut du même avis. Ainsi furent perdus les quelques kilomètres gagnés avec tant de peine. Un second jour, et un troisième, ils renouvelèrent leur vaine tentative.

Une flottille de plus de deux cents embarcations se tassait maintenant à l’embouchure du fleuve, venant du Cheval blanc. Il en arrivait quarante à cinquante par jour ; deux ou trois seulement réussirent à gagner la rive Nord-Ouest du lac et ne revinrent pas. La glace se formait dans les courbes du rivage et bientôt une mince croûte contourna les pointes d’un renfoncement à un autre. Le gel était imminent.

« Nous pourrions y arriver s’ils avaient seulement autant de cœur qu’un mollusque, disait Kit au Courtaud, tandis qu’ils séchaient leurs mocassins devant le feu au soir du troisième jour. — Nous réussissions aujourd’hui s’ils n’avaient pas flanché : une heure de plus et nous atteignions cette fameuse rive Ouest. Ils sont… Ils sont aussi incapables que des gosses.

— Pour sûr confirma le Courtaud.

Il fit tourner son mocassin devant la flamme et réfléchit un instant.

« Écoutez, la Fumée, nous sommes à des centaines de kilomètres de Dawson. Si nous ne voulons pas geler sur place, il faut nous débrouiller. Qu’en dites-vous ? »

Kit le regarda et attendit sans répondre.

« Nous avons la haute main par droit de naissance sur ces deux gamins, expliqua le Courtaud. Ils peuvent donner des ordres et répandre de la manne, mais, comme vous le dites, ce sont des gosses, mangeurs de confitures. Pour arriver à Dawson, nous devons prendre la direction de cet équipage-ci. »

Les deux hommes se regardèrent.

« Ça va », dit Kit, et il lui tendit la main pour ratifier le pacte.

Le lendemain, bien avant le lever du jour, le Courtaud proféra son appel.

« Holà, les dormeurs ! rugit-il. En bas du lit ! Voilà votre café. Dépêchez-vous, nous allons partir ! »

Grognant et protestant, Stine et Sprague furent néanmoins forcés de se mettre en route deux heures plus tôt que d’habitude. La bourrasque était plus violente que jamais, et, en un rien de temps, toutes les figures furent couvertes de stalactites, tandis que les avirons s’alourdissaient de glace. Ils se démenèrent pendant trois ou quatre heures, relayant tour à tour, un homme à la barre, deux aux avirons, un autre détachant les glaçons. La rive Nord-Ouest apparaissait de plus en plus près, mais l’ouragan soufflait de plus en plus dur. À la fin, Sprague, de l’air d’un vaincu qui se rend, rentra son aviron. Le Courtaud s’en empara, bien qu’il vînt à peine d’être relayé.

« Taillez la glace, dit-il, en lui tendant sa hachette.

— À quoi bon ? gémit l’autre. Nous n’y arriverons pas. Retournons !

— Continuons ! cria le Courtaud. Taillez la glace ; et quand vous vous sentirez mieux, vous pourrez me remplacer. »

Quand, au prix d’efforts inouïs, ils eurent réussi à s’approcher de la rive, ils la trouvèrent constituée de falaises et de rochers battus par les vagues, sans atterrissage possible.

« Je vous le disais bien ! pleurnicha Sprague.

— Vous n’avez pas même regardé, répondit le Courtaud.

— Nous voulons nous en retourner. »

Personne n’ajouta mot. Kit maintint l’embarcation dans les eaux agitées qui enveloppaient la rive inhospitalière. Parfois ils n’avançaient que d’un pied à chaque coup de rame, et parfois deux ou trois leur suffisaient à peine pour demeurer sur place. Il encourageait de son mieux ces deux êtres chétifs, leur faisant remarquer que les bateaux qui avaient atteint le rivage n’étaient jamais revenus, d’où il fallait conclure qu’ils avaient trouvé un abri quelque part.

« Si vous versiez dans vos avirons un peu de ce café que vous dégustez dans vos couvertures, nous en viendrions à bout, déclara le Courtaud en guise d’exhortation. Mais vous vous contentez de faire les mouvements sans y mettre un brin de nerf. »

Quelques minutes après, Sprague rentra son aviron.

« Je suis à bout, dit-il avec des larmes dans la voix.

— Nous autres aussi, répondit Kit, exaspéré lui-même par la fatigue à tel point qu’il se sentait prêt à pleurer ou à tuer quelqu’un. Mais nous continuons en dépit de tout.

— Nous retournons. Virez de bord.

— Le Courtaud, s’il ne veut pas ramer, prenez l’aviron vous-même, ordonna Kit.

— Pour sûr, répondit celui-ci. Il peut tailler de la glace. »

Mais Sprague refusa de lui céder l’aviron. Stine avait cessé de ramer, et le bateau reculait en dérive.

« Virez de bord, la Fumée ! » insista Sprague.

Kit, qui n’avait jamais maudit un homme de sa vie, fut étonné de s’entendre.

« Je vous verrai au diable d’abord ! s’écria-t-il. Prenez votre rame et souquez. »

Ils avaient tous atteint ce degré de fatigue où l’homme est apte à perdre tous les fruits de la civilisation. Sprague arracha une de ses moufles, tira son revolver et le braqua contre son timonier.

C’était une aventure nouvelle pour Kit, qui n’avait jamais affronté la gueule d’un revolver. Il fut tout surpris de constater que cette menace ne lui faisait aucun effet et lui semblait la chose la plus naturelle du monde.

« Si vous ne rentrez pas cette arme, dit-il, je vais vous la prendre et vous taper sur les doigts avec.

— Si vous ne virez pas de bord, je vous tue », hurla Sprague.

Alors intervint le Courtaud. Il cessa de tailler de la glace et se dressa derrière Sprague en brandissant son hachoir.

« Allez, tirez ! cria-t-il. Je meurs d’envie de vous décerveler. Donnez le signal de la fête !

— C’est une mutinerie ! s’exclama Stine. Vous avez été engagés pour obéir à nos ordres. »

Le Courtaud se tourna vers lui.

« Oh ! vous aurez votre tour dès que j’aurai fini avec votre associé, espèce d’outil à ébouillanter les porcs !

— Sprague, dit Kit, je vous donne trente secondes pour rentrer votre revolver et sortir votre aviron. »

Sprague hésita, poussa un ricanement nerveux, remit son revolver en place et se courba sur sa rame.

Pendant deux heures encore, ils avancèrent pouce par pouce au bord des rochers écumants. Kit commençait à craindre de s’être trompé, et était lui-même sur le point de virer de bord, lorsqu’ils arrivèrent à la hauteur d’une étroite ouverture, de six mètres au plus, conduisant à un enfoncement bien abrité où les rafales les plus violentes ridaient à peine la surface de l’eau. C’était le havre gagné par les bateaux des jours précédents. Ils abordèrent à une grève en pente. Les deux patrons restèrent prostrés dans le bateau, tandis que Kit et le Courtaud dressaient la tente, allumaient du feu et se mettaient à la cuisine.

« Qu’est-ce qu’un outil à ébouillanter les porcs ? demanda Kit.

— Je veux bien être pendu si je le sais, répondit le Courtaud. Mais ce type-là en est un tout de même. »

L’ouragan, qui s’apaisait rapidement, cessa au crépuscule, et le temps devint sec et froid. Une tasse de café, mise de côté pour refroidir et oubliée pendant quelques minutes, fut retrouvée couverte d’un centimètre de glace. À huit heures, tandis que Sprague et Stine, déjà roulés dans leurs couvertures, dormaient d’un sommeil de plomb, Kit alla jeter un coup d’œil à la barque.

« C’est le gel, annonça-t-il au Courtaud en revenant. Il y a déjà une pellicule de glace sur toute la mare.

— Qu’allez-vous faire ?

— Il n’y a qu’une décision pénible. Naturellement le lac gèlera tout d’abord. Le courant rapide du fleuve le maintiendra libre pendant plusieurs jours. Demain matin, à cette heure-ci, tout bateau pris dans le lac Le Barge y restera jusqu’à l’année prochaine.

— Vous voulez dire qu’il faut partir ce soir, tout de suite ? »

Kit fit oui de la tête.

« Debout les dormeurs ! » rugit le Courtaud en commençant à défaire les cordeaux de la tente.

Les deux autres s’éveillèrent, exhalant l’angoisse de leurs muscles raidis et de leur sommeil interrompu.

« Quelle heure est-il donc ? demanda Stine.

— Huit heures et demie.

— Il fait encore nuit. »

Le Courtaud fit sauter deux cordeaux, et la tente se mit à ballotter.

« Ce n’est pas le matin, dit-il, c’est le soir. Dépêchez-vous. Le lac est en train de geler. Il faut que nous le traversions. »

Stine se redressa avec une expression d’amertume et de colère.

« Laissez-le geler. Nous ne bougerons pas.

— Très bien, dit le Courtaud. Nous nous en allons avec le bateau.

— Vous êtes engagés…

— Pour vous mener à Dawson, interrompit le Courtaud. Eh bien, nous vous y menons, n’est-ce pas ? »

Il ponctua son interrogation en abattant une moitié de la tente sur leurs têtes.

Ils se frayèrent un chemin en brisant la glace mince du petit havre, puis débouchèrent dans le lac, où l’eau lourde et vitreuse gelait à chaque coup sur leurs avirons. Elle ne tarda pas à s’épaissir comme une purée, entravant l’effort des rames et se figeant dans l’air à mesure qu’elle en dégouttait. Puis une pellicule commença à se former à la surface, et la barque avança de plus en plus lentement.

Souvent par la suite, en essayant de se remémorer cette nuit dont il ne retenait que des souvenirs de cauchemar, Kit se demanda ce qu’avaient dû être les souffrances de Stine et de Sprague. Son unique impression personnelle était d’avoir lutté contre un froid mortel et une fatigue intolérable pendant un millier d’années ou peu s’en faut.

Le matin les trouva stationnaires. Stine et Sprague se plaignaient d’avoir, l’un les doigts gelés, l’autre le nez. Kit aussi, par les douleurs qu’il ressentait dans le nez et dans les joues, fut averti qu’il était atteint. Leur cercle visuel s’élargissait à mesure que grandissait la lumière, et ils constatèrent que le lac était gelé à perte de vue. L’eau avait disparu.

À une centaine de mètres s’élevait la rive de l’extrémité nord. Le Courtaud affirma que là se trouvait l’ouverture du fleuve et qu’il voyait de l’eau libre. Kit et lui étaient les seuls capables de travailler. Ils brisèrent la glace à coups de rames et forcèrent un passage au canot. Ils étaient à bout de leur dernier souffle quand ils sentirent l’aspiration du courant rapide. Un regard en arrière leur montra plusieurs embarcations, qui, après avoir lutté toute la nuit, se trouvaient irrémédiablement immobilisées. Puis ils tournèrent un coude, et le courant les emporta à une vitesse de dix kilomètres à l’heure.

VI

Jour par jour ils descendaient le courant rapide, et d’un jour à l’autre la glace en bordure des rives s’étendait en largeur. Quand ils voulaient camper au crépuscule, ils devaient y tailler un emplacement pour le canot, puis transporter l’équipement à terre, parfois à des trentaines de mètres de distance. Le matin, ils dégageaient l’embarcation et la ramenaient dans le courant. Le Courtaud avait monté le poêle de tôle dans le bateau, et, pendant d’interminables heures, Stine et Sprague restaient penchés dessus. Ils s’étaient soumis, avaient renoncé à donner des ordres, et leur seul désir était d’arriver à Dawson.

À de fréquents intervalles, le Courtaud, toujours pessimiste, mais joyeux et infatigable, se mettait à beugler les trois seuls vers qu’il sût du premier quatrain d’une chanson oubliée. Plus il faisait froid, plus il les répétait :


Pareils aux marins de l’antique Argo,
Nous nous embarquons sur notre cargo
Pour aller rafler la toison dorée !


Quand ils passèrent devant les embouchures de l’Houta-Linqua, du Grand et du Petit Saumon, ces affluents déversaient dans le Yukon une bouillie qui s’amassait autour du bateau et s’y attachait, si bien que le soir ils furent obligés de casser la glace autour de l’embarcation pour la retirer du courant ; et le lendemain matin, pour l’y remettre, ils durent employer le même procédé.

Ils passèrent leur dernière nuit à terre entre les embouchures du Fleuve Blanc et du Stewart. À l’aurore, ils virent que le Yukon, large de huit cents mètres à cet endroit, n’était plus qu’une blancheur mouvante entre deux banquises immobiles.

Le Courtaud maudit la création avec moins de bonne humeur que de coutume, et regarda Kit.

« Notre bateau sera le dernier qui atteindra Dawson cette année, dit celui-ci.

— Mais il n’y a plus d’eau, la Fumée.

— Eh bien, nous naviguerons sur la glace. Allons-y ! »

Malgré leurs protestations, Sprague et Stine furent emballés à bord. Pendant une demi-heure, Kit et le Courtaud s’escrimèrent à coups de hache pour s’ouvrir un chenal vers le courant rapide mais encombré.

À peine avaient-ils réussi à se dégager de la banquise riveraine que les glaçons en dérive effleurèrent le canot contre le rebord sur une distance d’une centaine de mètres : le frottement emporta la moitié du bordage et la barque fut presque réduite à l’état d’épave. Ils atteignirent enfin le courant à la base d’une courbe qui s’éloignait du rivage, et continuèrent leurs efforts pour gagner le milieu. Le fleuve était composé, non plus de bouillie, mais de blocs solides : dans les intervalles seulement il restait de la glu, qui se congelait sous leurs yeux. Repoussant les blocs avec leurs avirons, parfois sautant eux-mêmes sur les glaçons pour pousser le bateau, il leur fallut une heure pour arriver en plein courant.

Cinq minutes après ils cessèrent leurs efforts : l’embarcation était prise. Tout le fleuve se congelait. Les blocs se soudaient les uns aux autres et le canot lui-même formait le centre d’un îlot de vingt-cinq mètres de diamètre. Tantôt il flottait par le travers, tantôt la poupe en avant. Parfois la pesanteur détachait de la masse mouvante des morceaux bientôt raccrochés par d’autres masses en formation. Pendant que coulaient les heures, le Courtaud bourrait le poêle, faisait la cuisine et clamait son chant de guerre.

La nuit vint ; après des tentatives répétées, ils durent renoncer à l’idée de ramener le canot au rivage, et, à travers l’obscurité, le courant les emporta en dérive.

« Et si nous dépassons Dawson ? demanda le Courtaud.

— Nous reviendrons à pied, répondit Kit, à moins que nous ne soyons écrasés dans un tassement de glaçons. »

Le ciel était pur, et à la froide clarté des étoiles ils entrevoyaient par instants les contours imprécis de montagnes des deux côtés du fleuve. Vers onze heures s’éleva en aval un grondement. Leur vitesse se ralentit et autour d’eux les glaçons commencèrent à craquer et à se broyer mutuellement. Le fleuve se tassait. Un glaçon, soulevé au-dessus des autres, glissa en avalanche sur le leur et emporta tout un côté de l’embarcation. Soutenue par son propre glaçon, elle ne sombra pas, mais ils purent entrevoir le sombre abîme tourbillonnant à trente centimètres de distance. Puis tout demeura immobile. Au bout d’une demi-heure, le fleuve entier se ressaisit et se remit en marche. Il progressa pendant une heure, avant d’être arrêté par un nouveau tassement. Il repartit dans une course rapide, affolée, et au milieu d’un fracas assourdissant. Soudain ils aperçurent des lumières sur la rive, et comme ils arrivaient à leur hauteur, le Yukon renonça à tout mouvement et pour six mois cessa d’exister en tant que fleuve. Sur la grève de Dawson, les curieux, assemblés pour voir geler le fleuve, entendirent résonner dans les ténèbres le chant de guerre de Courtaud :


Pareils aux marins de l’antique Argo,
Nous nous embarquons sur notre cargo
Pour aller rafler la toison dorée !
Cocorico ho ! Cocorico hé !

VII

Pendant trois jours, Kit et le Courtaud s’éreintèrent à transporter leur tonne et demie de bagage du milieu du fleuve à la cabane de rondins que Stine et Sprague avaient achetée sur la montagne dominant Dawson. Dès que ce travail fut terminé, à la tombée du crépuscule, Sprague manda Kit dans sa chambre bien chaude. À l’extérieur, le thermomètre marquait 53 degrés au-dessous de zéro.

« Votre mois n’est pas tout à fait fini, la Fumée, dit Sprague, mais je vous le paie en entier. Voici ; et je vous souhaite bonne chance.

— Et nos conventions ? demanda Kit. Vous savez que la disette règne dans ce pays, et qu’un homme ne peut même pas trouver du travail dans les mines, s’il n’a pas sa nourriture avec lui. D’après notre contrat, vous avez consenti…

— Je n’ai connaissance d’aucun contrat, interrompit Sprague. Et vous, Stine ? Nous vous avons engagé au mois. Voilà votre argent. Voulez-vous signer le reçu ? »

Kit serra les poings, et, un instant, vit rouge. Les deux hommes reculèrent devant lui. De sa vie il n’avait frappé personne dans un accès de colère, et il se sentait tellement capable de rosser Sprague qu’il ne put se résoudre à le faire.

Le Courtaud vit son émoi et s’interposa

« Écoutez, la Fumée, je ne veux plus voyager avec une vulgaire équipe comme celle-ci. Et sur-le-champ je l’envoie promener. Vous et moi, restons ensemble. Compris ? Maintenant, prenez vos couvertures et allez m’attendre à la Corne d’Élan. Je vais régler le compte, prendre notre dû et leur donner le leur. Je ne suis bon à rien sur l’eau, mais ici mes pieds sont sur la terre ferme et pour sûr je vais faire de la fumée. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure plus tard, le Courtaud fit son entrée à la Corne d’Élan. Ses jointures éraflées et une égratignure à la joue témoignaient qu’il avait donné leur dû à MM. Stine et Sprague.

« Je voudrais que vous voyiez cette cabane, gloussa-t-il, debout devant le comptoir. Je leur ai flanqué une vraie peignée, ou j’y perds mon latin ! Des dollars contre des pets de nonne qu’aucun des deux ne se montrera dans la rue d’ici une semaine. Et maintenant notre compte est clair, à vous et moi. Pas d’emploi à trouver dans ce patelin si l’on ne fournit pas sa nourriture. La viande d’élan coûte deux dollars la livre et il n’y en a pas. Nous avons assez d’argent pour nous procurer des vivres et des munitions pour un mois. Nous allons remonter le Klondike vers l’intérieur. S’il n’y a pas de grands élans, nous irons vivre avec les Indiens. Mais si nous n’avons pas cinq mille livres de viande avant six semaines d’ici, je… pour sûr, j’irai faire des excuses à nos patrons. Ça va ? »

Les deux hommes échangèrent une cordiale poignée de main. Puis Kit se troubla :

« C’est que je ne connais rien à l’art de chasser », avoua-t-il.

Le Courtaud leva son verre.

« Possible. Mais pour sûr vous êtes un mangeur de viande, et je vous enseignerai le reste. »

LA RUÉE À LA RIVIÈRE DE LA SQUAW

I

Deux mois après leur départ à la recherche de la viande, Belliou-la-Fumée et le Courtaud étaient de retour dans le bar de la Corne d’Élan, à Dawson. Leur chasse terminée, la viande apportée en traîneau et vendue deux dollars et demi la livre, ils possédaient, en commun, trois mille dollars en poudre d’or et un bon attelage de chiens. La chance les avait favorisés. Bien que l’affluence des chercheurs d’or eût repoussé le gibier à cent cinquante kilomètres au moins dans la montagne, ils avaient tué quatre élans dans une étroite gorge située à peine à moitié de cette distance.

Leur veine de chasseurs n’était pas moins anormale que l’énigme de ces animaux égarés, car le soir même quatre familles d’Indiens affamés, rentrant les mains vides d’une chasse de trois jours, vinrent camper au voisinage. Un peu de viande fut troquée contre des chiens étiques. Après les avoir bien nourris pendant une semaine, la Fumée et le Courtaud les attelèrent pour transporter leur charge au marché de Dawson, où la viande faisait prime.

Les deux hommes affrontaient maintenant un autre problème, celui de transformer leur poudre d’or en victuailles. Le prix courant de la farine et des haricots était d’un dollar et demi la livre, et la difficulté restait de trouver un vendeur. Dawson était en proie à la disette. Des centaines d’hommes, munis d’argent mais dépourvus de nourriture, avaient été obligés de quitter le pays. Beaucoup d’entre eux avaient descendu le fleuve juste avant le gel, et un plus grand nombre encore, avec des provisions à peine suffisantes, avaient entrepris à pied, sur la glace, les neuf cent cinquante kilomètres qui les séparaient de Dyea.

Dans le bar bien chauffé, la Fumée vit entrer le Courtaud, qui semblait de joyeuse humeur.

« La vie n’a pas d’attrait sans whisky ni sucre, dit le Courtaud en guise de salutations ; en même temps il ôtait de sa moustache dégelée des morceaux de glace qu’il envoyait cliqueter sur le plancher.

— Et du sucre, je viens justement d’en trouver dix-huit livres. Le type ne m’a pris que trois dollars la livre. Et toi, as-tu eu la veine ?

— Oh ! je ne suis pas resté à rien faire, répondit la Fumée avec fierté. J’ai acheté cinquante livres de farine ; et il y a un bonhomme au Creek d’Adam qui m’en a promis cinquante autres demain matin.

— Superbe ! Pour sûr nous aurons de quoi vivre jusqu’au dégel du fleuve. Dis donc, la Fumée, la meilleure affaire de tout ça, c’est nos chiens. Un acheteur m’a offert de les prendre tous les cinq à deux cents dollars pièce. Je lui ai dit qu’il n’y avait rien de fait. Pour sûr, ils ont augmenté de valeur depuis qu’ils ont de la viande à se mettre sous la dent ; tout de même, ça fait mal au cœur de nourrir des chiens avec de la mangeaille qui vaut deux dollars et demi la livre. Viens-tu prendre un verre ? Je veux fêter ces dix-huit livres de sucre. »

Plusieurs minutes après, comme il pesait de la poudre d’or pour payer les consommations, il se frappa le front.

« J’avais complètement oublié le type que je dois rencontrer au Tivoli. Il a du lard avarié qu’il liquiderait à un dollar et demi la livre. Nous pourrons nourrir les chiens avec, et économiser un dollar par jour sur la note d’entretien de chacun. À tout à l’heure !

— À tout à l’heure ! répondit la Fumée. Je rentre à la cabane me coucher. »

À peine le Courtaud venait-il de partir qu’un homme vêtu de fourrures franchit la double porte capitonnée, et son visage s’éclaira lorsqu’il aperçut la Fumée. Celui-ci reconnut Breck, dont il avait piloté le bateau à travers les rapides.

« J’ai entendu dire que vous étiez en ville, dit rapidement Breck en lui serrant la main. Il y a une demi-heure que je vous cherche. Sortez avec moi, j’ai à vous parler. »

La Fumée regarda avec regret le poêle rouge et ronflant.

« Pourquoi pas ici ?

— Non, c’est une affaire importante. Sortons un instant. »

Sitôt dehors, la Fumée ôta une de ses moufles, enflamma une allumette et regarda le thermomètre pendu près de la porte. Il se reganta vivement : le froid le brûlait. Au-dessus de leurs têtes une aurore boréale étageait ses arches flamboyantes, et dans la ville résonnaient les hurlements lugubres de milliers de chiens-loups.

« Combien marque-t-il ? demanda Breck.

— Seize au-dessous. »

Kit cracha à titre d’expérience, et l’on entendit la salive craquer en l’air.

« Et le thermomètre n’est certainement pas au fixe. Il descend tout le temps. Il marquait seulement onze voilà une heure. Ce n’est pas une baisse, c’est une dégringolade, une ruée.

— C’est précisément d’une ruée que je veux vous entretenir, murmura Breck avec précaution, en jetant des regards inquiets autour de lui pour s’assurer qu’aucune oreille indiscrète n’était à portée. Vous connaissez la rivière de la Squaw ? Elle se jette dans le Yukon, sur l’autre rive, à cinquante kilomètres en amont.

— Rien à faire par là, déclara Belliou. Il y a des années qu’elle a été fouillée.

— Comme tous les autres terrains riches. Écoutez-moi : c’est une grosse affaire. Rien qu’une profondeur de deux mètres cinquante à sept mètres pour trouver la roche. Il n’y aura pas un des lots revendiqués qui ne vaille un demi-million. C’est un secret absolu. Deux ou trois de mes meilleurs amis me l’ont confié. J’ai prévenu ma femme que je voulais vous trouver avant de partir. Maintenant, au revoir. Mon équipement est caché plus bas sur la rive. De fait, quand on m’a averti, on m’a fait promettre de ne pas quitter Dawson avant que les gens ne fussent couchés. Vous savez ce qui en résulterait si on vous voyait équipés pour une ruée. Allez chercher votre associé et suivez-nous. Vous devriez pouvoir jalonner le quatrième ou cinquième lot à partir de celui de la Découverte. N’oubliez pas : la rivière de la Squaw. C’est la troisième après avoir passé la rivière de Norvège.

II

En rentrant dans la petite cabane située au flanc de la montagne encadrant Dawson, la Fumée entendit un ronflement familier et secoua l’épaule du Courtaud

« Ouais ! marmotta celui-ci, va te coucher ! Je ne suis pas de service de nuit, remarqua-t-il ensuite ; et comme la poigne insistait avec plus de vigueur : Raconte tes peines au bistro.

— Entre dans tes frusques, dit la Fumée. Nous partons jalonner un couple de lots aurifères. »

Le Courtaud s’assit et se mit à tonner.

Mais la Fumée lui posa la main sur la bouche.

« Chut ! avertit-il. C’est un gros gîte. Pas besoin d’éveiller les voisins. Tout Dawson est endormi.

— Euh ! c’est à voir. Personne ne parle d’un bon filon, pour sûr. Seulement, c’est épatant comme tout le monde trouve la piste quand même.

— C’est à la rivière de la Squaw, murmura la Fumée. Le tuyau est sérieux. C’est Breck qui me l’a donné. La roche a peu de profondeur, et de l’or sous les racines de l’herbe. Amène-toi. Nous prenons chacun un petit paquet en bandoulière, et en route ! »

Le Courtaud ferma les yeux et se rendormit. L’instant d’après, ses couvertures s’envolaient.

« Si tu n’en veux pas, moi j’en veux, dit la Fumée en guise d’explication. »

Le Courtaud suivit ses couvertures et commença à s’habiller.

« Prenons-nous les chiens ? demanda-t-il.

— Non. La piste d’ici à la rivière n’est sûrement pas battue et nous irons plus vite sans eux.

— Alors je vais leur jeter une portion, et il faudra qu’elle dure jusqu’à notre retour. N’oublie pas d’emporter de l’amadou et une chandelle. »

Le Courtaud ouvrit la porte, et ayant senti la morsure du froid, se recula pour abaisser ses oreillères et mettre ses moufles.

Il rentra cinq minutes après en se frottant vigoureusement le nez.

« Pour sûr, la Fumée, cette course-là n’est pas du tout de mon goût. Le temps est froid comme pouvaient l’être les portes de l’enfer mille ans avant que le premier feu ne fût allumé. En outre, c’est un vendredi treize, et il nous arrivera des aventures, pour sûr et certain. »

Portant sur le dos leur petit équipement de course, ils fermèrent la porte derrière eux et descendirent la montagne. L’aurore boréale avait terminé son feu d’artifice. Seules les étoiles palpitaient dans le grand froid, et leur obscure clarté rendait la marche incertaine. À un détour du sentier, le Courtaud s’enlisa dans la neige épaisse, et sa voix s’éleva pour bénir le jour de la semaine, le quantième du mois et la date de l’année.

« Tu ne peux donc pas te taire ? gronda la Fuméee. Laisse l’almanach tranquille. Tu vas mettre tout Dawson en éveil et nous l’amener sur le dos.

— Euh ! Regarde la lumière de cette cabane… et dans cette autre, là-bas. Et écoute cette porte qu’on ferme. Oh ! pour sûr, Dawson est endormi. Ces lumières-là ? C’est pour veiller un mort. Il n’y a pas de ruée, je le parierais sur ta vie. »

Quand ils atteignirent le pied de la montagne et se trouvèrent en pleine ville, des clartés jaillissaient aux fenêtres, des portes battaient de tous côtés, et derrière eux surgissait le bruit de nombreux mocassins frappant la neige battue. Le Courtaud lâcha une réflexion.

« C’est fantastique comme il y a du monde à cet enterrement ! »

Ils dépassèrent un homme qui, debout près du sentier, en appelait un autre à voix basse et inquiète :

« Oh ! Charlot, dépêche-toi ! »

« Tu as vu le fourniment qu’il avait sur le dos, la Fumée ? Le cimetière doit être loin quand les gens du cortège sont obligés d’emporter leurs couvertures ! »

Lorsqu’ils s’engagèrent dans la rue principale, une centaine d’hommes étaient à la file derrière eux, et ils en entendaient d’autres accourir pendant qu’à la douteuse clarté stellaire ils cherchaient le sentier qui descendait vers la rivière. Tout à coup le Courtaud glissa et tomba dans la neige molle au fond d’un ravin de dix mètres. La Fumée le suivit et culbuta pardessus au moment où il se relevait.

« C’est moi qui l’ai trouvé le premier, bredouilla L’autre en ôtant ses moufles pour en secouer la neige entrée dans les parements. »

L’instant d’après ils durent jouer des pieds et des mains pour se soustraire au rude choc des corps qui dégringolaient à leur suite.

Au moment du gel, un tassement s’était produit en cet endroit, et un labyrinthe de glaçons se dressait sous la neige. À la suite de faux pas pénibles et réitérés, la Fumée tira sa bougie et l’alluma, et ceux qui venaient derrière saluèrent de leurs acclamations ce lumignon qui brûlait tranquillement dans l’air immobile. La Fumée prit les devants et marcha plus vite.

« Pour sûr, c’est une ruée, déclara le Courtaud, à moins que tous ces gens-là ne soient des somnambules.

— En tout cas, nous sommes en tête de la procession, répondit la Fumée.

— Oh ! je n’en sais rien. C’est peut-être un ver luisant que j’aperçois là-bas, et celui-là et cet autre encore. Regarde-les et crois-moi. Il y a une belle queue devant nous. »

Il fallait traverser un kilomètre et demi de glace brisée pour atteindre la rive Ouest du Yukon, et les chandelles vacillaient sur toute la longueur de cette piste capricieuse. Derrière eux, d’autres lumières scintillaient jusqu’au sommet de la rive qu’ils venaient de descendre.

« Dis donc, la Fumée, ce n’est pas une ruée, c’est une esq… un eks… un exode. Il doit y avoir un millier d’hommes devant nous et dix mille derrière. Maintenant, écoute un peu ton oncle. Ma médecine est bonne. Quand j’ai le cafard, il y a pour sûr un motif. Nous sommes mal embarqués pour cette excursion. Retournons dormir.

— Tu ferais mieux d’épargner ton souffle si tu veux tenir le pas, répliqua la Fumée d’un ton bourru.

— Euh ! j’ai les jambes courtes, mais je m’abstiens de raidir les jarrets et de fatiguer mes muscles, et pour sûr je pourrais dépasser tous ces individus ici sur la glace. »

La Fumée savait qu’il disait vrai, ayant depuis longtemps apprécié les qualités extraordinaires de son camarade comme marcheur.

« Je me retenais pour te donner une chance de me suivre, plaisanta la Fumée.

— Et je te marche en plein sur les talons. Si tu ne peux faire mieux, laisse-moi passer devant et régler l’allure. »

La Fumée pressa le pas et eut bientôt rattrapé la bande la plus voisine.

« Un coup de collier, la Fumée, exhorta l’autre. Passe par-dessus ces cadavres ambulants. Ceci n’est pas un enterrement ordinaire. Arpente la neige comme si tu allais quelque part. »

La Fumée compta dans cette bande huit hommes et deux femmes, et ils en dépassèrent une autre de vingt personnes avant d’avoir traversé la glace tassée. À quelques pas de la rive Ouest, le sentier tournait au Sud et se prolongeait sur de la glace unie, mais recouverte de cinquante à soixante centimètres de neige. Sur cette marge courait la piste à traîneaux, ruban de neige durcie de soixante-cinq centimètres de large à peine. De chaque côté on enfonçait au moins jusqu’aux genoux. Les gens qu’ils rattrapaient n’étaient guère disposés à leur céder le pas, et plus d’une fois la Fumée et le Courtaud durent faire le plongeon, patauger de toutes leurs forces pour les dépasser.

À ceux qui manifestaient leur ressentiment d’être dépassés, le Courtaud répondait sur le même ton.

« Pourquoi êtes-vous si pressés ? demanda l’un d’eux.

— Et vous ? répondit-il. Une ruée est partie de la rivière Indienne hier après-midi et vous a coupé l’herbe sous le pied. Il ne reste plus de lots.

— S’il en est ainsi, raison de plus, pourquoi êtes-vous si pressé ?

— Qui ? Moi ? Je ne suis pas un chercheur d’or. Je suis un fonctionnaire en mission. Je vais faire le recensement à la rivière de la Squaw. »

À un autre, qui l’avait accueilli par cette apostrophe : « Où vas-tu, petit ? Est-ce que vraiment tu espères jalonner un lot ? » le Courtaud répondit :

« C’est moi qui ai découvert la rivière de la Squaw, et je reviens de faire enregistrer mon lot pour qu’il ne puisse m’être soufflé par quelque sale Chéchaquo. »

En terrain plat, la vitesse moyenne des concurrents était de cinq kilomètres à l’heure. La Fumée et le Courtaud en faisaient six et demi ; par instants, ils allaient plus vite et prenaient même le pas de course.

« Je vais t’user les pieds, le Courtaud, disait la Fumée en guise de défi.

— Bah ! en marchant sur les moignons, je pourrais encore fatiguer les talons de tes mocassins. Mais c’est peine perdue. J’ai fait mes calculs. Les lots de la rivière sont de cent-soixante cinq mètres chacun. Mettons qu’il y en ait six au kilomètre. Nous avons devant nous un millier de concurrents, et la rivière n’a pas cent cinquante kilomètres de long. Certains resteront le bec dans l’eau, et il me semble bien que toi et moi sommes de ceux-là. »

Avant de répondre, la Fumée redoubla le pas d’une façon inattendue, si bien que le Courtaud se trouva distancé de deux mètres.

« Si tu épargnais ton souffle au lieu de rester à la traîne, nous aurions vite dépassé quelques unités de ce millier-là, dit la Fumée, railleur.

— Qui ça ? moi ? Ôte-toi seulement de mon chemin et je te montrerai ce que c’est que de tricoter des jambes. »

La Fumée se mit à rire, et pressa l’allure de nouveau. Toute l’aventure avait changé d’aspect à ses yeux, et il ruminait dans son cerveau une expression de philosophie technique, la « transmutation des valeurs ». En fait, il tenait moins à s’assurer une fortune qu’à battre le Courtaud. Après tout, se disait-il, ce n’est pas l’enjeu qui compte, mais bien le jeu lui-même. Ses muscles et son esprit, son énergie et son âme se trouvaient provoqués dans cette lutte avec un homme qui n’avait jamais pâli sur les livres, qui ne savait pas distinguer un ragtime d’un grand opéra, ni une engelure d’une épopée.

« Le Courtaud, je te dame le pion jusqu’à la gauche. J’ai reconstruit toutes les cellules de mon corps depuis mon débarquement sur la grève de Dyea. Ma viande est filandreuse comme de la corde à fouet, âcre et tenace comme la morsure d’un serpent à sonnettes. Voilà quelques mois, j’aurais voulu me taper dans le dos pour exprimer des choses pareilles, mais je n’aurais pu les mettre sur le papier. Il me fallait les éprouver d’abord, et maintenant que je les vis, je n’ai pas besoin de les écrire. Je suis en vrai tissu, rude et hérissé, et pas un montagnard ne peut se frotter à moi sans que je lui rende sa frottée avec usure. Maintenant, passe devant et mène le train pendant une demi-heure. Quand tu auras fait de ton mieux, je prendrai la tête et je t’offrirai une demi-heure de mieux encore.

— Euh ! ricana le Courtaud de bonne humeur. Et dire que si on lui pressait le nez, il en sortirait encore du lait ! Ôte-toi de mon chemin et laisse ton père t’apprendre à marcher. »

De demi-heure en demi-heure, chacun servait d’entraîneur à son tour. Ils parlaient peu. L’exercice les tenait chauds, bien que leur haleine gelât sur leurs visages, des lèvres au menton. Le froid était si intense qu’ils se frictionnaient presque continuellement le nez et les joues avec leurs moufles ; quelques minutes de relâche suffisaient pour que la chair s’engourdît, et il fallait les efforts les plus vigoureux pour y ramener l’ardente piqûre de la circulation.

Plus d’une fois ils se crurent arrivés en tête de file, mais toujours ils rejoignaient de nouveaux concurrents partis avant eux. De temps en temps des groupes essayaient de suivre leur allure, mais régulièrement ils se décourageaient au bout de deux ou trois kilomètres, et les ténèbres se refermaient sur eux.

« Nous autres, nous avons battu la piste tout l’hiver, commentait le Courtaud, et ces gaillards-là, amollis par les loisirs de leurs cabanes, ont le toupet de croire qu’ils peuvent marcher de pair avec nous. Si leur levure était de bonne qualité, ce serait différent ; car, pour sûr, le propre d’une bonne levure, c’est de faire lever les pattes. »

À un moment donné, la Fumée frotta une allumette pour consulter sa montre. Il ne renouvela pas l’expérience, la morsure du gel sur ses mains nues avait été si prompte qu’il fallut une demi-heure pour les faire revenir à l’état normal.

« Quatre heures, dit-il en remettant ses moufles, et nous en avons déjà dépassé trois cents.

— Trois cent trente-huit, rectifia le Courtaud. Ma comptabilité est à jour. Débarrassez le chemin, noble étranger. Laissez galoper quelqu’un qui sait ce que c’est qu’une ruée. »

Ces derniers mots s’adressaient à un homme, évidemment à bout de forces, qui pouvait à peine soulever ses pieds et bloquait la piste. Celui-ci et un autre furent les deux seuls traînards qu’ils rencontrèrent, car ils étaient tout près de la tête de la colonne.

Ce n’est que plus tard qu’ils entendirent raconter toutes les horreurs de cette nuit. Des hommes, contraints de s’asseoir par la fatigue, ne s’étaient jamais relevés. Sept furent gelés à mort, et de nombreuses amputations de doigts et d’orteils, et même de pieds, furent pratiquées dans les hôpitaux de Dawson. Car entre toutes les nuits de l’année, la ruée s’était produite précisément dans la plus froide. Un peu avant l’aurore, les thermomètres à esprit-de-vin marquèrent cinquante-six degrés au-dessous de zéro. Et, à peu d’exceptions près, les hommes dont se composait la ruée étaient de nouveaux venus dans le pays, qui ne connaissaient pas les périls du froid.

Quelques minutes après, ils rencontrèrent l’autre épave humaine ; elle leur fut révélée par un rayon d’aurore boréale qui jaillissait de l’horizon au zénith comme le faisceau d’un projecteur. L’homme était assis sur un morceau de glace, près de la piste.

« Trotte, frère Jacques ! cria joyeusement le Courtaud. Dépêche-toi ! Si tu restes là, tu vas geler. »

Ne recevant pas de réponse, ils s’arrêtèrent, pour voir ce qu’il y avait.

« Raide comme un piquet, fut le jugement du Courtaud. Si tu le poussais un peu fort, il se casserait.

— Regarde s’il respire », dit la Fumée, qui, s’étant déganté, cherchait le cœur de l’homme sous la fourrure et le lainage.

Le Courtaud souleva un rabat de sa casquette et se pencha vers les lèvres glacées.

« Pas de souffle, déclara-t-il.

— Ni de battement de cœur », ajouta la Fumée.

Il reganta sa main et la battit vigoureusement pendant une minute avant de l’exposer au gel pour enflammer une allumette. C’était un homme âgé, et il était incontestablement mort. À la lueur, ils entrevirent une longue barbe grise chargée de glaçons jusqu’aux narines, des joues blanches de givre et des yeux fermés dont les cils étaient scellés de glace. Puis l’allumette s’éteignit.

« En route, dit le Courtaud, en se frottant l’oreille. Nous ne pouvons rien pour le pauvre diable. Et pour sûr je me suis gelé l’oreille : toute la peau va tomber, et elle sera écorchée pendant une semaine. »

Quelques instants plus tard, une banderole flamboyante, versant dans les cieux sa palpitation lumineuse, leur révéla, à cinq cents mètres en avant, deux silhouettes sur la glace. Au-delà, sur quinze cents mètres de distance, rien ne bougeait.

« Ce sont ceux-là qui mènent la procession, dit la Fumée, tandis que l’obscurité retombait. Essayons de les rejoindre. »

Au bout d’une demi-heure, comme ils ne les avaient pas encore rattrapés, le Courtaud prit le pas gymnastique.

« Si nous les rejoignons, nous ne les dépasserons pas, haleta-t-il. Bon Dieu, quelle allure ! des dollars contre des pets de nonne que ce ne sont pas des Chéchaquos. ce sont de vraies Pâtes-aigres ; tu peux tabler là-dessus. »

La Fumée était devant quand ils finirent par les revoir, et il fut heureux de reprendre haleine, au pas accéléré, sur leurs talons. Presque tout de suite, il eut l’impression que la personne la plus rapprochée de lui était une femme. Il n’aurait pu dire d’où lui venait cette idée. Encapuchonnée et emmitouflée de fourrures, c’était une forme vague comme toutes les autres ; et, pourtant, elle lui semblait familière.

Le prochain flamboiement de l’aurore boréale lui laissa entrevoir des pieds minuscules chaussés de mocassins. Mais, de plus, il reconnut entre toutes la démarche qu’il avait naguère résolu de ne jamais oublier.

« Ça, pour sûr, c’est une marcheuse, lui confia le Courtaud d’une voix rauque. Je parierais que c’est une Indienne.

— Comment allez-vous, mademoiselle Gastell ? héla La Fumée.

— Comment allez-vous ? répondit-elle en tournant la tête pour jeter un rapide coup d’œil. Il fait trop sombre pour voir. Qui êtes-vous ?

— La Fumée. »

Un rire frais s’égrena dans la gelée, et c’était certainement le plus joli gazouillis qu’il eût entendu de sa vie.

« Alors, êtes-vous marié et avez-vous élevé tous les enfants dont vous parliez ? »

Sans lui laisser le temps de répondre, elle continua :

« Combien de Chéchaquos y a-t-il en arrière ?

— Plusieurs milliers, je crois. Nous en avons passé plus de trois cents. Et ils ne perdaient pas de temps.

— C’est la vieille histoire, dit-elle avec amertume. Les nouveaux venus s’emparent des gîtes riches, et les vieilles barbes qui ont eu l’audace et tous les déboires, ceux qui ont créé le pays, n’ont rien. Ce sont des vieux de la vieille qui ont découvert la rivière de la Squaw — je me demande comment la découverte a transpiré — et ils en ont fait parvenir l’avis à tous les durs à cuire du Sea-Lion. Mais cette localité est à quinze kilomètres au-delà de Dawson, et quand ils arriveront ils trouveront la rivière jalonnée jusqu’à l’horizon par les Chéchaquos de Dawson. Ce n’est pas bien, ce n’est pas juste, cette persistance de déveine !

— C’est certainement déplorable, sympathisa la Fumée. Mais je veux bien être pendu si je vois ce que vous pouvez y faire. Premier arrivé, premier servi, vous savez !

— Je voudrais bien pouvoir y remédier, riposta-t-elle avec la vivacité de l’éclair. Qu’ils gèlent tous sur la piste, ou qu’il leur arrive quelque chose de terrible, pourvu que la ruée du Sea-Lion arrive la première.

— Vous êtes tout de même dure pour nous, dit-il en riant.

— Ce n’est pas cela, répondit-elle vivement. Je les connais individuellement, tous ceux du Sea-Lion, et ce sont des hommes. Ils ont crevé de faim dans ce pays au temps passé, et travaillé comme des géants pour le développer. J’en ai vu de dures en leur compagnie sur le Koyokuk quand j’étais petite fille. J’ai subi avec eux la famine du Birch Creek, et celle de Forty Mile. Ce sont des héros qui mériteraient une récompense, et pourtant voilà des milliers de bleus et de mollassons qui ont des kilomètres d’avance sur eux. Et maintenant, si vous voulez bien me pardonner cette tirade, j’épargnerai mon souffle, car, d’un moment à l’autre, vous et tout le reste, allez peut-être essayer de nous dépasser, papa et moi. »

Pendant une heure environ, aucune autre parole ne fut échangée entre Joy et la Fumée ; mais, à un moment, il remarqua qu’elle et son père s’entretenaient à voix basse.

« Je les reconnais à présent, dit le Courtaud à la Fumée ; c’est le vieux Louis Gastell ; et c’est de la bonne marque. Ça doit être sa fillette. Il est venu dans le pays voilà si longtemps que personne ne peut se rappeler quand, et il a amené la petite, tout à fait bébé. Lui et Beetles s’étaient associés pour le commerce et ce sont eux qui ont lancé le premier méchant petit bateau à vapeur sur le Koyokuk.

— Je ne suis pas d’avis que nous essayions de les dépasser, déclara la Fumée. Nous sommes en tête de la ruée, et il n’y a que nous quatre. »

Le Courtaud était dans les mêmes dispositions, et une heure se passa en silence à arpenter régulièrement le terrain. À 7 heures, l’obscurité fut rompue par un dernier déploiement de l’aurore boréale, qui leur permit d’apercevoir à l’Ouest une large déchirure entre les montagnes couvertes de neige.

« La rivière de la Squaw ! s’écria Joy.

— On n’a pas flâné ! dit le Courtaud, exultant. D’après mes calculs, nous ne devions pas y être avant une demi-heure au moins. J’ai dû allonger les jambes. »

À cet endroit, la piste de Dyea, obstruée par un tassement de glaçons, tournait court à travers le Yukon vers la rive orientale. Ils durent abandonner cette sente fréquentée et bien tassée, franchir les glaçons amoncelés, et prendre une autre piste qui vaguait imprécise et à peine durcie sur la rive Ouest.

Louis Gastell marchait en tête : soudain il glissa dans l’obscurité sur la glace raboteuse. Ils le virent s’asseoir, se tenant la cheville à deux mains. Il fit des efforts pour se remettre sur pied et continuer sa route, mais il n’avançait plus que lentement et boitait ostensiblement. Au bout de quelques minutes, il s’arrêta net.

« C’est inutile, dit-il à sa fille. Je me suis donné une entorse. Va devant et jalonne pour moi comme pour toi.

— Pouvons-nous vous aider de quelque façon ? » demanda la Fumée.

Louis Gastell secoua la tête.

« Elle aura presque aussi vite fait de délimiter deux lots qu’un seul. Je vais grimper sur la rive, allumer du feu et me bander la cheville. Tout ira bien. Continue ton chemin, Joy. Marque notre lot au-dessus de celui de la Découverte ; le terrain est plus riche par en haut.

— Voici de l’amadou, dit la Fumée, partageant sa provision en deux parts égales. Nous prendrons soin de votre fille. »

Louis Gastell éclata d’un rire bourru.

« Merci tout de même, dit-il, mais elle est capable de prendre soin d’elle-même. Suivez-la et vous la verrez à l’œuvre.

— Vous permettez que je passe devant ? demanda-t-elle à la Fumée, en prenant la tête. Je connais le pays mieux que vous.

— Conduisez-nous, Mademoiselle, répondit galamment la Fumée ; je suis pourtant d’accord avec vous : c’est honteux de voir que tous ces Chéchaquos comme nous vont battre la bande du Sea-Lion. N’y a-t-il pas un moyen de les semer en route ? »

Elle hocha la tête.

« Nous ne pouvons pas cacher nos traces, et ils nous suivront comme des moutons. »

Au bout de cinq cents mètres, elle obliqua brusquement vers l’Ouest. La Fumée remarqua qu’ils marchaient dans de la neige non tassée, mais ni lui ni le Courtaud ne s’aperçurent que la piste indécise qu’ils avaient suivie jusque-là continuait vers le Sud.

S’ils eussent été témoins de la conduite subséquente de Louis Gastell, l’histoire du Klondike aurait été écrite différemment. Ils auraient vu ce vieux de la vieille, qui ne boitait plus du tout, courir à leur suite le nez sur sente, comme un chien de chasse. Ils l’auraient vu fouler aux pieds et élargir le contour de l’angle qu’ils venaient de faire vers l’Ouest. Enfin ils l’auraient vu poursuivre son chemin sur la vieille piste imprécise qui continuait au Sud.

Il y en avait bien une qui remontait leur rivière, mais elle était si légère qu’ils la perdaient constamment dans l’obscurité. Au bout d’un quart d’heure, Joy Gastell consentit à rester en arrière et à laisser les deux hommes frayer tour à tour leur chemin dans la neige. La lenteur avec laquelle ils procédaient permit à toute la ruée de les rattraper, et quand le jour parut, vers 9 heures, une file ininterrompue serpentait derrière eux à perte de vue. Les yeux noirs de Joy étincelèrent à ce spectacle.

« Depuis combien de temps avons-nous commencé à remonter le ruisseau ? demanda-t-elle.

— Deux bonnes heures, répondit la Fumée.

— Deux, et deux pour retour en font quatre, dit-elle en riant. La ruée du Sea-Lion est sauvée. »

Un vague soupçon traversa l’esprit de la Fumée. Il s’arrêta et la regarda en face.

« Je ne comprends pas, dit-il.

— Naturellement. Je vais vous expliquer. C’est ici la rivière de Norvège. Celle de la Squaw est la prochaine au Sud. »

La Fumée, pendant un instant, eut la parole coupée.

— « Vous l’avez fait exprès ? demanda le Courtaud.

— Je l’ai fait pour donner une chance aux vieux de la vieille. »

Elle éclata d’un rire moqueur. Les deux hommes se regardèrent en grimaçant, et finirent par rire aussi.

« Je vous battrais volontiers, si les femmes n’étaient pas si rares dans le pays, affirma le Courtaud.

— Alors, votre père ne s’est pas foulé le pied : il a attendu que nous fussions hors de vue et a continué tout droit ? » demanda la Fumée.

Elle fit oui de la tête.

« Et vous avez servi d’appât ? »

Elle renouvela son geste, et cette fois le rire de la Fumée sonna clair et sincère. C’était la gaieté spontanée d’un homme franchement battu.

« Pourquoi ne vous mettez-vous pas en colère après moi ? demanda-t-elle d’un air lamentable. Oui, pourquoi ne me corrigez-vous pas ?

— Ma foi, nous pourrions aussi bien retourner sur nos pas, suggéra le Courtaud pour toute réponse. J’attrape froid aux pieds à rester là. »

La Fumée hocha la tête.

« Cela ferait quatre heures de perdues. Nous devons avoir remonté douze à treize kilomètres le long de ce ruisseau, et je puis voir d’ici qu’il fait un long détour vers le Sud. Nous allons le suivre, puis traverser la ligne de partage n’importe où et nous déboucherons sur la rivière de la Squaw quelque part au-dessus de la Découverte. »

Il regarda Joy.

« Ne voulez-vous pas venir avec nous ? J’ai dit à votre père que nous prendrions soin de vous.

— Moi !… — Elle hésita. — Je… je veux bien, si cela ne vous fait rien. »

Elle le regarda bien en face, et son visage n’était plus ni défiant, ni moqueur.

« Vraiment, monsieur la Fumée, vous me faites presque regretter ce que j’ai fait. Mais il fallait bien que quelqu’un sauvât les vieux de la vieille.

— Je m’aperçois que les ruées sont tout au plus des expéditions sportives.

— Et moi je m’aperçois que vous êtes tous deux de fameux joueurs à ce jeu-là. Elle ajouta, avec une ombre de regret ! Quel dommage que vous ne soyez pas des vieux de la vieille ! »

Pendant deux heures encore ils suivirent le lit gelé de la rivière de Norvège, puis tournèrent dans une gorge sauvage et longèrent un mince affluent venant du Sud. À midi, ils commencèrent l’ascension des hautes montagnes. Derrière eux, en bas, la longue file des chercheurs d’or était en train de se briser : des colonnes de fumée, s’élevant de place en place, indiquaient qu’ils dressaient leurs campements.

Pour eux-mêmes l’avance était pénible. Vautrés dans la neige jusqu’à la ceinture, ils étaient obligés de s’arrêter tous les deux ou trois mètres pour respirer. Le Courtaud fut le premier à réclamer une halte.

« Nous sommes sur la piste depuis plus de douze heures, dit-il. La Fumée, je ne cache pas que je suis bel et bien fatigué. Et toi aussi, hein ? Pour sûr, je pourrais me cramponner à ce travail-là comme un Indien affamé à un morceau de viande d’ours. Mais la pauvre fille que voilà ne gardera pas longtemps ses jambes si elle ne se met pas quelque chose dans l’estomac. Voici un endroit où nous pourrions construire un feu. Qu’en dis-tu ? »

Ils s’y prirent avec tant de rapidité, d’adresse et de méthode pour établir ce campement temporaire, que Joy, tout en les observant avec des yeux jaloux, dut s’avouer que des vieux de la vieille n’auraient pas fait mieux. Des branches de sapin, sur lesquelles ils étendirent une couverture, fournirent un lit pour le repos et du combustible pour les opérations culinaires. Et ils eurent soin de ne pas s’exposer à la chaleur du foyer avant de s’être impitoyablement frotté le nez et les joues.

La Fumée cracha en l’air, et le craquement de la salive immédiat lui fit hocher la tête.

« C’est à désespérer, dit-il. Je n’ai jamais vu un froid pareil.

— Un hiver, sur le Koyokuk, le thermomètre est descendu à soixante-cinq au-dessous, dit Joy. Il est au moins à cinquante-cinq ou soixante en ce moment, et je crois bien avoir les joues gelées : elles me brûlent comme du feu. »

Sur cette pente raide de la montagne, il n’y avait pas de glace, mais la neige y était fine et dure comme du sucre cristallisé ; ils en versèrent des quantités dans la battée, et la mirent à fondre pour le café. La Fumée fit frire du lard et dégeler des biscuits. Le Courtaud entretint le feu. Joy dressa le couvert : il était rudimentaire, composé de deux assiettes, deux tasses, deux cuillères, une boîte de poivre et de sel mélangés, et une de sucre. Joy et la Fumée durent manger à la même assiette et boire à la même tasse.

Il était près de 2 heures de l’après-midi quand ils franchirent la crête et commencèrent à descendre un petit affluent de la rivière de la Squaw.

Au début de l’hiver, quelque chasseur d’élans avait tracé une piste dans le cañon ; c’est-à-dire qu’en montant et en descendant il marchait toujours dans ses propres empreintes. Ainsi s’était formée, invisible sous les chutes récentes, une ligne irrégulière de petits monticules tassés, sur lesquels le pied pouvait trouver un point d’appui. Mais si l’on en manquait un, on plongeait dans la neige molle et il s’ensuivait généralement une chute. En outre, ce chasseur avait dû posséder des jambes d’une longueur exceptionnelle.

Belliou fit frire le lard et Courtaud entretint le feu.
Belliou fit frire le lard et Courtaud entretint le feu.

Joy, maintenant, désirait ardemment que les deux hommes pussent jalonner un lot et craignait qu’ils ne ralentissent le pas en considération de sa fatigue manifeste. Elle insista pour prendre la tête. La rapidité et l’habileté avec lesquelles elle se tira de ce passage difficile provoquèrent l’admiration sans réserve de Courtaud.

« Regarde-la donc ! cria-t-il. Ça, c’est de la vraie Pâte-aigre. Regarde ses mocassins se balancer. Pas de talons hauts, ici : elle se sert des jambes que le bon Dieu lui a données. C’est la vraie squaw qu’il faudrait pour un chasseur d’ours. »

Elle se retourna pour lui lancer un sourire de remerciement dont la Fumée eut sa part.

Arrivés au bord de la Squaw, ils se retournèrent et virent la ruée qui s’égrenait en descendant péniblement la pente.

Ils déboulèrent sur la rive jusqu’au lit de la rivière. Gelée d’un seul bloc jusqu’au fond, elle avait une largeur de sept à dix mètres et courait entre des talus d’alluvion de deux mètres à deux mètres cinquante de haut. Aucune trace récente n’avait dérangé la neige qui recouvrait la glace ; ils en conclurent qu’ils étaient en amont du lot de la Découverte et des derniers jalonnements des prospecteurs du Sea-Lion.

« Attention aux sources ! avertit Joy, quand la Fumée prit la tête pour descendre la rivière. À vingt et un degrés au-dessous de zéro, si vous faites un trou, vous y perdrez certainement les pieds. »

Ces sources, communes à presque tous les cours d’eau du Klondike, ne tarissent jamais, même aux plus basses températures. L’eau coule des rives et s’amasse en petites mares garanties du froid par les gels postérieurs de leur surface et les nouvelles chutes de neige. En marchant sur la neige sèche, on est exposé à passer à travers cette croûte de glace de trois centimètres d’épaisseur et à s’enfoncer jusqu’aux genoux dans l’eau. En cinq minutes, si l’on ne peut enlever les vêtements mouillés, on est condamné à l’amputation des membres inférieurs.

Bien qu’il fût seulement 3 heures de l’après-midi, le long crépuscule des régions arctiques étendait déjà sa grisaille. Ils se mirent à chercher sur l’une des deux rives un arbre marqué au feu, qui devait leur indiquer le jalon central du dernier lot délimité. Joy, dans son ardeur impulsive, fut la première à le trouver. Elle s’élança en avant de la Fumée en criant :

« Quelqu’un a passé ici. Voyez la neige. Cherchez l’arbre flambé. Tenez, le voilà ! Regardez ce sapin. »

Tout à coup, elle disparut dans la neige jusqu’à la taille

« Ça y est ! dit-elle piteusement. Puis aussitôt elle s’écria : N’approchez pas, je vais m’en tirer seule ! »

Pas à pas, brisant au fur et à mesure la mince couche de glace dissimulée sous la neige sèche, elle regagna le terrain solide. La Fumée, sans l’attendre, s’était élancé vers la rive où des branchettes et brindilles sèches, logées dans la broussaille par les crues de printemps, n’attendaient qu’une allumette. Au moment où elle arriva près de lui, un feu bien construit jetait ses premières flammes.

« Asseyez-vous », ordonna-t-il.

Elle s’assit docilement dans la neige. Il défit son paquet et étendit une couverture sous ses pieds. D’en haut leur parvinrent les voix des chercheurs d’or qui les suivaient.

« Que le Courtaud jalonne, dit-elle vivement

— Vas-y, le Courtaud ! cria la Fumée en s’attaquant aux mocassins déjà gelés. Compte trois cent trente mètres et place les deux jalons centraux. Nous pourrons fixer plus tard ceux des coins. »

La Fumée trancha les lacets et scia le cuir des mocassins. Ils étaient tellement raidis qu’ils craquaient et cassaient sous la lame. Les chaussettes indiennes et les épais bas de laine n’étaient que des enveloppes de glace. Ses pieds et ses mollets semblaient enfermés dans de la tôle.

« Souffrez-vous ? lui demanda-t-il sans interrompre son travail.

— J’ai les pieds pas mal engourdis. Je ne puis remuer ni sentir mes orteils. Mais tout ira bien. Le feu brûle magnifiquement. Faites attention de ne pas vous geler les mains vous-même. Elles doivent être paralysées à voir la façon dont vous tâtonnez. »

Il se reganta et pendant près d’une minute se battit furieusement les flancs. Dès qu’il sentit le picotement de la circulation, il ôta ses moufles et se remit à arracher, scier et taillader les vêtements gelés. Bientôt apparut la peau blanche d’un pied, puis celle de l’autre, et toute cette chair délicate se trouva exposée à la morsure d’un froid de vingt et un degrés au-dessous de zéro. Puis vinrent les frictions avec de la neige. Il s’en acquitta avec une vigueur et une rudesse cruelles, jusqu’au moment où elle se contracta, se tordit, et réussit enfin à remuer les orteils en criant joyeusement qu’il lui faisait mal.

S’aidant de ses mains, et à moitié traînée par lui, elle s’approcha du feu. Il lui installa les pieds sur la couverture devant la flambée salutaire.

« Il faudra que vous en preniez soin pendant quelque temps », recommanda-t-il.

L’ardeur du foyer lui permit d’ôter ses moufles et de se manipuler les pieds elle-même. Elle le fit avec la prudence d’une initiée, en ayant soin de n’absorber la chaleur que graduellement. Pendant ce temps la Fumée dut s’occuper de ses propres mains, les frottant avec cette neige cristallisée, sèche et dure comme du sable fin. Peu à peu il ressentit dans la chair engourdie les piqûres et les élancements de la circulation ! Il s’empressa alors d’alimenter le feu, puis il déboucla le léger sac qu’elle portait sur le dos et en tira des bas, chaussettes et mocassins de rechange.

Cependant le Courtaud revenait en suivant le lit de la rivière et grimpait près d’eux sur le talus.

« J’ai jalonné mes trois cent trente mètres, proclama-t-il, numéros vingt-sept et vingt-huit. Mais je venais à peine de poser le jalon supérieur de vingt-sept, quand j’ai rencontré le premier type de la bande qui nous suivait. Il prétendait m’empêcher de jalonner le numéro vingt-huit ; et je lui ai dit…

— Oh, oui ! cria Joy. Qu’avez-vous bien pu lui dire ?

— Eh Bien ! je lui ai dit carrément que s’il ne reculait pas de cent soixante mètres, j’écraserais son nez gelé comme une glace à la groseille ou un éclair au chocolat. Il a cédé, et j’ai posé les pieux centraux de deux bons et honnêtes lots de rivière de cent soixante-cinq mètres chacun. Il en a jalonné un autre à la suite, et je crois bien qu’en ce moment la bande a délimité tout le ruisseau de la Squaw jusqu’à sa source, aussi bien que de l’autre côté. Notre lot est en sûreté. Il fait trop noir pour y voir maintenant, mais demain matin nous pourrons poser les jalons latéraux. »

III

Au réveil, ils s’aperçurent qu’un changement de température s’était produit dans la nuit. Le froid sec était fini. Sur leurs couvertures il y avait quinze centimètres de neige cristallisée.

« Bonjour ! Comment vont vos pieds ? » cria la Fumée à Joy Gastell, assise de l’autre côté des cendres du foyer, dans ses enveloppes de fourrure, dont elle avait épousseté soigneusement le givre.

Le Courtaud fit du feu et alla chercher de la glace à la rivière, pendant que la Fumée faisait cuire le déjeuner. Le jour parut comme ils terminaient le repas.

« Va planter les pieux d’angle, la Fumée, dit le Courtaud. Il y a du sable aurifère à l’endroit où j’ai cassé la glace pour faire le café ; je vais faire fondre de l’eau et laver une battée de ce gravier pour essayer notre chance. »

La Fumée s’en alla, la hache à la main, pour placer les pieux. Partant du jalon central en aval du numéro vingt-sept, il traversa à angle droit l’étroite vallée, se dirigeant vers son rebord. Il marchait méthodiquement, presque comme un automate, l’esprit hanté des souvenirs de la nuit. Au bord de la vallée, il ne planta pas le jalon d’angle. Il n’atteignit même pas le bord de la vallée, car il se trouva devant un autre cours d’eau. Surpris, il se repéra sur un saule flambé et un gros sapin facile à reconnaître. Il revint vers la rivière où étaient les jalons centraux. Il en suivit le lit, et s’aperçut qu’il formait une vaste boucle à travers la plaine. Les deux cours d’eau n’en faisaient qu’un. Deux fois il traversa la neige d’un bord à l’autre de la vallée, la première fois en partant du jalon inférieur du lot vingt-sept, la seconde en partant du jalon supérieur du vingt-huit, et il constata que le jalon supérieur de celui-ci était plus bas que le jalon inférieur du premier. Dans la demi-obscurité du crépuscule, le Courtaud avait délimité leurs deux lots sur un fer à cheval.

La Fumée revint à leur petit campement. Le Courtaud, qui achevait de laver une battée de sable, éclata d’enthousiasme en le voyant.

« Nous le tenons, le bon filon ! s’écria-t-il en lui présentant la battée. Regarde ça ! Un vrai mortier d’or ! Il y en a au moins pour deux cents dollars ! La mine est riche jusqu’à la surface du sable. J’ai baratté dans pas mal de placers, mais je n’ai jamais trouvé du beurre pareil. »

La Fumée jeta un coup d’œil indifférent sur l’or brut, s’assit près du feu et se versa une tasse de café. Joy, pressentant que quelque chose allait de travers, le regardait avec des yeux anxieux et interrogateurs. Le Courtaud fut décontenancé par le manque d’entrain de son compagnon.

« Pourquoi n’es-tu pas emballé ? Pourquoi ne piaffes-tu pas ? demanda-t-il. Nous avons là notre fortune toute faite, et tu as une moue de dédain devant des battées de deux cents dollars ! »

La Fumée avala une gorgée de café avant de répondre.

« Le Courtaud, pourquoi nos deux lots ressemblent-ils au canal de Panama ?

— Eh bien ?

— Eh bien ! l’entrée orientale du canal de Panama est à l’Ouest de son entrée occidentale, voilà tout !

— Continue, dit le Courtaud. Je ne saisis pas encore la plaisanterie.

— En un mot, le Courtaud, tu as délimité nos deux lots sur une grande courbe en fer à cheval. »

Le Courtaud posa la « poêle à frire » dans la neige et se redressa.

« Continue, répéta-t-il.

— Le jalon supérieur du vingt-huit est trois mètres trente au-dessous du jalon inférieur du vingt-sept.

— Tu veux dire que nous n’avons rien à nous, la Fumée ?

— Pis que cela : nous avons trois mètres trente de moins que rien. »

Le Courtaud descendit la rive en courant. Cinq minutes après il était de retour. En réponse à un coup d’œil de Joy, il hocha la tête. Sans mot dire, il alla s’asseoir sur un tronc d’arbre et se mit à regarder fixement la neige devant ses mocassins.

« Nous ferions aussi bien de lever le camp et de retourner à Dawson, dit la Fumée en commençant à plier les couvertures.

— J’en suis navré pour vous, la Fumée, dit Joy. C’est entièrement ma faute.

— Ça va bien, répondit-il. Tout cela fait partie du train-train quotidien, vous savez.

— Mais c’est ma faute, c’est ma très grande faute ! insista-t-elle. Papa a jalonné pour moi en dessous de la Découverte, je le sais. Je vous donnerai mon lot. »

Il secoua la tête négativement.

« Le Courtaud ! » implora-t-elle.

Le Courtaud fit le même signe et se prit à rire, d’un rire de colosse, tout en gloussements et explosions contenues, avec des éclats de franche hilarité.

« Ce n’est pas une attaque, expliqua-t-il enfin. Des fois, pour sûr, je m’amuse follement, et c’est le cas cette fois-ci. »

Son regard tomba par hasard sur la battée. Il fit un pas et envoya dedans un coup de pied bas, lançant l’or à la volée.

« Cet or-là n’est pas à nous, dit-il. Il appartient à l’homme que j’ai fait reculer de cent soixante-cinq mètres hier au soir. Et ce qui me chiffonne, c’est que cent soixante-deux de ces mètres étaient parfaitement bien à lui. Allons-nous-en, la Fumée. Ramenons la bête à Dawson. Et si tu as envie de me tuer, je ne lèverai pas le petit doigt pour t’en empêcher. »

LE RÊVE DU COURTAUD

I

« C’est drôle que tu ne joues jamais, disait le Courtaud à la Fumée, un soir, à la Corne d’Élan. Est-ce que tu n’as pas cela dans le sang ?

— Si : mais j’ai les statistiques dans la tête, répondit la Fumée. Quand je risque mon argent, je veux que ce soit à chances égales. »

Tout autour d’eux, dans le vaste bar, résonnaient les cliquetis, râtelages et roulements d’une douzaine de tables de jeux, où des gens vêtus de fourrures et chaussés de mocassins tentaient la fortune. La Fumée les engloba d’un geste large.

« Regarde-les, dit-il. C’est une certitude toute mathématique qu’ils perdront plus qu’ils ne gagneront ce soir, et que la plupart perdent en ce moment même.

— Pour sûr, tu es fort en chiffres, murmura le Courtaud avec admiration. Et, à tout prendre, tu as raison. Mais il existe aussi des faits, et un fait positif, c’est les séries de veine. Il y a des moments où le premier venu gagne, et je le sais par expérience : plus d’une fois, dans des jeux de ce genre, j’ai vu sauter la banque. La seule manière de gagner est d’attendre que vous sentiez la bosse vous venir dans le dos, c’est-à-dire la série de veine, et alors de la pousser à fond.

— Ça paraît simple, railla la Fumée, si simple que je ne comprends pas comment les gens peuvent perdre.

— L’ennui, c’est que la plupart des types se fourrent leur bosse dans l’œil, concéda le Courtaud. Pour sûr, il y a des fois où la mienne me trompe. Le tout, c’est de se risquer, pour voir. »

La Fumée hocha la tête.

« Cela aussi, c’est une statistique de constater que la plupart des gens se trompent sur leur bosse.

— Voyons ! n’as-tu jamais senti venir une de ces séries de veine, avec la certitude que tu n’as autre chose à faire que de mettre ton argent sur la table pour ramasser la grosse somme ? »

La Fumée se mit à rire.

« J’ai trop la venette du pourcentage dressé contre ma veine. Mais je vais te dire ce que nous allons faire, le Courtaud. Je risque un dollar sur la bonne carte et nous verrons si ça nous rapporte de quoi prendre un verre. »

La Fumée se frayait un chemin vers la table de pharaon, quand le Courtaud lui saisit le bras.

« Arrête un peu ! Je sens une de ces bosses qui me grimpe dans le dos. Mets ton dollar sur la roulette. »

Ils allèrent à la table de roulette près du comptoir.

« Attends que je te donne le signal, conseilla le Courtaud.

— Sur quel numéro ? demanda la Fumée.

— Choisis-le toi-même. Mais ne lâche pas l’argent avant que je te prévienne.

— Tu ne viendras pas me dire que j’ai des chances égales à cette table ?

— Tu en as autant que tes voisins.

— Mais pas autant que la banque.

— Patience ! nous allons voir. Maintenant, vas-y ! »

Le croupier venait de lancer la petite balle d’ivoire, qui tourbillonnait autour du rebord poli sur la roue en révolution avec ses nombreuses cases. La Fumée, au bas bout de la table, étendit le bras par-dessus un joueur et laissa tomber son dollar à l’aveuglette. Il glissa sur le tapis vert et s’immobilisa au centre du 34.

La bille s’étant arrêtée, le croupier annonça :

« Le trente-quatre gagne ! »

Il ratissa les enjeux et mit une pile de trente-cinq dollars à côté de celui de la Fumée.

La Fumée prit l’argent, et le Courtaud lui frappa sur l’épaule.

« Elle était de bonne qualité, ma bosse, hein, la Fumée ? Comment pouvais-je le deviner ? On ne peut pas le dire. Mais je savais que tu allais gagner. Et, si ton dollar était tombé sur n’importe quel autre numéro, il aurait gagné quand même. Quand la bosse est juste on ne peut manquer de gagner.

— Suppose que la boule se soit arrêtée au double-zéro ? demanda la Fumée en se dirigeant vers le comptoir.

— Alors ton dollar se serait trouvé sur le double-zéro, répondit le Courtaud. Il n’y a pas à sortir de là. La bosse est la bosse, voilà. Revenons à la table. Ma bosse me dit qu’après t’avoir choisi un coup gagnant, je peux en gagner quelques-uns moi-même.

— Est-ce que tu joues d’après un système ? » demanda la Fumée au bout de dix minutes, quand son partenaire se fut allégé de cent dollars.

Le Courtaud secoua la tête avec indignation : il plaça ses jetons au voisinage des numéros 3, 11, 17, et lança un jeton de réserve sur le vert.

« Pour sûr, l’enfer est bondé de gens qui ont joué des systèmes », déclara-t-il, au moment où le croupier balayait la table.

La Fumée, qui avait d’abord observé le jeu d’un air désœuvré, semblait maintenant fasciné, et en suivait attentivement tous les détails, depuis le lancer de la bille jusqu’à la mise au paiement des enjeux. Cependant il ne jouait pas, mais se contentait de regarder. Et il s’intéressait à tel point que le Courtaud, après avoir annoncé qu’il en avait assez, eut peine à l’arracher de la table.

Le croupier rendit au Courtaud le sachet de poudre d’or qu’il avait déposé comme caution, avec un bout de papier sur lequel était griffonnée cette note : « À prendre : 350 dollars. » Le Courtaud porta le tout au peseur d’or assis à l’autre bout de la salle, derrière sa balance. L’homme retira du sac la quantité indiquée et la versa dans le coffre de la maison.

« Ta bosse était encore destinée à enfler une de ces mâtines de statistiques, railla la Fumée.

— Il me fallait bien jouer pour le savoir, n’est-ce pas ? répliqua le Courtaud. Mais je crois que j’y ai donné le coup de pouce un peu fort pour essayer de te convaincre de l’existence des bosses.

— Ne t’en fais pas, le Courtaud, dit la Fumée en riant. Je sens une bosse juste en ce moment.

— Qu’est-ce que c’est ? Dépêche-toi et joue-la pronto s’bito.

— Non, ce n’est pas le même genre de bosse, le Courtaud. La mienne me dit qu’un de ces jours je vais élaborer un système qui raflera toute la poudre d’or de dessus cette table-là.

— Un système ! grogna le Courtaud ; et il regarda son compagnon d’un air de profonde pitié. La Fumée, crois-en ton camarade de harnais et laisse les systèmes tranquilles. Les systèmes sont sûrs de perdre. Il n’y a pas de bosses dans les systèmes.

— C’est pourquoi je les aime, répondit la Fumée. Un système, c’est une affaire de statistique. Quand tu tiens le bon système, tu ne peux pas perdre ; et c’est là la différence entre lui et la bosse. Tu ne sais jamais quand la bosse va de travers.

— Mais je sais un tas de systèmes qui sont allés de travers, et je n’ai jamais vu un système gagner. »

Le Courtaud fit une pause et poussa un soupir :

« Écoute, la Fumée, si tu deviens maboul sur les systèmes, cet endroit-ci ne vaut rien pour toi, et il serait temps que nous reprenions la piste. »

II

Durant les quelques semaines suivantes, les deux associés jouèrent aux propos interrompus. La Fumée semblait s’être juré de passer tout son temps à observer la roulette à la Corne d’Elan, et le Courtaud n’était pas moins obstiné à vouloir repartir. La Fumée finit par mettre obstacle au projet de son camarade quand celui-ci lui proposa une excursion de trois cent vingt kilomètres pour descendre le Yukon.

« Écoute, le Courtaud, dit-il, je ne marche pas. Ce voyage-là prendrait dix jours, et d’ici là j’espère que ma martingale sera en état de fonctionner. Pourquoi diable veux-tu me traîner comme cela dans le pays ?

— La Fumée, je dois prendre soin de ton salut. Tu es en passe de devenir toqué. Je t’entraînerais dans une ruée à Jéricho ou au pôle Nord pour t’arracher de cette maudite table.

— C’est très bien cela, mon vieux. Mais il ne faut pas oublier que j’ai atteint l’âge de raison et que je suis de taille à manger de la viande. Tout ce que tu auras à traîner, c’est la poudre d’or que je vais gagner avec mon système ; c’est toi qui la rapporteras à la maison, et tu seras probablement obligé de te servir d’un traîneau à chiens. »

Le Courtaud ne répondit que par un gémissement.

« Et je ne voudrais pas que tu te plonges dans le jeu de ton côté, poursuivit la Fumée. Nous partagerons les gains, mais j’ai besoin de tout l’argent pour lancer mon système. Il est encore jeune, et pourrait bien m’occasionner quelques faux pas avant d’être mis au point. »

III

Enfin, après avoir passé de longues heures chaque jour à observer la table de jeu, la Fumée, un beau soir, annonça qu’il était prêt, et le Courtaud, morose et pessimiste comme s’il allait à un enterrement, accompagna son ami à la Corne d’Élan.

La Fumée se procura une pile de jetons et prit place au bout de la table où trônait le croupier. À maintes reprises la balle fut lancée et les autres joueurs gagnèrent ou perdirent, sans que la Fumée risquât un jeton. Le Courtaud s’impatientait.

« Vas-y, vas-y donc ! le pressait-il. Finissons-en avec cette cérémonie funèbre. Qu’est-ce qui te retient ? As-tu la frousse ? »

La Fumée secoua la tête et attendit. Il laissa passer une douzaine de coups, puis soudain plaça dix jetons d’un dollar sur le 26. Le numéro gagna, et le croupier paya à la Fumée trois cent cinquante dollars. Une douzaine de coups passèrent encore, puis vingt, puis trente, et enfin la Fumée mit dix dollars sur le 32. Cette fois encore il reçut trois cent cinquante dollars.

« C’est une bosse ! murmura le Courtaud dans le tuyau de l’oreille. Chevauche-la jusqu’au bout ! Tiens bon ! »

Une demi-heure s’écoula, pendant laquelle la Fumée demeura inactif, puis il mit dix dollars sur le 34 et gagna.

« Une vraie bosse ! lui murmura le Courtaud.

— Pas du tout ! répondit la Fumée sur le même ton. C’est ma martingale : n’est-ce pas qu’elle est coquette ?

— Ce n’est pas à moi qu’il faut en conter de pareilles, soutint le Courtaud. Les bosses viennent quelquefois de singulière façon. On pourrait croire que c’est un système, mais ce n’en est pas un. Les systèmes sont impossibles. Pour sûr, c’est une bosse que tu joues. »

À ce moment, la Fumée modifia son jeu. Il pontait plus souvent un seul jeton à la fois sur les numéros les plus divers, et perdait plus fréquemment qu’il ne gagnait.

« Abandonne ! conseillait le Courtaud. Règle ton compte. Tu as fait trois fois rigodon et tu as dépassé le mille. Ça ne peut pas toujours durer. »

Au même instant, la bille commençait à tourbillonner, et la Fumée laissa tomber dix jetons sur le 26. La bille tomba dans l’échancrure du 26 et le croupier lui compta encore trois cent cinquante dollars.

« Si tu es tout à fait piqué et que tu possèdes l’inépuisable filon, risque le maximum, dit le Courtaud. Mets-en vingt-cinq au prochain coup. »

Pendant un quart d’heure, la Fumée gagna et perdit, au hasard, de faibles enjeux. Puis, avec la soudaineté qui caractérisait ses grosses parties, il mit vingt-cinq dollars sur le double-zéro, et le croupier lui paya huit cent soixante-quinze dollars.

« Réveille-moi, la Fumée ; je rêve ! » gémit le Courtaud.

La Fumée sourit, tira son carnet de sa poche et s’absorba dans des calculs. À chaque instant il le consultait, et de temps à autre y inscrivait des chiffres.

Une cohue se pressait autour de la table, et les joueurs s’efforçaient de miser sur les mêmes numéros que lui. Alors il modifia son jeu. Dix fois de suite il plaça dix dollars sur le 18 et perdit, si bien que les plus hardis finirent par l’abandonner. Tout à coup il changea de numéro et gagna encore trois cent cinquante dollars. Immédiatement les joueurs lui revinrent, mais ils le laissèrent de nouveau à la suite d’une autre série de pertes.

« Quitte le jeu, la Fumée ! conseilla le Courtaud. La plus longue série de bosses a une limite, et tu es au bout de ta chaîne. Plus de rigodons à faire pour toi !

— Je veux mettre encore une fois dans le mille avant d’encaisser », dit la Fumée.

Pendant quelques minutes il éparpilla ses jetons sur la table avec des chances diverses, puis laissa tomber vingt-cinq dollars sur le double-zéro.

« Maintenant vous allez me donner ma fiche, dit-il au croupier au moment même où la bille s’arrêtait sur ce numéro.

— Oh ! tu n’as pas besoin de me la montrer, dit le Courtaud comme ils se dirigeaient vers le peseur d’or. J’ai tenu la piste. Tu as quelque chose comme trois mille six cents dollars à ton compte. Je ne dois pas me tromper de beaucoup.

— Trois mille six cent trente, répondit la Fumée. Et c’est toi qui dois rapporter la poudre d’or à la maison. C’est spécifié dans notre contrat. »

IV

« Ne pressure pas ta bosse, conseilla le Courtaud à la Fumée, qui se préparait, le lendemain soir, à retourner à la Corne d’Élan. Tu as joué une belle série à la veine, mais c’est fini. Si tu retournes là-bas, tu vas perdre tout ce que tu as gagné.

— Je te répète que ce n’est pas de la bosse, le Courtaud. C’est de la statistique. C’est un système. Il ne peut pas perdre.

— La peste soit des systèmes ! Ça n’existe pas. J’ai vu mon numéro passer dix-sept fois de suite à une table de cribbage. Était-ce un système ? Pas du tout. C’était une veine insensée, que malheureusement je n’ai pas eu le nerf de poursuivre. Si j’étais allé jusqu’au bout, j’aurais gagné plus de trente mille dollars avec une première mise de vingt cents seulement.

— Parle toujours, le Courtaud, mais le mien est un vrai système.

— Euh ! il faut me le faire voir.

— Je te l’ai fait voir. Viens avec moi maintenant, et je te le montrerai encore. »

Quand ils entrèrent à la Corne d’Élan, tous les yeux convergèrent vers la Fumée, les joueurs se pressèrent autour de la table et lui firent place. Il s’assit comme d’habitude près du croupier. Son jeu fut tout à fait différent de celui de la veille. En une heure et demie, il ne joua que quatre coups, mais sa mise était de vingt-cinq dollars, et il gagna chaque fois. Il toucha trois mille cinq cents dollars, et le Courtaud rapporta la poudre d’or à la cabane.

« Maintenant il est temps de tirer ton épingle du jeu, déclara ce dernier en s’asseyant sur le bord de sa couchette et en ôtant ses mocassins. Il faudrait être imbécile pour harceler encore une chance pareille.

— Le Courtaud, il faudrait être toqué et quinteux pour ne pas adhérer à un système gagnant comme le mien.

— La Fumée, pour sûr, tu es un garçon épatant. Tu as appris dans un collège. Tu en sais plus en une minute que je ne pourrais en savoir en quarante mille ans. Mais tout de même tu te mets le doigt dans l’œil quand tu appelles la veine un système. J’ai roulé pas mal et j’ai vu un fait ou deux, et je te le dis en face, en toute confidence et certitude, un système capable de battre la banque est une chose impossible.

— Mais celui-là, je te le démontre. Il est concluant.

— Non, la Fumée, c’est un rêve d’opium. Je suis endormi : tout à l’heure je vais m’éveiller, et allumer le feu, et mettre le déjeuner à cuire.

— Eh bien, mon incrédule ami, voici la poudre. Soupèse-la ! »

Ce disant, la Fumée lança le sac d’or bien gonflé sur les genoux de son partenaire. Il pesait trente-cinq livres, et le Courtaud fut pleinement averti de la réalité du choc.

« Ça, c’est un fait authentique, ajouta la Fumée pour lui river son clou.

— Euh ! j’ai vu dans mon temps des rêves bigrement vraisemblables. En songe tout est possible, mais dans la vie réelle un système ne l’est pas. Moi qui n’ai jamais été au collège, j’ai parfaitement le droit de croire que toute cette orgie de jeu n’est qu’un rêve, pour sûr.

— D’après la loi d’Hamilton sur le moindre effort, commenta la Fumée en riant.

— Je n’ai jamais entendu parler de ce pierrot-là, mais pour sûr sa drogue est bonne. Je rêve, la Fumée, et toi tu fourres ton nez dans mon rêve et tu me harcèles avec ton système. Si tu m’aimes, si, pour sûr, tu as de l’amitié pour moi, tu vas tout à coup beugler : « Le Courtaud ! Debout ! » Alors je m’éveillerai, et je me mettrai à faire la cuisine. »

V

Le troisième soir où la Fumée vint jouer, dès qu’il fit sa première mise, le croupier repoussa vers lui quinze dollars sur vingt-cinq.

« Vous ne pouvez jouer que dix dollars, déclara-t-il. Le maximum a été abaissé.

— On accepte les picaillons ! gouailla le Courtaud.

— Personne n’est obligé de jouer à cette table contre son gré, riposta le croupier. Et je vous dirai franchement que nous aimerions autant voir jouer ailleurs votre associé.

— Son système vous donne la frousse, hein ? dit le Courtaud d’un air provocateur, au moment où le croupier payait les trois cent cinquante dollars.

— Je ne peux pas dire que ce soit un système, car je n’y crois pas. Il n’y a jamais eu de système capable de battre la roulette ou tout autre jeu de hasard. Mais, tout de même, j’ai vu d’étranges séries de veine, et je ne laisserai pas sauter cette banque si je puis l’empêcher.

— Vous avez le trac ?

— Le jeu est un commerce comme un autre, mon bon. Nous ne sommes pas des philanthropes. »

Les soirées se succédaient, et la Fumée gagnait toujours, bien qu’il variât sa méthode. En vain, l’un après l’autre, les joueurs experts pressés autour de la table prenaient note de ses mises et de ses numéros, et s’efforçaient de surprendre le secret de son système. Ils s’avouaient incapables d’y trouver un fil conducteur et juraient que c’était de la pure veine, mais qu’ils n’en avaient jamais vu une série si prolongée.

Ce qui les déroutait le plus était la diversité de son jeu. Parfois, consultant son carnet, ou perdu dans de longs calculs, la Fumée laissait passer une heure sans risquer une mise. Puis il gagnait trois maximums de suite et raflait quelque chose comme un millier de dollars en cinq ou dix minutes. D’autre fois encore, sa tactique consistait à prodiguer de simples jetons qu’il éparpillait d’une manière extraordinaire sur le tableau : il continuait ainsi pendant dix à trente minutes, puis, au moment où la bille accomplissait ses derniers tours de valse, il pontait tout à coup le maximum sur la colonne, la couleur et le numéro, et gagnait les trois. Une fois, pour dérouter complètement les esprits attentifs à deviner son secret, il perdit quarante coups de suite, tous au maximum. Mais quelle que fût la variété de son jeu, chaque soir le Courtaud rapportait à la maison ses trois mille cinq cent dollars.

« Ce n’est pas un système, arguait le Courtaud dans une de leurs discussions en se mettant au lit. Je t’ai suivi, et il n’y a rien à tirer du calcul. Tu ne joues jamais deux fois de la même manière. Tout ce que tu fais, c’est de choisir les numéros gagnants quand cela te plaît, et, quand tu n’en as pas envie, tu fais exprès de ne pas les prendre.

— Tu es peut-être plus près de la vérité que tu ne le crois, le Courtaud. Je suis obligé parfois de choisir un mauvais numéro. Cela fait partie du système.

— Ne nous rase pas avec ton système. J’ai causé avec tous les joueurs de la ville : jusqu’au dernier ils sont d’accord qu’il n’existe pas de chose pareille.

— Cependant je ne cesse de leur en montrer un.

— Écoute, la Fumée, dit le Courtaud, se retenant au moment de souffler la bougie. Je suis véritablement exaspéré. Tu crois peut-être que ceci est une chandelle : pas du tout. Et moi non plus je ne suis pas moi-même. Je suis quelque part sur la piste, roulé dans mes couvertures, couché sur le dos la bouche ouverte, en train de rêver tout ceci. Et ce n’est pas toi qui me parles, pas plus que ce lumignon qui m’éclaire.

— C’est drôle, tout de même, que je sois moi aussi en train de rêver avec toi, insista la Fumée.

— Non, ce n’est pas drôle. Tu fais partie de mon

Belliou-la-Fumée observait les joueurs avec attention.
Belliou-la-Fumée observait les joueurs avec attention.
rêve, voilà tout. J’ai entendu bien des hommes me parler dans mes rêves. Je vais te dire une chose, la

Fumée. Je suis piqué, je deviens fou. Si ce rêve-ci continue longtemps encore, je vais me mordre les veines et me mettre à hurler. »

VI

La sixième nuit du jeu à la Corne d’Élan, le maximum fut abaissé à cinq dollars.

« Ça va bien, affirma la Fumée au croupier. Il me faut mes trois mille cinq cents dollars ce soir comme d’habitude, et vous me forcez tout simplement à rester plus longtemps. Je serai obligé de choisir deux fois plus de numéros gagnants, voilà tout.

— Pourquoi ne favorisez-vous pas quelque autre table de votre présence ? demanda le croupier avec emportement.

— Parce que celle-ci me plaît. Et puis, ici, il n’y a pas de courants d’air. On y est au chaud et à l’aise. »

La Fumée regarda le poêle rouge à quelques pieds de distance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La neuvième nuit, après avoir transporté la poudre d’or à la maison, le Courtaud eut une attaque.

« J’y renonce, la Fumée, j’abandonne tout, commença-t-il. Je sais quand j’ai mon compte. Je ne rêve pas : je suis bien éveillé. Il ne peut exister de système, et tu en as tout de même un. La table de multiplication est déséquilibrée. La règle de trois est détraquée. L’almanach est fichu, le monde est en miettes. Plus rien de régulier ni de constant. Deux représente huit ; neuf veut dire onze ; et deux fois deux font huit cent quarante-six et demi. La partie est le tout, zéro égale l’infini, et le double de tout est de la crème à la glace, du lait qui gicle et des chevaux bigarrés. Le calcul est battu par les chiffres. Tu as un système. Ce qui n’est pas existe, et ce qui n’existe plus ne peut pas ne pas être. Le soleil se lève à l’Ouest, la lune est une tarte, les étoiles sont des boîtes de conserve, le scorbut est une bénédiction de Dieu, les morts continuent à gigoter, les rochers flottent, l’eau est un gaz, je ne suis pas moi, tu es quelqu’un d’autre, et peut-être sommes-nous jumeaux, à moins que notre substance ne soit que du hachis de pommes de terre rissolé dans du vert-de-gris. Holà ! quelqu’un. Réveillez-moi ! Oh ! de grâce, réveillez-moi ! »

VII

Le lendemain, un visiteur se présenta à la cabane. La Fumée le connaissait. C’était M. Harvey Moran, le propriétaire de tous les jeux du Tivoli. On pouvait discerner une note de persuasion dans la voix grave et rude avec laquelle il entra en matière.

« Voici ce qu’il en est, la Fumée, déclara-t-il. Vous nous avez tous plongés dans les conjectures. Avec neuf autres propriétaires de jeux, je représente ici tous les salons de la ville. Nous n’y comprenons rien. Nous savons qu’aucun système n’a jamais prévalu contre la roulette. Toutes les têtes à X des collèges nous l’ont confirmé, à nous, les joueurs. Ils disent que la roulette est par elle-même le système, le seul et que par conséquent aucun système ne peut la battre, car cela voudrait dire que l’arithmétique est devenue folle. »

Le Courtaud hocha énergiquement la tête pour exprimer sa fervente approbation.

« D’ailleurs, dès lors qu’un système pourrait en vaincre un autre, il n’existerait pas de système, continua le patron des jeux. Autrement, n’importe quoi serait possible : une même chose pourrait être en deux endroits à la fois ou deux choses là où il n’y a place que pour une.

— Eh bien, vous m’avez vu jouer, répondit la Fumée d’un ton de défi. Et si vous êtes convaincu qu’il n’y a là qu’une série de chances en ma faveur, pourquoi vous tracasser ?

— Voilà l’ennui. Nous ne pouvons pas nous empêcher de nous tracasser. Nous voyons que vous avez un système, et en même temps nous savons bien que c’est impossible. Voilà cinq nuits que je vous observe, et tout ce que j’ai pu découvrir, c’est que vous manifestez une préférence pour certains numéros et que vous continuez à gagner. Or, nous nous sommes concertés tous les dix, et nous voulons vous faire une proposition amicale. Nous installerons une roulette dans un salon de derrière, à la Corne d’Élan ; nous amasserons une banque commune contre vous, et vous serez libre de nous nettoyer. Tout se passera tranquillement et en particulier, entre vous, le Courtaud et nous autres. Qu’en dites-vous ?

— Je crois qu’il faut renverser la proposition, répondit la Fumée. C’est à vous de venir à moi. Je jouerai ce soir dans le salon de jeu de la Corne d’Élan. Vous pourrez m’y observer tout aussi bien qu’ailleurs. »

VIII

Ce soir-là, dès que la Fumée prit sa place habituelle, le croupier arrêta le jeu.

« Le jeu est fermé, déclara-t-il. Ordre du patron. »

Mais les patrons réunis là n’étaient pas d’humeur à se laisser déjouer. En quelques minutes ils eurent constitué un fonds commun, chacun y mettant mille dollars, et ils s’installèrent à la table.

« Allez-y ! Écrasez-nous, cria Harvey Moran d’un ton de défi, au moment où le croupier lançait la bille dans son premier tour de valse.

— Donnez-moi le maximum de vingt-cinq, suggéra la Fumée.

— Entendu : marchez ! »

La Fumée plaça immédiatement vingt-cinq jetons sur le double-zéro, et gagna. Moran s’épongea le front.

« Continuez, dit-il, nous avons dix mille dollars en banque. »

Au bout d’une heure et demie les dix mille dollars appartenaient à la Fumée.

« La banque a sauté, annonça le croupier.

— En avez-vous assez ? » demanda la Fumée.

Les propriétaires des jeux se regardaient, terrifiés. Eux, les gras favoris de la souveraine chance, ils étaient supplantés. Ils se heurtaient à quelqu’un qui avait une connaissance plus intime de ces lois, ou qui en invoquait d’autres plus puissantes et inconnues.

« Nous abandonnons la partie, dit Moran. N’est-ce pas, Burke ? »

Le gros Burke, propriétaire des jeux du salon M. et G., fit un signe affirmatif.

« L’impossible s’est produit, dit-il. Ce la Fumée possède bel et bien un système. Si nous le laissons aller, nous sommes tous flambés. Je ne vois autre chose à faire, si nous continuons à tenir nos tables, que de réduire le maximum à un dollar, ou à dix cents, ou à un cent. Avec des mises pareilles, il ne gagnera pas grand-chose en une nuit. »

Tous les regards se tournèrent vers la Fumée. Celui-ci haussa les épaules.

« Dans ce cas, messieurs, je serai obligé d’embaucher une équipe pour jouer à toutes vos tables. En payant mes hommes dix dollars chacun pour une partie de quatre heures, je puis faire encore de l’argent.

— Alors nous fermerons la boutique, répliqua le gros Burke. À moins que… Il hésita et consulta du regard ses collègues. À moins que vous ne soyez disposé à parler affaires. Combien vendriez-vous votre système ?

— Trente mille dollars, répondit la Fumée, ce qui fait trois mille pour chacun de vous.

Ils délibérèrent par signes.

« Et vous nous expliquerez votre système ?

— Parfaitement.

— Et vous promettez de ne plus jamais jouer à la roulette à Dawson ?

— Oui, monsieur, affirma la Fumée. Je promettrai de ne plus jouer ce système-là.

— Grand Dieu ! s’écria Moran. Est-ce que vous auriez encore d’autres systèmes ?

— Un instant ! intervint le Courtaud. Je voudrais causer avec mon associé. Viens un peu me parler à part, la Fumée. »

Il l’entraîna dans un coin tranquille de la salle, où des centaines de regards les suivirent avec curiosité.

« Écoute, la Fumée, murmura-t-il d’une voix de rogomme. Il se peut que ce ne soit pas un rêve. En ce cas tu vends ton truc bigrement bon marché. Pour sûr, tu tiens le monde par son fond de culotte. Il y a des millions là-dedans. Secoue-le, secoue-le dur !

— Mais si c’est un rêve ? demanda doucement la Fumée.

— Alors, pour l’amour du rêve ou pour l’amour du diable, fais sur ces joueurs-là tant que tu pourras. À quoi bon rêver si l’on ne peut poursuivre le rêve comme il faut, en toute certitude et jusqu’au bout ?

— Heureusement, ceci n’est pas un rêve, le Courtaud.

— Eh bien ! si tu vends ton secret pour trente mille, je ne te le pardonnerai jamais de ma vie.

— Quand je l’aurai vendu pour trente mille, tu te jetteras dans mes bras et tu ouvriras les yeux pour découvrir que tu n’as pas rêvé du tout. Ceci n’est pas un songe, le Courtaud. Dans deux minutes environ tu vas voir que tu étais parfaitement éveillé tout le temps. Laisse-moi te dire seulement que, si je vends mon secret, c’est que je suis obligé d’en arriver là. »

La Fumée revint à la table et informa les propriétaires des jeux que son offre tenait toujours. Ils signèrent des bons pour une somme de trois mille dollars chacun.

« Insiste pour avoir de la poudre d’or, lui conseilla le Courtaud.

— J’allais spécifier que je préférais la somme pesée », dit la Fumée.

Le propriétaire de la Corne d’Élan fit payer leurs bons, et le Courtaud prit possession de la poudre d’or.

« Maintenant je ne voudrais pas m’éveiller, gloussa-t-il en soupesant les sacs l’un après l’autre. Au total, ça fait un rêve de soixante-dix mille dollars. J’y perdrais réellement trop à ouvrir mes yeux, à me dépêtrer de mes couvertures et à mettre le déjeuner en train.

— Quel est votre système ? demanda le gros Burke. Nous l’avons payé, nous voulons le connaître. »

La Fumée les conduisit vers la table.

« Maintenant, messieurs, veuillez m’accorder votre attention. Mon système n’est pas un système ordinaire. C’est tout au plus si l’on peut dire qu’il est légitime ; mais sa grande vertu est qu’il fonctionne. J’ai mes soupçons à moi, mais je n’en dis rien. Ouvrez l’œil, monsieur le Croupier, tenez-vous prêt à lancer la bille. Attendez, je vais prendre le numéro 26. C’est un de ceux sur lesquels j’avais l’habitude de miser. Tenez-vous prêt, monsieur le Croupier… Allez ! »

La bille tourbillonna.

« Vous remarquerez, continua la Fumée, que le numéro 9 était juste en face. »

La bille s’arrêta sur le 26.

Le gros Burke jura à voix basse. Les autres attendaient.

« Pour que le double-zéro gagne, il faut que le numéro 2 soit en face. Essayez vous-même et vous verrez.

— Mais le système ? demanda Moran avec impatience. Nous savons que vous pouvez choisir des numéros gagnants et nous savons quels sont ces numéros ; mais comment vous y preniez-vous ?

— Je me suis basé sur des séquences. Deux fois par hasard j’ai remarqué que la bille était lancée quand le numéro 9 était en face, et les deux fois le 26 a gagné. Puis j’ai vu la chose se reproduire. Alors j’ai observé s’il n’y aurait pas d’autres séquences, et j’en ai découvert de nouvelles : ainsi le 32 gagne quand le double-zéro est en face, et le double-zéro quand il est en face du 11. Cela ne se produit pas toujours, mais ça arrive généralement. Remarquez, je dis généralement. Je vous répète que j’ai mes soupçons, mais je ne veux rien dire. »

Le gros Burke, de l’air de quelqu’un qui commence à comprendre, se pencha sur la table, arrêta la roue et l’examina minutieusement. Les neuf autres têtes se rapprochèrent avec la même attention. Puis le gros Burke se redressa et jeta un regard sur le poêle voisin.

« Mille diables ! s’écria-t-il. Ce n’est pas du tout un système. La table est trop près du feu et la mâtine de roue est gondolée. Nous avons été roulés, battus à plate couture. Ce n’est pas étonnant s’il préférait cette table-là. Ailleurs il n’aurait pas même gagné des pommes vertes. »

Harvey Moran laissa échapper un gros soupir de soulagement et s’épongea le front.

« De toute façon, dit-il, ce n’est pas trop payé, même à ce prix-là, de savoir que ce n’était pas un système. »

Ses traits se mirent en branle, puis il éclata de rire et frappa sur l’épaule de la Fumée.

« La Fumée, vous nous avez fait marcher assez longtemps ; et dire que nous nous donnions des tapes dans le dos en voyant que vous laissiez nos tables tranquilles ! Maintenant, j’ai du bon mousseux dont je ferai sauter le bouchon en votre honneur si vous voulez tous venir au Tivoli avec moi. »

Plus tard, de retour à la cabane, le Courtaud s’amusa en silence à traîner et à soupeser les nombreux sacs bombés de poudre d’or. Il finit par les empiler sur la table, s’assit sur le rebord de sa couchette, et ôta ses mocassins.

« Soixante-dix mille dollars, calcula-t-il. Ça pèse trois cent cinquante livres. Et tout cela grâce à une roue voilée et un coup d’œil alerte. La Fumée, tu les manges tout crus, tu les dévores vivants, tu travailles en douce et tu me donnes la tremblote. Mais tout de même je sais que c’est un rêve. Il n’y a que dans les songes que les bonnes choses se réalisent. Je ne suis pas du tout pressé de m’éveiller. J’espère dormir toujours !

— Console-toi, tu ne te réveilleras pas, répondit la Fumée. Un tas de forts en philosophie estiment que les hommes sont des somnambules. Tu es en bonne compagnie. »

Le Courtaud se leva, marcha vers la table, et, choisissant le sac le plus lourd, se mit à le dorloter dans ses bras comme un bébé.

« Je suis peut-être somnambule, chantonna-t-il, mais, comme tu dis, je suis en fameuse compagnie ! »

L’HOMME SUR L’AUTRE RIVE

I

Il serait intéressant de raconter comment Belliou-la-Fumée lotit la ville burlesque de Tra-lee, comment il opéra l’accaparement d’œufs qui faillit ruiner Swiftwater Bill, ou comment il gagna la course d’un million de dollars en descendant le Yukon dans un traîneau à chiens ; mais ce fut avant l’époque de ces farces historiques qu’il se sépara du Courtaud dans le haut Klondike ; son compagnon devait redescendre ce fleuve jusqu’à Dawson pour faire enregistrer des concessions qu’ils avaient délimitées.

La Fumée, avec l’attelage de chiens, se dirigea vers le Sud. Son but était de découvrir le lac Surprise et la fabuleuse localité des Deux-Cabanes. Il se proposait de franchir la rivière Indienne dans son cours supérieur et de traverser la région montagneuse et peu connue qui s’étend jusqu’à la Stewart River. Quelque part dans ces parages, d’après une rumeur persistante, se trouve le lac Surprise, entouré de glaciers et de pics déchiquetés, et dont le fond est pavé d’or natif. Des anciens, dont les noms mêmes s’étaient perdus dans les forêts de jadis, avaient plongé, disait-on, dans ses eaux glacées et ramené des morceaux d’or qu’ils tenaient à deux mains. À plusieurs reprises, des vieux de la vieille avaient pénétré ces déserts inaccessibles et prélevé des échantillons du sol doré du lac. Mais l’eau était trop froide. Certains s’y noyèrent, dont on retira les cadavres ; d’autres y attrapèrent des fluxions de poitrine dont ils moururent ; et l’un de ceux qui avaient plongé ne reparut jamais.

Tous les survivants s’étaient proposé de revenir assécher le lac, mais aucun n’avait donné suite à ce projet. Une fatalité s’acharnait contre eux : l’un des explorateurs se noya dans un évent au-dessous du Forty Mile ; un autre fut dévoré par ses chiens ; un troisième fut écrasé par la chute d’un arbre. Ainsi s’était formé le mythe : le lac Surprise portait malheur ; son emplacement même était oublié, et son pavement d’or restait sous l’eau.

Les Deux-Cabanes, non moins légendaires, étaient cependant localisées d’une manière mieux définie. « À cinq sommeils », en amont de la rivière Mac-Question à partir de la Stewart, se dressent deux antiques maisons de bois, si vieilles qu’elles ont dû être construites même avant l’arrivée du premier chercheur d’or dans le bassin du Yukon. Des chasseurs d’élans, avec qui la Fumée lui-même s’était rencontré et entretenu, prétendaient avoir trouvé jadis les deux cabanes ; mais ils avaient en vain cherché la mine que devaient exploiter les anciens aventuriers.

« Je voudrais bien que tu t’en viennes avec moi, disait soucieusement le Courtaud au moment de la séparation. Parce que tu as le cafard indien, ce n’est pas une raison pour aller mettre le nez dans le malheur. Il n’y a pas à sortir de là, tu te rends dans une contrée maudite. Un sort est jeté dessus, pour sûr, depuis la première chiquenaude de Jéhovah jusqu’au Jugement dernier.

— Ne t’en fais pas, le Courtaud. J’aurai fini ma tournée et serai de retour à Dawson dans six semaines. La piste du Yukon est foulée, et les cent cinquante premiers kilomètres le long de la Stewart doivent l’être aussi. Des vieux d’Henderson m’ont dit que plusieurs équipes l’ont remontée à l’automne dernier, après le gel. Si je trouve leur piste, je devrai abattre mes soixante-cinq à quatre-vingts kilomètres par jour. Il se peut que je mette moins d’un mois à revenir, une fois que j’aurai traversé.

— Oui. Mais c’est justement la traversée qui m’inquiète. Enfin, au revoir, la Fumée ! Ouvre bien l’œil pour ce pays de malheur, voilà tout. Et ne mets pas de fausse honte à revenir bredouille. »

II

Une semaine après, la Fumée se trouvait dans le fouillis montagneux au Sud de la rivière Indienne, sur la ligne de partage du Klondike, et il avait abandonné son traîneau et réparti le paquetage entre ses chiens-loups. Chacun des six molosses était chargé de cinquante livres, et lui-même portait sur le dos un fardeau égal. Il traçait la voie dans la neige molle, qu’il foulait de ses raquettes, et derrière lui ses chiens haletaient.

Il chérissait ce genre de vie, ce désert silencieux dans le profond hiver boréal, cette surface infinie de neige, vierge de tout vestige humain. Autour de lui dominaient des pics glacés qui ne portaient pas de nom et n’étaient portés sur aucune carte. Jamais, dans l’air tranquille de ces vallées, il ne voyait s’élever la fumée d’un campement de chasseur. Lui seul mettait de l’animation dans le calme qui planait sur ces étendues inexplorées ; et il ne se sentait nullement accablé par cette solitude. Tout le charmait, le labeur quotidien, les querelles des chiens-loups, l’établissement du campement dans le long crépuscule, et, là-haut, la palpitation des astres ou le déploiement flamboyant de l’aurore boréale.

Il aimait surtout son campement à la chute du jour ; il y voyait un sujet de tableau qu’il se proposait de peindre, certain de ne jamais l’oublier : une aire de neige battue où brûlait son feu ; son lit, fait de deux couvertures de peau de lièvre, étalées sur des ramilles de sapin fraîchement coupées ; son abri, une simple pièce de toile tendue de façon à capter et réfléchir la chaleur du foyer ; la cafetière noircie et le seau posés sur une bûche, les mocassins piqués sur des bâtons pour sécher, les raquettes plantées dans la neige ; de l’autre côté du foyer, les chiens-loups se blottissant vers la chaleur, alertes et avides, leurs fourrures givrées, leurs queues touffues rabattues sur leurs pattes ; et de toutes parts, la pression, à peine repoussée de quelques pas, d’une muraille d’obscurité envahissante.

En de pareils moments, San Francisco, La Vague et O’Hara lui semblaient bien loin, ombres perdues dans un passé trouble, fantômes d’un rêve étranger à toute réalité. Il lui était difficile de croire qu’il eût jamais connu d’autre vie que celle du Wild, et de s’avouer qu’il avait jadis barboté et musardé dans le courant de la bohème citadine. Seul, n’ayant personne à qui parler, il pensait beaucoup, profondément et

Belliou-la-Fumée aimait particulièrement son campement à la chute du jour.
Belliou-la-Fumée aimait particulièrement son campement à la chute du jour.
simplement. Il était atterré par le gaspillage de ces années passées à la ville, par le peu de valeur que représentaient actuellement pour lui les philosophies des écoles et des livres, le cynisme intelligent des artistes et des journalistes, les bouffonnes prétentions des hommes d’affaires dans leurs clubs. Ces gens-là ne savaient ni manger, ni dormir, ni se bien porter ; jamais ils n’avaient connu ni l’aiguillon du véritable appétit, ni l’angoisse salutaire de la fatigue, ni la forte poussée du sang qui court comme un vin généreux dans les veines du travailleur.

Pendant tout le temps cette terre spartiate et saine, ce beau pays du Nord, avait existé et il l’ignorait ! Ce qui l’étonnait le plus, étant données ses aptitudes toutes particulières pour ce genre de vie, c’est qu’il n’eût jamais entendu le moindre murmure d’appel l’invitant à sortir de lui-même pour chercher sa véritable ambiance. Il finit cependant par résoudre cette énigme, comme les autres.

« Écoute, Gueule-Jaune, tout m’apparaît clairement. »

L’animal interpellé souleva alternativement les pattes de devant en gestes vifs et pacificateurs, puis les recouvrit de sa queue touffue et exposa ses crocs au feu dans un sourire destiné à son maître.

« Herbert Spencer avait près de quarante ans quand il entrevit sa principale capacité et son désir dominant. Moins lent que lui, je n’ai pas attendu d’avoir trente ans pour trouver ma voie. C’est bien ici que je sens ma puissance et ma vocation. Gueule-Jaune, je regrette presque de n’être pas né louveteau : j’aurais passé tous mes jours en frère de toi et des tiens. »

Il erra longtemps à travers un chaos de vallées et de hauteurs qui ne se prêtaient à aucune topographie rationnelle, mais semblaient avoir été jetées là par suite de quelque farce cosmique. Il cherchait en vain une rivière ou un ruisseau qui coulât franchement au Sud vers la Mac-Question et la Stewart. Survint un orage de montagne qui lança une tourmente de neige dans le maquis des cimes et des gorges. Au-dessus de la ligne de haute futaie, sans feu, pendant deux jours il lutta à l’aveugle pour gagner des terrains plus bas. Le second jour, il se trouva sur le rebord d’un énorme talus. La neige tombait en rangs si épais qu’il ne pouvait apercevoir la base de cette muraille et n’osa pas en tenter la descente. Il s’enroula dans ses fourrures et se serra avec les chiens au creux d’un amas de neige, mais il n’osa se laisser aller au sommeil.

Au matin, l’ouragan s’étant apaisé, il sortit de son trou pour examiner le pays. À quatre cents mètres en contre-bas, il reconnut sans erreur possible un lac gelé et recouvert de neige, autour duquel se dressaient de tous côtés des pics dentelés. L’endroit répondait exactement à la description qui lui en avait été faite. Il venait, à l’aveugle, de trouver le lac Surprise.

« Il mérite bien son nom », murmura-t-il lorsque, une heure plus tard, il en atteignit les bords.

Comme il se dirigeait vers l’unique bois de ces parages, un taillis de vieux sapins, il rencontra trois tombes, ensevelies sous la neige, mais dont les têtes étaient marquées par des poteaux équarris portant des inscriptions illisibles.

À l’orée du bois se dressait une petite cabane de torchis. Il tira le loquet et entra. Dans un coin, sur ce qui fut jadis un lit de rameaux de sapins, gisait un squelette encore enveloppé de fourrures que la pourriture avait déchiquetées. Voilà le dernier visiteur venu au lac Surprise, pensa la Fumée en ramassant un morceau d’or de la dimension de son poing fermé. À côté du lingot il trouva une boîte à poivre remplie de pépites grosses comme des noix, dont la surface brute ne montrait aucune trace de lavage.

La légende se vérifiait de point en point, et la Fumée n’eut pas le moindre doute que cet or provenait du fond du lac. Ce fond étant inaccessible, enfoui sous plusieurs pieds de glace, il ne pouvait rien faire. À midi, du bord du talus, il jeta vers sa découverte un regard d’adieu.

« C’est très bien, Seigneur Lac, dit-il. Je ne te demande que de rester où tu es. Je reviendrai te mettre à sec, si la fameuse sorcière ne m’attrape pas en route. Je ne sais pas comment je suis arrivé ici, mais je saurai par où j’en suis parti. »

III

Cependant, lorsque, quatre jours plus tard, il fit du feu dans une petite vallée, au bord d’un cours d’eau gelé, sous le couvert des sapins, il savait bien que le lac Surprise était quelque part dans le chaos blanc qu’il avait laissé derrière lui, mais il n’aurait pu dire où. Une centaine d’heures passées à errer et à lutter contre d’aveuglants tourbillons de neige lui avaient fait perdre le souvenir de la route qu’il avait suivie et même le sens de l’orientation. Il croyait émerger d’un cauchemar, incertain s’il y avait passé quatre jours ou une semaine entière. Après avoir péniblement franchi un nombre infini de crêtes secondaires et suivi les détours de gorges sauvages qui se terminaient en impasses, il avait dormi avec les chiens, et deux fois seulement il avait réussi à construire un feu et à dégeler de la viande d’élan.

Maintenant, enfin, il se trouvait bien campé et bien repu. L’orage était passé, il faisait un temps clair et froid. La disposition du terrain était redevenue normale. La rivière près de laquelle il se trouvait présentait un aspect naturel et se dirigeait congrûment vers le Sud-Ouest. Mais le lac Surprise était perdu pour lui, comme pour tous ceux qui l’avaient cherché jadis.

Ayant descendu la rivière pendant une demi-journée, il atteignit un cours d’eau plus important et pensa que ce devait être la Mac-Question. En cet endroit il tua un élan, et une fois encore chaque chien-loup transporta une charge de viande de cinquante livres au bas mot. Au moment où il obliquait pour descendre cette nouvelle rivière, il tomba sur une piste de traîneau. Les dernières neiges l’avaient recouvertes, mais en dessous elle était bien tassée par de fréquents voyages. Il en conclut que deux campements avaient été établis sur la Mac-Question et que cette piste les reliait. Évidemment quelqu’un avait découvert les Deux-Cabanes, et c’était là qu’était le campement inférieur. Il se dirigea donc en aval.

Il faisait quarante degrés au-dessous de zéro quand il campa ce soir-là ; il s’endormit en se demandant quels étaient les hommes qui avaient pu retrouver les Deux-Cabanes, et s’il pourrait y arriver le lendemain. Il se mit en route aux premières lueurs de l’aube, et suivit sans difficulté la trace à moitié recouverte, foulant la neige nouvelle de ses raquettes pour empêcher les chiens d’y enfoncer.

C’est alors que survint l’inattendu, l’aventure qui le guettait à un détour de la rivière. Il lui sembla entendre et sentir simultanément. Le coup de fusil venait de la droite, et la balle, perçant obliquement les épaules de sa parka et de son paletot de laine, le fit pivoter à demi sous la force du choc. Il chancelle sur ses raquettes avant de reprendre son équilibre, et perçoit un second coup de fusil, qui le manque complètement. Sans tarder, il plonge dans la neige pour gagner, à une centaine de pieds, l’abri des arbres de la rive. D’autres détonations se succèdent, et il éprouve la sensation désagréable d’un filet humide et tiède lui coulant dans le dos.

Il escalade le talus, les chiens pataugeant derrière lui, et se dissimule parmi les arbres et les broussailles. Quittant vivement ses raquettes, il se couche de tout son long et observe le terrain avec précaution. Il ne voit rien. Le tireur se tient évidemment à l’affût entre les arbres de la rive opposée.

« S’il n’arrive pas quelque chose avant peu, murmura-t-il au bout d’une demi-heure, il faudra que je m’esquive pour faire du feu, sous peine d’avoir les pieds gelés. Gueule-Jaune, que ferais-tu à ma place, couché dans la neige avec la circulation qui se ralentit et un bonhomme qui essaie de vous trouer la peau ? »

Il recula de quelques pas, tassa la neige, se mit à danser une gigue qui lui ramena le sang aux pieds, et réussit à endurer la situation pendant une demi-heure encore. Puis il entendit nettement un bruit de grelots venant de l’aval. Il regarda entre les arbres et aperçut un traîneau qui tournait le coude de la rivière. Un seul homme le conduisait, pesant sur la perche de direction et pressant les chiens.

La Fumée resta un instant tout saisi ; c’était le premier être humain qu’il voyait depuis trois semaines qu’il avait quitté le Courtaud. Puis il pensa au meurtrier caché sur la rive d’en face. Sans se montrer, il lança un sifflement avertisseur. L’homme ne l’entendit pas : il approchait rapidement. La Fumée siffla de nouveau et plus fort. L’étranger cria un ordre à ses chiens et s’arrêta. Il s’était déjà retourné et faisait face à la Fumée lorsqu’un nouveau coup de feu partit. Immédiatement, la Fumée, au jugé, tira vers le bois dans la direction du son. L’homme près de la rivière avait été atteint du premier coup. Le choc de la balle à tir rapide le fit chanceler. Il trébucha gauchement vers le traîneau, y tomba à demi, et tira un fusil de dessous les amarres. Au moment où il essayait de l’épauler, sa taille s’affaissa, et il glissa lentement dans une position assise sur le traîneau ; puis soudain, pendant que le coup partait au hasard, il se renversa sur un coin du chargement, de sorte que la Fumée ne pouvait voir que ses jambes et son ventre.

De la vallée monta un nouveau bruit de grelots. L’homme ne bougeait plus. Sur la courbe oscillèrent trois traîneaux, accompagnés d’une demi-douzaine d’hommes. La Fumée cria pour les avertir, mais déjà ils avaient vu la détresse du premier traîneau, et ils y couraient. De l’autre rive il ne partait plus de coups de feu, et la Fumée, appelant ses chiens, sortit du couvert. Il y entendit des exclamations dans la troupe, et deux hommes, arrachant leur moufle droite, le mirent en joue.

« Avance, assassin ! commanda l’un d’eux, un homme à barbe noire ; mais d’abord jette ton fusil dans la neige. »

La Fumée hésita, puis laissa tomber son fusil et s’approcha d’eux.

« Fouille-le, Louis, et prends-lui ses armes », ordonna le barbu.

Louis obéit ; c’était, d’après l’opinion de la Fumée, un voyageur franco-canadien, ainsi que quatre des autres. L’opération n’aboutit qu’à la confiscation du couteau de chasse de la Fumée.

« Maintenant, étranger, qu’as-tu à dire pour ta défense avant que je te tue ? demanda l’homme à la barbe noire.

— J’ai à dire que tu fais erreur si tu crois que c’est moi qui ai tué cet homme », répondit la Fumée.

Un cri fut poussé par l’un des voyageurs. Il avait remonté la piste et trouvé les traces de la Fumée à l’endroit où il l’avait quittée pour se mettre à l’abri sur la rive. L’homme exposa sa découverte.

« Pourquoi as-tu tué Joe Kinade ? demanda l’homme à la barbe noire.

— Je répète que je ne l’ai pas t…,

— Bah ! à quoi bon causer ? Nous t’avons pris sur le fait. Voilà l’endroit où tu as quitté la piste en l’entendant venir. Tu t’es caché en embuscade parmi les arbres et tu as tiré dessus à courte distance. Tu ne pouvais guère le manquer. Pierre, va chercher le fusil qu’il a jeté.

— Tu pourrais me laisser expliquer ce qui est arrivé, objecta la Fumée.

— Tais-toi, grogna l’autre. Ton fusil nous racontera bien l’histoire. »

Tous se mirent à examiner le fusil de la Fumée, éjectant et comptant les cartouches, et inspectant le canon à la gueule et à la culasse.

« Un seul coup », conclut la barbe noire.

Pierre reniflait le canon avec des narines palpitantes comme celles d’un daim.

« Et un coup qui vient d’être tiré, déclara-t-il.

— La balle lui est entrée dans le dos, dit la Fumée. Il me faisait face quand le coup de feu est parti. Tu le vois, il a été tiré de l’autre rive. »

La barbe noire pesa cette assertion à peine une seconde, et secoua la tête.

« Ça ne prend pas. Vous autres, placez-le, le visage tourné vers le fleuve : voilà comment il était quand tu l’as frappé dans le dos. Allez, quelques-uns, inspecter la piste en amont et en aval et voir si vous trouvez des traces qui se dirigent vers l’autre rive. »

Ils rapportèrent que de ce côté la neige était intacte. Pas même un lièvre ne l’avait traversée.

La barbe noire, penché sur le mort, se redressa, tenant à la main un tampon de laine et de poils : l’émiettant, il en dégagea la balle qui avait percé le corps. La pointe s’était aplatie à la dimension d’un demi-dollar, la base, enveloppée d’acier, était intacte. Il la compara avec une cartouche prise à la ceinture de la Fumée.

« Étranger, voilà des preuves assez claires pour satisfaire même un aveugle. C’est une balle à pointe molle et à enveloppe d’acier, et la tienne est à pointe molle et à enveloppe d’acier. C’est du 30.30 ; et la tienne est du même calibre. Elle est fabriquée par la J. et T. Arms Company, la tienne aussi. Maintenant nous allons monter sur le talus et nous rendre compte exactement de la façon dont tu as opéré.

— J’ai été moi-même victime d’un guet-apens, dit la Fumée. Regarde le trou dans ma parka. »

Pendant que la barbe noire examinait le vêtement, un des voyageurs ouvrit la culasse du fusil du mort. Tous purent voir qu’il avait tiré un coup de feu. La douille était encore dans la chambre.

« C’est une sale déveine que le pauvre Joe ne t’ait pas touché, dit amèrement la barbe noire. Mais ce qu’il a fait était déjà joli avec un pareil trou dans le corps. Viens, maintenant, toi.

— Fouillez l’autre rive d’abord, demanda instamment la Fumée.

— Tais-toi ! suis-nous et laisse parler les faits. »

Ils quittèrent la piste à l’endroit où lui-même l’avait laissée, et suivirent ses traces en remontant le talus jusque parmi les arbres.

« Il a piétiné là pour se réchauffer les pieds, dit Louis en montrant la neige. À cet endroit il a rampé sur le ventre. Ici il s’est appuyé le coude pour tirer.

— Eh, parbleu ! voilà la cartouche vide qu’il a brûlée ! s’écria la barbe noire. Mes enfants, il n’y a qu’une chose à faire…

— Tu pourrais me demander comment j’ai été amené à tirer cette cartouche, interrompit la Fumée.

— Et je pourrais aussi te faire avaler tes dents si tu nous tiens tête plus longtemps. Tu auras loisir, plus tard, de répondre à des questions de ce genre. Maintenant, mes amis, nous sommes des gens convenables et respectant la loi, et il faut mener cette affaire de façon régulière. Combien de chemin penses-tu que nous ayons fait, Pierre ?

— Je ne crois pas me tromper en disant trente kilomètres, certainement.

— Très bien. Nous allons cacher notre chargement et mener ce type-là et le pauvre Joe aux Deux-Cabanes. Et je compte bien que nos témoignages lui mettront la corde au cou. »

IV

Depuis trois heures il faisait nuit lorsque le mort, la Fumée et son escorte arrivèrent aux Deux-Cabanes. À la lueur des étoiles, le prisonnier put distinguer une douzaine au moins de cabanes de rondins récemment bâties, blotties autour d’une construction plus ancienne et plus grande, sur un terrain plat, près de la rive. On le jeta dans cette antique hutte : il la trouva occupée par un jeune géant, sa femme et un vieillard aveugle. La femme, que son mari appelait Lucie, était elle-même une forte gaillarde du type de la frontière. La Fumée sut par la suite que le vieillard avait vécu de nombreuses années comme trappeur sur la Stewart, et qu’il avait perdu la vue l’hiver précédent.

Il devait apprendre aussi que ce campement des Deux-Cabanes avait été établi l’automne précédent par une douzaine d’hommes arrivés là dans six bachots menés à la gaffe et chargés de provisions. Ils avaient construit leurs cabanes autour de celle du vieux trappeur. Puis d’autres chercheurs d’or, venus sur la glace avec leurs attelages de chiens, avaient triplé la population. Le gros gibier abondait dans le pays, et on y avait découvert un gisement de boue contenant de l’or en quantité suffisamment rémunératrice, qu’on exploitait.

Au bout de cinq minutes, tous les hommes des Deux-Cabanes se pressaient dans la chambre. La Fumée, jeté dans un coin, les mains et les pieds attachés avec des courroies de peau d’élan, regardait ces gens qui feignaient de l’ignorer ou le menaçaient. Il en compta trente-huit ; c’était une bande sauvage et rude, tous hommes de la frontière des États-Unis ou voyageurs du Canada supérieur. Ceux qui l’avaient capturé ne se lassaient pas de raconter l’histoire, et chacun formait le centre d’un groupe irrité et gesticulant. Certains murmuraient :

« Lynchons-le tout de suite ; pourquoi attendre ? »

Et ils eurent grand-peine à contenir un gros Irlandais qui voulait se précipiter sur le prisonnier sans défense.

C’est en dénombrant les assistants que la Fumée aperçut une figure familière, celle de Breck, l’homme dont il avait fait passer le bateau à travers les rapides. Il s’étonna que celui-ci ne vînt pas lui parler, mais ne risqua de son côté aucun signe de reconnaissance.

Un peu plus tard, Breck passa près de lui, et, s’abritant le visage, lui lança un coup d’œil significatif. La Fumée comprit.

La barbe noire, que la Fumée avait entendu appeler Eli Harding, finit par imposer silence à ceux qui discutaient s’il fallait ou non lyncher immédiatement le prisonnier.

« Arrêtez ! rugit-il. Calmez-vous. Cet homme m’appartient. C’est moi qui l’ai pris et amené ici. Pensez-vous que je lui ai fait parcourir tout ce chemin pour qu’on le lynche ? J’aurais pu m’en charger moi-même au moment de sa capture. Je l’ai amené ici pour qu’il subisse un jugement équitable et impartial, et je jure qu’il l’aura. Il est solidement attaché et il n’y a pas de danger qu’il s’échappe. Jetez-le sur une couchette jusqu’à demain matin, et nous lui ferons son procès ici même. »

V

La Fumée s’éveilla. Il était couché sur le flanc, face au mur, et un courant d’air, rigide comme un glaçon, lui vrillait le devant de l’épaule. Quand il avait été lié sur le châssis ce souffle n’existait pas. Maintenant l’air extérieur, fusant dans l’atmosphère chaude de la cabane avec une pression de quarante-cinq degrés au-dessous de zéro, l’avertissait suffisamment que quelqu’un, du dehors, avait retiré le calfeutrage de mousse inséré entre les rondins. Il se redressa autant que ses liens le lui permettaient, et tendit le cou jusqu’à ce que ses lèvres fussent à la hauteur de la fente.

« Qui est là ? murmura-t-il.

— Breck, fut la réponse. Prenez garde, ne faites pas de bruit. Je vais vous passer un couteau.

— Inutile, dit la Fumée. Je serais incapable de m’en servir. Mes mains sont attachées derrière mon dos et fixées au pied du châlit. En outre, vous ne pourriez introduire un couteau par cette fente. Cependant il faut faire quelque chose. Ces types-là sont d’humeur à me pendre, et, naturellement, vous savez que ce n’est pas moi qui ai tué cet homme.

— Il n’était pas nécessaire de me le dire, la Fumée. Et si vous l’aviez fait, c’est que vous auriez eu des raisons. Là n’est pas du tout la question. Je veux vous tirer de ce mauvais pas. Les hommes d’ici sont une rude bande. Vous les avez vus. Isolés du monde, ils font et appliquent leur propre loi, en assemblée de mineurs, vous savez comment. Ils ont réglé déjà leur compte à deux hommes, deux voleurs de victuailles. Ils en ont chassé un du campement sans une once de nourriture et sans allumettes. Le pauvre diable a fait soixante-cinq kilomètres et vécu un jour ou deux avant d’être gelé. Le second, ils l’ont chassé voilà deux semaines. Ils lui ont donné le choix : partir sans victuailles ou recevoir dix coups de lanière pour chaque ration d’un jour. Il a supporté quarante coups avant de s’évanouir. Et maintenant ils vous tiennent, et tous sont convaincus que c’est vous qui avez tué Kinade.

— L’homme qui a tué Kinade a tiré sur moi aussi. Sa balle m’a éraflé l’épaule. Tâchez de faire retarder le jugement pendant que quelqu’un ira fouiller la rive où se cache l’assassin.

— Inutile. Ils s’en tiendront au témoignage de Harding et des cinq Français qui étaient avec lui. En outre, ils n’ont encore pendu personne, et c’est une partie de plaisir pour eux.

« Voyez-vous, la vie est assez monotone ici. Ils n’ont pas découvert le bon filon, et ils sont fatigués de chercher le lac Surprise. Ils ont fait quelques ruées au commencement de l’hiver, mais le goût leur en a passé maintenant. Le scorbut commence à faire son apparition et ils sont mûrs pour n’importe quel stimulant.

— Et il semble bien que je suis destiné à leur en servir un, commenta la Fumée. Dites-moi, Breck, comment diable êtes-vous tombé avec de pareilles canailles ?

— Après avoir ouvert mes concessions à la rivière de la Squaw et mis quelques ouvriers à travailler, je suis venu ici par la Stewart, à la recherche des Deux-Cabanes. Ils y étaient avant moi, aussi j’ai voulu remonter la Stewart plus haut. Je suis revenu hier seulement, n’ayant plus de provisions de bouche.

— Avez-vous fait quelque découverte ?

— Pas grand-chose. Mais je crois tenir une entreprise hydraulique qui rapportera gros quand le pays sera ouvert. Ce sera cela, ou alors une drague d’or.

— Attendez, interrompit la Fumée. Laissez-moi réfléchir une minute. »

Il prêtait grande attention aux ronflements des dormeurs tout en poursuivant l’idée qui venait de naître dans son esprit.

« Dites-moi, Breck, ont-ils ouvert les ballots de viande que portaient mes chiens ?

— Je les ai vus en ouvrir deux. Ils les ont mis dans la cachette de Harding.

— Ont-ils trouvé quelque chose ?

— Rien que de la viande.

— Bien ! Il faut chercher dans le paquet de toile brune rapiécée avec de la peau d’élan. Vous y trouverez quelques livres d’or brut. Ni vous ni personne autre n’en a jamais vu de pareil dans le pays. Voici ce que vous allez faire. Écoutez-moi bien. »

Un quart d’heure après, muni d’instructions détaillées, mais se plaignant de ne plus sentir ses orteils, Breck s’en alla.

La Fumée lui-même avait le nez et la joue à moitié gelés par le voisinage de la fente, et dut les frotter pendant une demi-heure contre les couvertures avant d’être rassuré, par la cuisante morsure, de la circulation rétablie.

VI

« Ma conviction est faite. Personne autre que lui n’a tué Kinade. Nous avons entendu toute l’histoire hier au soir. À quoi bon recommencer ? Je vote pour la culpabilité de l’accusé. »

C’est ainsi que débuta le jugement de la Fumée. Le personnage qui venait de parler, un homme du Colorado aux muscles d’acier, aux grosses jointures, manifesta son irritation et son ennui quand Harding, écartant sa proposition, demanda que la procédure suivît son cours régulier et proposa un certain Shunk Wilson comme juge et président de l’assemblée. La population des Deux-Cabanes constitua le jury ; mais à la suite d’une discussion de quelques minutes, on refusa à Lucie, l’unique femme, le droit de voter pour ou contre l’innocence de la Fumée.

Pendant ces préliminaires, celui-ci, bloqué dans un coin sur une couchette, surprenait la conversation suivante, engagée à demi-voix entre Breck et un mineur.

« Vous n’auriez pas cinquante livres de farine à me vendre ? demanda Breck.

— Vous n’avez pas de poudre d’or pour payer le prix que je demanderais, répondit l’autre.

— Je vous en donnerai deux cents dollars. »

L’homme secoua la tête négativement.

« Trois cents… Trois cent cinquante. »

À quatre cents, l’homme fit un signe de consentement, et dit :

« Venez à ma cabane peser la poudre d’or. »

Tous deux se frayèrent un chemin vers la porte et se glissèrent dehors. Breck rentra seul au bout de quelques minutes.

Harding était en train de faire sa déposition quand la Fumée vit la porte s’entrouvrir, et dans l’ouverture apparut le visage de l’homme qui avait vendu la farine. Il faisait des grimaces et des signes emphatiques à quelqu’un : un homme assis près du poêle, qui se leva et se dirigea vers la porte.

« Où allez-vous, Sam ? demanda Shunk Wilson.

— Je reviens dans un clin d’œil, expliqua Sam. Il faut absolument que je sorte. »

La Fumée fut autorisé à poser des questions aux témoins. Au milieu du contre-interrogatoire de Harding, on entendit du dehors les gémissements de chiens, avec des grincements et clapotis des patins d’un traîneau. Quelqu’un, qui était près de la porte, l’entrouvrit pour voir ce qui se passait, et annonça :

« C’est Sam avec son partenaire et un attelage de chiens ; ils filent d’un train d’enfer sur la piste de la Stewart River », annonça-t-il.

Pendant une bonne demi-minute personne ne dit mot, mais les hommes se regardaient avec des airs entendus, et une impatience générale pénétrait la salle comble. Du coin de l’œil, la Fumée aperçut Breck, Lucie et son mari conversant à voix basse.

« Allons ! dit rudement Shunk Wilson à la Fumée, coupez court à cet interrogatoire. Nous savons ce que vous essayez de prouver, à savoir que l’autre rive n’a pas été fouillée. Le témoin l’admet : nous l’admettons. Ce n’était pas nécessaire. Aucune trace ne conduisait vers cette rive-là. La neige était intacte.

— N’empêche qu’il y avait un homme sur l’autre rive, insista la Fumée.

— Ça c’est trop mince pour patiner, jeune homme. Nous ne sommes pas nombreux sur la Mac-Question ; mais nous pouvons nous rendre compte de chaque individu existant dans ces parages.

— Qui était celui que vous avez expulsé du campement voilà deux semaines ? demanda la Fumée.

— Alonzo Miramar. C’était un Mexicain. Qu’est-ce que ce voleur de victuailles vient faire là-dedans ?

— Rien ; seulement vous n’avez pas tenu compte de celui-là, monsieur le Juge.

— Il a descendu la rivière, il ne l’a pas remontée.

— Comment le savez-vous ?

— Nous l’avons vu partir.

— Et c’est tout ce que vous connaissez de sa destinée ?

— Non, jeune homme. Je sais, et nous savons tous, qu’il avait quatre jours de vivres et pas d’armes pour abattre du gibier. S’il n’a pas atteint la colonie sur le Yukon, il doit y avoir belle lurette qu’il a cassé sa pipe.

— Je suppose que vous tenez compte aussi de tous les fusils qui existent dans ces parages ? » demanda finement la Fumée.

Shunk Wilson se mit en colère.

« On dirait que c’est moi le prisonnier, à vous entendre m’accabler de questions. Passons au témoin suivant. Où est Louis le Français ? »

Pendant que Louis le Français se poussait en avant, Lucie ouvrit la porte.

« Où allez-vous ? cria Shunk Wilson.

— Je ne vois pas l’utilité pour moi de rester là, répondit-elle d’un air de défi. On ne m’a pas donné le droit de vote, et puis ma cabane est bondée à tel point que je ne peux seulement pas y respirer. »

Quelques minutes après son mari la suivit. Le bruit de la porte refermée fut le seul avertissement que le juge reçut de cette nouvelle sortie.

« Qui était-ce ? demanda-t-il en interrompant le récit de Louis.

— Bill Peabody, répondit quelqu’un. Il a dit qu’il avait quelque chose à demander à sa femme et qu’il allait revenir tout de suite. »

Au lieu de Bill, ce fut Lucie qui rentra, ôta ses fourrures et reprit sa place près du poêle.

« Je crois qu’il sera inutile d’interroger le reste des témoins, décida Shunk Wilson après la déposition de Pierre. Ils ne peuvent que répéter les faits que nous venons d’entendre. Dites, Sorensen, allez donc chercher Bill Peabody. Nous n’allons pas tarder à voter le verdict. Maintenant, étranger, vous pouvez vous lever et donner votre version de l’événement. En même temps, pour éviter des retards, nous ferons passer à la ronde les deux fusils, les munitions et les balles qui ont déterminé la mort »

La Fumée, après avoir expliqué comment il était arrivé dans cette partie du pays, raconta le guet-apens dont lui-même avait été victime et la manière dont il avait cherché refuge sur la rive, lorsque Shunk Wilson l’interrompit avec indignation.

« Jeune homme, il n’y a pas de bon sens à témoigner de la sorte. Vous êtes en train de gaspiller un temps précieux. Naturellement vous avez le droit de mentir pour sauver votre peau, mais nous n’endurerons pas de pareilles sornettes. Le fusil, les munitions, la balle qui a tué Joe Kinade, tout est contre vous… Qu’est-ce qui se passe ? Ouvrez la porte, quelqu’un ! »

Le gel se précipita à l’intérieur, prenant forme et substance dans la chaleur de la chambre, tandis que par la porte ouverte arrivaient des jappements de chiens décroissant rapidement dans le lointain.

« C’est Sorensen et Peabody, cria quelqu’un, ils se démènent à coups de fouet sur leurs chiens en descendant le fleuve.

— Encore ! que diable… » Shunk Wilson s’interrompit, la bouche ouverte, et regarda fixement Lucie.

« J’ai idée que vous pourriez expliquer ce qui arrive, madame Peabody ? »

Elle redressa la tête et serra les lèvres ; le regard irrité et soupçonneux de Shunk Wilson passa et s’arrêta sur Breck.

« Et j’ai idée que ce nouveau venu avec qui vous avez bavardé pourrait donner des explications s’il était disposé. »

Breck, fort mal à l’aise, se vit le centre de tous les regards.

« Avant de disparaître, Sam était aussi en train de comploter avec lui, dit quelqu’un.

— Écoutez, monsieur Breck, dit Shunk Wilson. Vous avez interrompu l’audience et il nous faut des explications. Qu’est-ce que vous marmottiez avec les autres ? »

Breck s’éclaircit la gorge et répondit timidement :

« J’essayais seulement d’acheter des vivres.

— Avec quoi ?

— Avec de la poudre d’or, parbleu !

— Où l’avez-vous prise ? »

Breck ne répondit pas.

« Il a vagabondé dans le haut de la Stewart, déclara spontanément un des assistants. J’ai aperçu son campement voilà une semaine, en chassant par là. Et je dois vous dire qu’il est diantrement réservé à ce sujet.

— L’or ne venait pas de là, dit Breck. Ce n’est qu’une entreprise hydraulique à faible rendement.

— Allez chercher votre pochette et montrez-nous votre poudre, ordonna Wilson.

— Je vous dis qu’elle ne vient pas de là.

— Faites-nous-la voir tout de même. »

Breck fit mine de refuser, mais il était entouré de visages menaçants. Comme à regret, il fouilla dans sa poche. Comme il en retirait la boîte à poivre, elle sonna contre un objet évidemment dur.

« Sortez tout ce que vous avez là ! » tonna Shunk Wilson.

Et à tous les yeux apparut l’énorme lingot, d’un or jaune comme aucun n’en avait encore vu. Shunk Wilson resta bouche bée. Une demi-douzaine de gens, sitôt le premier coup d’œil jeté, se précipitèrent vers la porte ; ils l’atteignirent au même moment, et, avec force ruades et blasphèmes, s’y pressèrent et pivotèrent dehors. Le juge vida le contenu de la boîte à poivre sur la table, et la vue des pépites d’or brut en chassa encore une demi-douzaine.

« Où allez-vous ? demanda Eli Harding à Shunk qui se disposait à les suivre.

— Chercher mes chiens, parbleu !

— Vous ne pendez pas le bonhomme d’abord ?

— Ça prendrait trop de temps en ce moment. Il attendra notre retour. Ce n’est pas le moment de s’endormir. »

Harding hésitait. Il lança un regard farouche à la Fumée, vit Pierre qui, de la porte, faisait signe à Louis, jeta un dernier coup d’œil au morceau d’or resté sur la table, et se décida.

« Inutile d’essayer de te sauver, cria-t-il à la Fumée. D’ailleurs, je vais emprunter ton attelage. »

Les cris des hommes, les abois des chiens et le grincement des traîneaux troublaient le silence de la pièce.

« Que se passe-t-il ? Encore une de ces maudites ruées ? » demanda le vieux trappeur aveugle, d’une voix de fausset étrange et pétulante.

« Pour sûr, répondit Lucie. Et je n’ai jamais vu d’or pareil. Touchez cela, vieux ! »

Elle lui mit le lingot dans la main. La chose ne parut l’intéresser que médiocrement.

« C’était un bon pays pour la fourrure, grommela-t-il, avant que ces coquins de mineurs fussent venus effrayer le gibier. »

La porte s’ouvrit et Breck entra.

« Eh bien ! dit-il, il ne reste plus que nous quatre au campement. Il y a soixante-cinq kilomètres d’ici à la Stewart par la traverse que j’ai foulée, et le plus diligent de la bande ne pourra faire l’aller et retour en moins de cinq ou six jours. Mais quand même, il est temps pour vous de déguerpir, la Fumée.

— Si on va tirer des coups de feu, glapit l’aveugle, je voudrais bien que quelqu’un m’emmenât d’abord dans une autre cabane. »

Breck sortit son couteau de chasse et entama les liens de son ami, puis il regarda la femme :

« J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénient ? demanda-t-il avec une politesse significative.

— Allez-y et ne vous inquiétez pas de moi, répondit Lucie à Breck. Si je ne suis pas capable de faire pendre un homme, je ne suis pas bonne non plus pour le garder. »

La Fumée se leva et se frotta les poignets à l’endroit où les liens avaient entravé la circulation.

« J’ai un paquet tout prêt pour vous, fit Breck. Dix jours de vivres, des couvertures, des allumettes, du tabac, une hache et un fusil.

— Allez-y, dit Lucie d’un ton encourageant. Posez bien les pieds dans les empreintes, étranger. Arpentez le terrain aussi vite que Dieu vous le permettra.

— Je vais faire un bon dîner avant de partir, déclara la Fumée. Et quand je partirai, ce sera pour remonter la Mac-Question, non pour la descendre. Il faut venir avec moi, Breck. Nous allons fouiller cette autre rive et chercher le véritable assassin.

— Si vous voulez mon avis, objecta Breck, vous descendrez la Stewart et le Yukon. Quand la bande reviendra de mon entreprise hydraulique à faible rendement, elle verra rouge. »

La Fumée se mit à rire et secoua la tête.

« Je ne puis m’esquiver de ce pays-ci, Breck. J’y ai des intérêts, et je dois rester pour les faire valoir. Je ne sais si vous me croyez ou non, mais j’ai trouvé le lac Surprise. C’est de là que vient cet or. En outre, ils ont pris mes chiens, et je dois attendre qu’on me les rende. Enfin, je sais ce que je dis : il y avait un homme caché sur cette rive. Il a presque vidé le magasin de son arme contre moi. »

Une demi-heure après, la Fumée était assis devant une large assiettée de viande d’élan et portait à ses lèvres un grand pot de café, lorsqu’il se leva à demi, alarmé d’un bruit qu’il avait été le premier à entendre. Lucie ouvrit la porte toute grande.

« Bonjour Spike ! Bonjour Methody ! dit-elle à deux hommes couverts de givre et penchés sur un fardeau que contenait leur traîneau.

— Nous arrivons du campement supérieur, dit l’un d’eux comme ils entraient dans la chambre, portant, avec des précautions particulières, un objet enveloppé de fourrures. Et voilà ce que nous avons trouvé en route. Je crois bien qu’il est fichu.

— Mettez-le là sur la couchette », dit Lucie.

Elle se pencha et écarta les fourrures, découvrant un visage dont on voyait avant tout les grands yeux noirs et fixes, puis une peau basanée tendue à éclater sur les os et couverte de croûtes occasionnées par les morsures du gel.

« C’est Alonzo ! s’écria-t-elle. Pauvre, pauvre diable, il se meurt de faim !

— C’est l’homme qui était sur l’autre rive, murmura la Fumée à Breck.

— Nous l’avons trouvé en train de dévaliser une cachette qui doit avoir été faite par Harding, expliquait l’un des hommes. Il dévorait de la farine crue et du lard gelé, et quand nous l’avons attrapé il pleurait et poussait des cris comme un oiseau de proie. Regardez-le : il est épuisé d’inanition, et il a plus de la moitié du corps gelée. Il va passer d’un instant à l’autre. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure après, quand la fourrure eut été ramenée sur le visage de la forme rigide, la Fumée se tourna vers Lucie.

« Si cela ne vous ennuie pas, madame Peabody, je suis un mangeur de viande, je reprendrais bien une tranche de celle-ci. Faites-la épaisse et plus saignante. »

LA COURSE POUR LE NUMÉRO UN

I

« Euh ! voilà qu’il te faut des frusques de gala, à présent ! »

Le Courtaud inspecta son compagnon avec une feinte désapprobation, et la Fumée, qui s’efforçait en vain d’effacer les plis d’un pantalon qu’il venait de mettre, se sentit froissé.

« Sûrement ça te va, pour un pantalon d’occasion, continua le Courtaud. Combien as-tu payé ça ?

— Cent cinquante dollars pour le complet, répondit la Fumée. Le bonhomme était presque de ma taille. J’ai pensé que c’était un prix très raisonnable. Qu’est-ce qui te choque ?

— Qui, moi ? Oh, rien ! Je pensais seulement que tu te mets bien pour un mangeur de viande arrivé à Dawson sur des glaçons, sans victuailles, avec une unique chemise, une paire de mocassins pelés et une combinaison qu’on aurait prise pour une rescapée de l’Hespérus. Tu as bonne mine, camarade, tu marques bien ! Dis donc ?…

— Que veux-tu encore ? demanda la Fumée d’un air bourru. Je dois dîner chez le colonel Bowie, si tu veux savoir. Ce qui t’embête, le Courtaud, c’est que tu es jaloux parce que je vais dans le grand monde et que tu n’es pas invité.

— Est-ce que tu n’es pas un peu en retard ? demanda le Courtaud avec intérêt.

— Comment cela ?

— Dame, pour déjeuner ! Ils seront en train de dîner quand tu arriveras. »

La Fumée allait expliquer, avec force sarcasmes, la métamorphose du vulgaire déjeuner en festin aristocratique, quand il surprit une lueur dans l’œil de son camarade. Il continua donc à s’habiller en silence, et de ses doigts, redevenus malhabiles, il fit un nœud coulant à une cravate Windsor sur le col mou de sa chemise de coton.

« Je regrette d’avoir envoyé toutes mes chemises empesées chez la blanchisseuse, murmura le Courtaud avec sympathie. J’aurais pu t’en prêter une. »

À ce moment la Fumée s’évertuait contre une paire d’escarpins où ses grosses chaussettes de laine se refusaient à entrer. Il jeta un regard suppliant au Courtaud, qui hocha la tête.

« Rien à faire ! Si j’en avais de minces, je me garderais bien de te les prêter. Reprends tes mocassins, mon ami. Pour sûr, tu te gèlerais les orteils dans des chaussures de fantaisie comme ça.

— Je les ai payées quinze dollars d’occasion, gémit la Fumée.

— Je te parie qu’il n’y aura pas un type sans ses mocassins.

— Mais il doit y avoir des dames, le Courtaud. Je vais m’asseoir à table avec Mme Bowie et plusieurs autres, m’a dit le colonel.

— Eh bien, des mocassins ne leur couperont pas l’appétit. Je me demande ce qu’il te veut, le colonel ?

Je n’en sais rien, à moins qu’il n’ait entendu dire que j’ai trouvé le lac Surprise. Il faudra une fortune pour le mettre à sec, et les Guggenheim cherchent à placer des fonds.

— Je suppose que c’est cela. Ça va bien, tiens-t’en aux mocassins. Oh ! là, là ! Ce paletot-là est fripé, pour sûr, et un peu trop juste pour toi. Contente-toi de picorer les victuailles. Si tu manges trop, tu te feras crever. Et si les belles madames s’avisent de semer leurs mouchoirs, laisse-les par terre ; ne les ramasse pas. Quoi qu’il arrive, ne te baisse pas ! »

II

Comme il sied à un expert grassement rémunéré et au représentant de la grosse firme Guggenheim, le colonel Bowie habitait une des cabanes les plus magnifiques de Dawson. Faite de rondins équarris et rabotés, elle avait un étage, et ses proportions lui permettaient l’extravagance d’un salon employé exclusivement comme tel.

De grandes peaux d’ours recouvraient le plancher brut de cette pièce, et les murs étaient garnis de cornes d’élans et de caribous. Des bûches flambaient dans un poêle et dans une vaste cheminée. Et c’est là que la Fumée rencontra le gratin social de Dawson, non pas de simples millionnaires « au manche de pioche », mais la fine crème d’une cité minière dont la population se recrute dans le monde entier, des hommes comme Warbutton Jones, l’explorateur et écrivain, le capitaine Consadine, de la police montée, Mr Haskell, commissaire de l’or pour le territoire du Nord-Ouest, et le baron von Schrœder, un des favoris de l’Empereur, jouissant d’une réputation mondiale comme duelliste.

Et là, éblouissante dans sa toilette de soirée, il contempla Joy Gastell, qu’il n’avait jamais vue que sur la piste, enveloppée de fourrures et chaussée de mocassins. À table, il se trouva près d’elle.

« Je me sens comme un poisson hors de l’eau, lui avoua-t-il. Tous ces gens de votre monde sont si huppés ! Et puis je n’aurais jamais rêvé qu’un pareil luxe oriental existât au Klondike. Regardez ce von Schrœder, il a positivement un habit de soirée, et Consadine arbore une chemise amidonnée. Mais j’ai remarqué qu’il porte tout de même des mocassins. Comment trouvez-vous mon équipement ? »

Il écarta les épaules comme s’il se rengorgeait pour lui plaire.

« Il me semble que vous avez grossi depuis que vous avez traversé le défilé de Chilcoot, dit-elle en riant.

— Vous brûlez. Cherchez encore.

— C’est l’habit de quelqu’un d’autre.

— Cette fois, vous y êtes. Je l’ai acheté bon prix à l’un des commis de la Compagnie A. C.

— C’est désolant de voir comme ces employés ont les épaules étroites, dit-elle avec componction. Mais vous ne m’avez pas dit ce que vous pensez de mon équipement à moi.

— Je ne peux pas. Ça me coupe la respiration. J’ai vécu trop longtemps sur la piste. La surprise me fait l’effet d’un coup au cœur, vous savez. J’avais tout à fait oublié que les femmes ont des bras et des épaules. Demain matin, comme mon ami le Courtaud, je m’éveillerai et saurai que tout cela n’est qu’un rêve. La dernière fois que je vous ai vue sur la rivière Squaw…

— Je n’étais qu’une squaw, interrompit-elle.

— Ce n’est pas ce que j’allais dire. Je me rappelais que vous aviez des jambes.

− Et moi, je n’oublierai jamais que je vous suis redevable de me les avoir conservées, dit-elle. Depuis lors je désirais tout le temps vous voir pour vous remercier. »

Il leva les épaules comme pour demander grâce.

« Et c’est pourquoi vous êtes ici ce soir, ajouta-t-elle.

− Est-ce vous qui avez demandé au colonel de m’inviter ?

− Non, j’ai demandé à Mme Bowie. Et je l’ai priée de vous placer près de moi à table. Et voici pour moi l’occasion cherchée. Tout le monde bavarde. Écoutez-moi, et ne m’interrompez pas. Vous connaissez la rivière Mono ?

— Oui.

— On s’est aperçu qu’elle était riche en or, immensément riche. On estime chaque concession à un million de dollars et plus. Le lotissement n’a eu lieu que tout récemment.

— Je me souviens de la ruée.

— Eh bien, toute la rivière a été délimitée jusqu’aux crêtes, et les affluents également. Néanmoins, au moment où je vous parle, le lot numéro trois, au-dessous de celui de la Découverte sur la rivière principale, se trouve encore sans propriétaire. La rivière est si loin de Dawson que le commissaire a accordé pour l’enregistrement un délai de soixante jours après la concession. Tous les lots ont été enregistrés, excepté celui-là. Il avait été jalonné par un certain Cyrus Johnson, et c’est tout. Or Cyrus Johnson a disparu. Est-il mort, a-t-il descendu ou remonté la rivière ? Personne n’en sait rien. Quoi qu’il en soit, dans six jours, le délai pour l’enregistrement sera expiré. Alors la mine appartiendra à celui qui l’aura délimitée de nouveau et qui arrivera le premier à Dawson pour la déclaration.

— Un million de dollars ! murmura la Fumée.

— Gilchrist, qui détient le lot immédiatement au-dessous, a tiré six cents dollars d’une seule battée de gravier prélevé bien au-dessus du lit de roche. Il a foré un seul puits. Et le lot de l’autre côté est encore plus riche : je le sais.

— Mais comment se fait-il que tout le monde ne le sache pas ? demanda la Fumée, sceptique.

— On commence à le savoir. La chose a été tenue secrète assez longtemps, et transpire en ce moment. Les bons attelages de chiens feront prime dans vingt-quatre heures. Donc, ce que vous avez à faire, c’est de vous éclipser aussi discrètement que possible dès la fin du repas. J’ai arrangé cela. Il viendra un Indien avec un message pour vous. Vous le lirez, vous ferez semblant d’en être très affecté, vous vous excuserez, et vous filerez.

— Je… je ne saisis pas très bien.

— Innocent ! fit-elle à mi-voix. Ce qu’il faut faire dès cette nuit, c’est d’aller rafler des attelages. J’en connais deux. Il y a celui de Hanson, sept gros chiens de la baie d’Hudson, qu’il estime à quatre cents dollars pièce. C’est un beau prix ce soir, mais ce n’est rien comparé à demain.

« D’autre part, Sitka Charley possède huit malemutes dont il demande trois mille cinq cents dollars. Demain il rira quand on lui en offrira cinq mille. En outre, vous avez votre propre attelage. Et il faut en acheter plusieurs autres. Voilà votre tâche pour ce soir. Prenez tout ce qu’il y a de mieux. Ce sont les chiens autant que les hommes qui gagneront cette course. Il y a cent soixante-seize kilomètres à parcourir, et il faudra relayer le plus souvent possible.

— Oh ! je vois. Vous désirez que je prenne part à la course ! articula la Fumée.

— Si vous manquez d’argent pour acheter les chiens, je… »

Elle hésita, et la Fumée reprit la parole avant elle.

« J’ai de quoi acheter les chiens. Mais ne craignez-vous pas… que ceci ne soit purement… un jeu de hasard ?

— Après vos exploits contre la roulette à la Corne d’Élan, riposta-t-elle, je ne crains guère que cette considération vous effraye. C’est certainement une affaire de sport, si c’est là ce que vous voulez dire : une course pour un million de dollars, en compétition avec quelques-uns des conducteurs et des voyageurs les plus rompus du pays. Ils ne sont pas encore entrés en lice, mais ils y seront à cette heure-ci demain et les chiens vaudront tout ce que pourra payer l’homme le plus riche. Le gros Olaf est dans cette ville : il est revenu de Circle-City le mois dernier. C’est l’un de nos plus habiles dresseurs de chiens et, s’il s’en mêle, ce sera votre rival le plus dangereux. Arizona Bill en est un autre, un professionnel des messageries, qui transporte la malle-poste depuis des années. S’il participe à la course, c’est sur le gros Olaf et lui que se concentrera l’intérêt public.

— Et vous voulez que j’intervienne en guise de cheval non classé ?

— Parfaitement. Et cette combinaison présente ses avantages. On ne supposera pas que vous ayez la moindre chance de succès. Après tout, vous savez, on vous tient toujours pour un Chéchaquo. Vous n’avez pas encore vu les quatre saisons passer sur le pays. Personne ne fera attention à vous avant que vous arriviez au relais final en tête du peloton.

— C’est au relais final que le cheval non classé devra se montrer en excellente forme, hein ? »

Elle fit un signe affirmatif et continua avec feu :

« Souvenez-vous que je ne me pardonnerai jamais le tour que je vous ai joué lors de la ruée à la rivière Squaw, à moins que vous n’obteniez cette concession de la Mono. Et si un homme au monde peut gagner cette course contre les vieux de la vieille, c’est vous. »

À la façon dont elle dit cela, il se sentit réchauffé tout entier, dans le cœur et dans l’esprit. Il lui lança un bref regard involontairement interrogateur, et, dans l’instant où il rencontra ses yeux avant qu’elle les abaissât, il crut y lire quelque chose d’autrement plus intéressant que cette histoire de concession.

« Je ferai la course, dit-il. Je gagnerai la partie. »

La joyeuse lumière de ses yeux lui parut une récompense plus enviable que tout l’or de la mine.

La main qu’elle tenait sur son genou eut un léger mouvement. Sous le couvert de la nappe, lui-même avança la sienne, et une étreinte de doigts féminins mais fermes fit courir dans ses veines une autre onde de chaleur. « Que dira le Courtaud ? » Telle fut la pensée qui s’épanouit bizarrement dans son esprit au moment où il retirait la main. Il regarda presque avec jalousie von Schrœder et Jones, se demandant si ces hommes-là n’avaient pas deviné tout l’attrait et le charme de cette femme assise près de lui.

Éveillé par le son de sa voix, il s’aperçut qu’elle lui parlait depuis quelques instants.

« Ainsi, vous le voyez, Arizona Bill est un Indien blanc, disait-elle, et le gros Olaf est… un tombeur d’ours, un roi des neiges, un puissant sauvage. Il peut aller plus vite et marcher plus longtemps qu’un Indien, et il n’a jamais connu d’autre vie que celle du Wild et du gel.

— Qui ça ? demanda le capitaine Consadine de l’autre côté de la table.

— Le gros Olaf, répondit-elle. Je disais à M. Belliou quel intrépide voyageur est cet homme-là.

— Vous avez raison, résonna la voix du capitaine. Le gros Olaf est le plus grand voyageur du Yukon. Je parierais pour lui contre le diable en personne quand il s’agit de franchir des neiges et de voyager sur la glace. C’est lui qui apporta les dépêches du Gouvernement en 1895, après que deux courriers eurent été gelés sur le Chilcoot et un troisième noyé dans les eaux du Thirty Mile. »

III

La Fumée s’était rendu sans hâte à la rivière Mono, pour éviter de fatiguer ses chiens avant la grande course, en même temps que pour se familiariser avec les moindres particularités de la piste et fixer l’emplacement de ses étapes. Un tel nombre de concurrents se préparaient, que le parcours de cent soixante-seize kilomètres ressemblait à une rue de village, interminable, bordée de campements de relais d’un bout à l’autre.

Von Schrœder, qui courait par pur amour du sport, n’avait pas moins de onze équipes de chiens, soit un attelage frais tous les seize kilomètres. Arizona Bill avait été obligé de se contenter de huit traîneaux. Le gros Olaf en avait sept, et c’était aussi le nombre de ceux de la Fumée. Plus de quarante autres concurrents s’étaient inscrits pour l’épreuve.

Ce n’est pas tous les jours, même dans cette Golconde septentrionale, qu’un prix d’un million de dollars est l’enjeu d’une course de chiens. Tous ceux du pays avaient disparu ; aucun animal doué de vitesse et d’endurance n’avait esquivé le coup de peigne fin qui balaya les vallées et les campements, faisant doubler et quadrupler le prix des chiens au cours de cette spéculation effrénée.

Le numéro trois au-dessous de la Découverte était situé sur la rivière Mono à seize kilomètres de son embouchure. Les autres cent soixante kilomètres devaient être courus sur la surface glacée du Yukon. Sur l’emplacement même de la mine, il y avait cinquante tentes et plus de trois cents chiens. Les vieux jalons de repère, flambés et gribouillés soixante jours auparavant par Cyrus Johnson, étaient encore en place. Chaque concurrent avait parcouru à maintes reprises les limites du lot, car la course en traîneau serait précédée d’une course à pied avec sauts d’obstacles : chacun étant tenu de recommencer à jalonner le lot pour son propre compte ; c’est-à-dire planter deux jalons de centre et quatre jalons de coin en traversant deux fois la rivière, avant de partir avec ses chiens pour Dawson.

En outre, aucune disposition ne devait être prise à l’avance. C’est seulement le vendredi, au premier coup de minuit, que le lot deviendrait libre pour être alloué de nouveau, et pas un jalon ne pouvait être planté avant cet instant précis. Telle était la règle arrêtée par le Commissaire de l’or, à Dawson, et le capitaine Consadine avait envoyé une escouade de police à cheval pour la faire observer. Des discussions s’étant élevées sur la différence entre l’heure solaire et l’heure officielle, Consadine avait décrété que l’heure de la police ferait loi, et particulièrement celle qu’indiquait la montre du lieutenant Pollock.

La piste de la Mono effleurait le bord de la rivière ; large de soixante-cinq centimètres seulement, elle ressemblait à une rainure entre deux murailles de neige tombée depuis plusieurs mois. Le problème qui hantait les esprits était de savoir comment une quarantaine de traîneaux attelés de trois cents chiens pourraient prendre le départ dans un passage si étroit.

« Eh ! déclara le Courtaud, ça va être le plus beau gâchis qu’il y ait jamais eu au monde. Je ne vois pas d’autre moyen de s’en tirer, la Fumée, que de labourer là-dedans à la sueur de nos fronts et à la force des poignets. Quand même la rivière serait couverte de glace unie sur toute sa largeur, il n’y aurait pas assez de place pour une douzaine de traîneaux en ligne. J’ai le pressentiment qu’il va y avoir de la casse à foison avant qu’ils se mettent à la file. Et si ça vient de notre côté, il faut me laisser faire le coup de poing. »

La Fumée se carra des épaules et émit un rire plein de réserve.

« Non, non pas de ça ! cria son camarade d’un air alarmé. Quoi qu’il arrive, ne t’avise pas de cogner. Tu ne pourrais pas conduire les chiens sur cent soixante kilomètres avec des jointures fendues, et c’est ce qui arrivera si tu les appliques sur la mâchoire de quelqu’un. »

La Fumée hocha la tête.

« Tu as raison, le Courtaud. Je ne dois pas courir ce risque-là.

Et rappelle-toi bien, ajouta le Courtaud, que c’est moi qui dois mener le diable et son train pendant les seize premiers kilomètres : toi, tu n’auras qu’à prendre tes aises autant que possible. Je te trimbalerai toujours bien jusqu’au Yukon. Après ça, c’est ton affaire et celle des chiens. Dis donc ! tu ne pourrais pas me dire quel est le plan de Schrœder ? Son premier attelage est stationné à quatre cents mètres en descendant la rivière, et il le reconnaîtra à sa lanterne verte. Mais nous lui faisons le poil. Je parie à tout coup pour la lumière rouge. »

IV

Après une journée claire et froide, un banc de nuages venait de barrer le ciel, et la nuit tomba lourde et sombre, sous la menace d’une chute de neige abondante.

Quelques minutes avant minuit, la Fumée, laissant le Courtaud avec l’attelage à cinq cents mètres en aval sur la rivière, rejoignit les autres coureurs sur la concession numéro trois. Ils étaient quarante-cinq à attendre le départ, avides de gagner les mille milliers de dollars que Cyrus Johnson avait abandonnés dans le gravier gelé. Chaque homme portait six jalons et un gros maillet de bois, et tous étaient vêtus de parkas de gros coutil en forme de blouse.

Le lieutenant Pollock, emmitouflé d’une belle peau d’ours, regarda sa montre à la lueur d’un feu. Il était minuit moins une minute.

« Préparez-vous ! » cria-t-il en élevant son revolver de la main droite, tandis qu’il observait la course circulaire de la petite aiguille.

Quarante-cinq capuchons furent rejetés en arrière, quarante-cinq paires de mains furent dégantées et quarante-cinq paires de mocassins pressèrent fortement la neige foulée. En même temps, quarante-cinq jalons étaient piqués dans la neige et un nombre égal de maillets se soulevaient.

Le coup partit et les maillets tombèrent. Les droits de Cyrus Johnson à un million de dollars venaient d’expirer. Dans le but d’éviter la confusion, le lieutenant Pollock avait insisté pour que le piquet de centre inférieur fût planté le premier, puis celui du Sud-Est, et ainsi de suite en faisant le tour des quatre côtés, y compris le piquet de centre supérieur en route.

La Fumée enfonça son jalon et partit dans les douze premiers. Des feux avaient été allumés aux coins, et près de chaque foyer un agent de police, liste en main, effaçait les noms des hommes. Chacun devait crier son nom et montrer sa figure. Il était donc impossible de jalonner par procuration, pendant que le vrai coureur serait déjà en route.

Au premier coin, von Schrœder planta son piquet à côté de la Fumée. Les deux maillets s’abattirent au même instant. Pendant qu’ils frappaient, d’autres concurrents arrivèrent derrière eux avec une telle impétuosité qu’il se produisit une bousculade générale. La Fumée se glissa hors de la cohue et lança son nom à l’homme de police. Il vit le baron, heurté par l’un des survenants, perdre pied et s’étaler de tout son long dans la neige. Mais il ne s’attarda pas. Il y en avait d’autres devant lui. À l’incertaine lueur du foyer déjà lointain, il crut bien apercevoir le dos massif du gros Olaf, et, en effet, au coin Sud-Ouest, tous deux fixèrent leurs jalons côte à côte.

Ce n’était pas un jeu d’enfants que cette course préliminaire d’obstacles. Les frontières de la concession formaient une longueur totale de seize cents mètres, dont la plus grande partie s’étendait sur la surface inégale d’un terrain plat, mais moutonné de cailloux ronds couverts de neige. Tout autour de la Fumée des hommes trébuchaient et tombaient, et lui-même, à plusieurs reprises, s’abattit violemment sur les mains et les genoux. Une fois, le gros Olaf s’étala juste devant lui, si près que lui-même culbuta pardessus. Le piquet du centre supérieur fut enfoncé au bord du talus de la rive, puis les coureurs dégringolèrent celle-ci, traversèrent le lit gelé de la rivière, et remontèrent de l’autre côté. Pendant que la Fumée grimpait le talus, une main s’agrippa à sa cheville et le tira violemment en arrière. À la lueur vacillante d’un feu lointain, il lui fut impossible de voir qui lui avait joué ce tour. Arizona Bill, qui venait de subir un traitement analogue, se redressa sur ses pieds et lança un magistral coup de poing sur la figure de son assaillant. La Fumée vit et entendit le coup en essayant de reprendre son équilibre, mais avant d’avoir pu faire un nouvel effort pour grimper la pente, il reçut lui-même un direct qui l’étendit à moitié étourdi dans la neige. Il se releva en chancelant, et, reconnaissant l’homme qui l’avait frappé, esquissa un crochet vers sa mâchoire ; mais, se souvenant de la recommandation du Courtaud, il se contint. Un instant après il tombait encore une fois, fauché au-dessous des genoux par un corps qui déboulait.

Cela était un avant-goût de ce qui se passerait quand les coureurs atteindraient leurs traîneaux. Ils arrivaient en foule de l’autre rive et se jetaient en pleine mêlée. Ils s’accrochaient au talus comme des essaims, et l’impatience de leurs concurrents les en arrachait par paquets. Les coups pleuvaient et ceux qui avaient du souffle à perdre hoquetaient des blasphèmes. La Fumée, dont l’esprit était curieusement hanté par le visage de Joy Gastell, faisait des vœux pour que les maillets n’entrassent pas en action. Renversé, piétiné, cherchant à tâtons ses jalons égarés dans la neige, il finit par se tirer de la bagarre et attaqua le talus un peu plus loin. D’autres en faisaient autant, et ce fut une chance pour lui que tant d’individus l’eussent précédé dans cette course vers le coin Nord ou Est.

En descendant vers le quatrième coin il buta à mi-route, s’étala dans une longue glissade et perdit le jalon qui lui restait. Pendant cinq minutes il tâtonna avant de le retrouver, et sans cesse des coureurs haletants le dépassaient. Mais en allant du dernier coin à la rivière il commença à rattraper des hommes épuisés par cette galopade de plus d’un kilomètre et demi.

Sur la rivière même un asile de fous semblait lâché. Une douzaine de traîneaux étaient renversés et empilés les uns sur les autres, et une centaine de chiens agrippés dans un corps à corps féroce. Parmi eux se démenaient des hommes, arrachant les animaux de la mêlée ou les séparant à coups de gourdins. La Fumée, dans le rapide coup d’œil qu’il jeta sur cette scène, se demanda s’il avait jamais vu un dessin de Doré qui y ressemblât.

Bondissant sur la rive pour sortir du passage encombré, il gagna le terrain ferme de la piste et progressa plus rapidement. Au bord de l’étroit sentier, dans des relais où la neige avait été foulée, des traîneaux et des hommes attendaient les coureurs. Il entendit derrière lui des jappements et un bruit de chiens au galop, et eut à peine le temps de bondir de côté dans la neige épaisse : un traîneau passa à toute vitesse, et il distingua l’homme, agenouillé, criant comme un fou. À peine l’attelage était-il passé qu’il s’arrêta net dans un fracas de bataille. Les chiens d’un traîneau garé, excités et irrités par l’approche de leurs congénères, s’étaient lancés sur eux en dépit des efforts de leurs gardiens.

La Fumée, plongeant dans la neige, contourna et dépassa l’obstacle. Il aperçut la lanterne verte de von Schrœder, et, un peu plus bas, le rayon rouge qui indiquait son propre attelage. Deux hommes surveillaient les chiens de Schrœder et interposaient leurs gourdins courts entre eux et la piste.

Il entendit l’appel anxieux du Courtaud :

« Arrive, la Fumée ! arrive donc !

— Me voilà », cria-t-il, hors d’haleine.

La lueur rouge lui permit d’entrevoir la neige bouleversée et foulée aux pieds, et, à la manière de souffler de son partenaire, il comprit qu’il y avait eu bataille. Il tituba vers le traîneau et s’affaissa dessus. Immédiatement le Courtaud fit claquer son fouet en hurlant :

« Hue, démons ! hue donc ! »

Les chiens tendirent leurs harnais d’un bond, et le traîneau s’élança en avant. C’étaient d’énormes bêtes de la baie d’Hudson, constituant l’attelage primé d’Hanson, et la Fumée les avait choisis pour le premier relais, comprenant les seize kilomètres de la Mono, le pénible raccourci de l’estuaire au confluant, et les seize kilomètres du parcours sur le Yukon.

« Combien sont-ils en avant ? demanda-t-il.

— Ferme ça ! ménage ton souffle, répondit le Courtaud. Hue ! les chiens ! Allez-y ! »

Il courait derrière le traîneau, accroché à une courte corde. La Fumée ne pouvait le voir, pas plus d’ailleurs que le traîneau sur lequel il était couché tout de son long. Ayant laissé derrière eux les foyers allumés, les chiens fendaient à toute vitesse une obscurité presque poisseuse, tant elle paraissait dense.

La Fumée sentit le traîneau pivoter sur un patin en tournant une courbe invisible, et entendit en avant des bêtes qui grognaient et des hommes qui juraient. Ce bruit provenait de ce qu’on appela plus tard l’encombrement Barnes-Slocum. Les traîneaux des deux hommes ainsi nommés venaient d’entrer en collision, et les sept gros batailleurs de la Fumée s’empilèrent dans le tas à fond de train. Tous ces chiens rassemblés sur la rivière Mono n’étaient guère que des loups apprivoisés, et les émotions de cette nuit les rendaient fous d’ardeur combative. Les chiens du Klondike, que l’on mène sans rênes, ne peuvent être arrêtés que par la voix : il était donc impossible de réprimer cette orgie de férocité qui s’entassa entre les bords resserrés de la rivière. L’un après l’autre, les attelages arrivant de derrière se précipitaient dans la mêlée. Les hommes qui avaient réussi à dégager le leur étaient submergés par de nouvelles avalanches d’animaux bien repus, bien reposés et ne demandant qu’à se battre.

« Il s’agit d’assommer à droite et à gauche, pour se dépêtrer et foncer à travers ! hurla le Courtaud à l’oreille de son compagnon. Et ménage tes jointures. Tire-nous de là et laisse-moi donner les coups. »

La Fumée ne put jamais se rappeler exactement ce qui s’était passé pendant la demi-heure suivante. Il finit par sortir de la bagarre épuisé, pantelant, la mâchoire écorchée d’un coup de poing, l’épaule meurtrie d’un coup de gourdin, le sang tiède lui coulant le long d’une jambe déchirée par les crocs d’un chien, et les deux manches de sa parka réduites en morceaux. Comme dans un rêve, tandis que la bataille continuait à faire rage derrière lui, il aida le Courtaud à refaire le harnachement des chiens. Ils coupèrent les traits de l’un d’eux, qui était mourant, et s’ingénièrent, en tâtonnant dans l’obscurité, à remettre tout en ordre.

« Maintenant, couche-toi et reprends ton souffle », ordonna le Courtaud.

Et les chiens, sans avoir rien perdu de leur vigueur, s’élancèrent dans la nuit, descendirent la Mono, filèrent par le raccourci et arrivèrent au Yukon. À la rencontre de la piste principale sur le fleuve, quelqu’un avait allumé un feu, et le Courtaud se sépara de son ami. Pendant que son traîneau bondissait derrière les chiens lancés à toute allure, cette lueur permit à la Fumée d’entrevoir une autre des scènes inoubliables de ce pays du Nord. Il emporta la vision du Courtaud, hurlant son encouragement d’adieu, puis titubant et s’asseyant lentement dans la neige, un œil au beurre noir, l’autre fermé, les jointures des doigts meurtries et fendues, le bras déchiré par une morsure d’où coulait sans arrêt un ruisselet de sang, et les manches de sa parka en lambeaux.

V

« Combien sont-ils en avant ? demanda la Fumée à la première étape, en quittant son attelage fatigué et en s’élançant sur le traîneau qui l’attendait.

— J’en ai compté onze », cria l’homme derrière lui, car il était déjà entraîné par ses chiens, au galop.

Les bêtes avaient vingt-quatre kilomètres à franchir jusqu’au prochain relais, à l’embouchure du Fleuve Blanc. Elles étaient neuf, et composaient son plus faible attelage. La distance de quarante kilomètres entre le Fleuve Blanc et le Sixty Mile avait été divisée en deux étapes à cause des glaçons empilés, et la Fumée avait réservé pour ce parcours difficile deux équipes plus résistantes.

Il était étendu de tout son long sur le traîneau, à plat ventre, se tenant des deux mains. Dès que les chiens faisaient mine de ralentir leur allure excessive, il se relevait sur les genoux, les excitait de ses cris, et, se cramponnant d’une main, lançait son fouet à tort et à travers. Si médiocre que fût l’attelage, il en dépassa deux autres avant d’atteindre le Fleuve Blanc. À cet endroit, lorsque le fleuve était pris, un entassement de glaçons avait formé digue et, sur huit cents mètres en aval, facilité le gel des eaux libres avec une surface unie. Cette particularité permettait aux coureurs de changer de traîneaux à la volée, et dans tout le parcours ils avaient disposé leurs relais au-dessous de digues de glace analogues.

Après avoir franchi la barrière de glaçons, la Fumée lança ses chiens sur l’étendue plate, en criant de toutes ses forces :

« Billy, Billy ! »

Billy entendit l’appel et y répondit. À la lueur des nombreux foyers allumés sur la glace, la Fumée vit un traîneau obliquer à la hauteur du sien : l’attelage frais le rattrapa sans peine, et, au moment où ils couraient de front, la Fumée bondit d’un véhicule à l’autre, tandis que Billy lui faisait place en se laissant rouler dehors.

« Où est le gros Olaf ? cria la Fumée.

— En tête, répondit la voix de Billy » ; les feux disparurent et la Fumée vola de nouveau à travers l’épaisse nuit.

La piste traversait par instants de véritables chaos, formés par les blocs de glace. La Fumée se laissait alors glisser à terre par l’avant du traîneau, et, s’attelant à une remorque, peinait à côté du chien de pivot. Il dépassa pourtant trois traîneaux auxquels étaient survenus des accidents, car il entendait les hommes détacher les chiens et raccommoder les harnais.

Sur le court trajet qui le séparait du Sixty Mile, il devança encore deux attelages. Il lui fut facile de se rendre compte de ce qui leur était arrivé, car bientôt un de ses propres chiens se foula l’épaule, et, incapable de continuer, se laissa traîner dans les harnais. Ses compagnons, excités, lui tombèrent dessus à coups de crocs. La Fumée dut leur assener une volée du gros bout de son fouet. Comme il coupait les traits de l’animal blessé, il entendit à l’arrière des jappements et une voix d’homme qui lui était familière. C’était von Schrœder. La Fumée cria pour l’avertir d’éviter la collision, et le baron, retenant ses chiens et inclinant la flèche, passa à quatre mètres de distance. Cependant l’ombre était si profonde que la Fumée l’entendit sans le voir.

Sur la plaine de glace, près du Poste de commerce à Sixty Mile, la Fumée rattrapa deux autres traîneaux. Tous venaient de relayer, et pendant cinq minutes les trois coururent de front, chaque homme, à genoux, prodiguant des coups de fouet et des cris aux chiens affolés. Mais la Fumée avait étudié cette partie du trajet. Il reconnut sur la rive un grand pin qui s’estompait à la lueur des nombreux foyers. En aval de cet arbre, non seulement l’obscurité redevenait absolue, mais le terrain cessait brusquement d’être uni, et la Fumée savait qu’en cet endroit la piste se rétrécissait brusquement à la largeur d’un unique traîneau.

Se penchant en avant, il empoigne la remorque et rapproche du chien de pivot le traîneau bondissant. Il saisit l’animal par les pattes de derrière et le renverse. La bête, avec un hurlement de rage, essaye de le mordre, mais est traînée par le reste de l’attelage, et son corps fait office de frein. Pendant ce temps les deux autres traîneaux, toujours de front, se précipitaient en avant vers la voie étroite.

La Fumée entendit le fracas et les cris de la collision. Il lâcha son chien de pivot, s’élança vers la flèche et fit obliquer son attelage à droite. Les animaux barbotèrent jusqu’au cou dans la neige molle. Ce fut un travail exténuant ; mais la Fumée dépassa les traîneaux enchevêtrés et gagna la piste bien tassée qui s’étendait au-delà.

VI

Au relais de Sixty Mile, la Fumée avait placé son attelage d’avant-dernière qualité, et, bien que le terrain fût bon, il avait limité le trajet à vingt-quatre kilomètres, réservant ses meilleures bêtes pour les deux dernières étapes, celles qui devaient l’amener au bureau de l’Enregistrement de Dawson. Sitka Charley l’attendait en personne avec les huit malemutes qui devaient effectuer un parcours de trente-deux kilomètres ; puis la Fumée franchirait la distance finale de vingt-quatre kilomètres avec son propre attelage, celui qu’il avait eu tout l’hiver et qui l’avait accompagné à la recherche du lac Surprise.

Les deux hommes enchevêtrés à Sixty Mile ne réussirent pas à le rattraper, et d’autre part son propre attelage ne rejoignit aucun des trois qui étaient encore en tête. Bien que manquant un peu de tempérament et de vitesse, ses bêtes étaient pleines de bonne volonté, et il n’était pas nécessaire de les encourager beaucoup pour les maintenir dans leur meilleure allure. Rien à faire, pour la Fumée, qu’à rester couché sur le ventre et tenir bon. De temps à autre il émergeait de l’obscurité dans le rayonnement d’un brasier, et, après avoir entrevu des hommes couverts de fourrures qui attendaient debout près de leurs chiens harnachés, il s’enfonçait dans la nuit.

Il dévora ainsi des kilomètres et des kilomètres, au rythme monotone des grincements et cahots des patins. Il se maintenait en place d’une façon presque automatique, tandis que le traîneau plongeait ou se soulevait au hasard des aspérités, oscillait ou pivotait dans les courbes.

L’un après l’autre, et sans raison apparente, trois visages se projetaient dans sa conscience : Joy Gastell, rieuse et hardie ; le Courtaud, abîmé et épuisé par la bataille de la rivière Mono ; et Jean Belliou, couturé et rigide comme une statue de fonte, dans son inexorable sévérité. Et par instants la Fumée se sentait une envie de crier, d’entonner un chant de sauvage triomphe, en se rappelant les bureaux de La Vague et le feuilleton san-franciscain qu’il avait laissé en plan, avec toutes les friperies de cette époque vide.

L’aube grise apparaissait lorsqu’il échangea ses chiens fatigués contre les huit malemutes bien dispos. C’étaient des animaux plus légers que ceux de la baie d’Hudson, capables de fournir une vitesse supérieure, et courant avec l’infatigable souplesse de véritables loups. Sitka Charley lui indiqua l’ordre des traîneaux qui filaient devant lui : le gros Olaf en tête ; Arizona Bill ensuite, puis von Schrœder. C’étaient les trois meilleurs hommes du pays : et de fait, c’est en cet ordre qu’ils avaient été classés dans les paris populaires avant que la Fumée quittât Dawson. Pendant qu’ils couraient pour gagner un million de dollars, les paris engagés se montaient à la moitié d’un autre. Personne n’avait parié sur la Fumée : plusieurs de ses exploits étaient connus, mais on le tenait encore pour un Chéchaquo ayant bien encore des choses à apprendre.

Comme le jour grandissait, la Fumée aperçut un traîneau en avant. Au bout d’une demi-heure, son propre chien de tête galopait immédiatement derrière. Et ce fut seulement quand l’homme tourna la tête pour le saluer que la Fumée reconnut Arizona Bill. Von Schrœder l’avait évidemment dépassé.

Cependant la piste bien durcie qui courait à travers la neige molle était trop étroite pour deux, et, au cours d’une autre demi-heure, la Fumée fut obligé de rester derrière. Puis ils franchirent un amoncellement de glaces et trouvèrent en aval une étendue bien unie où étaient établis de nombreux campements de relais ; la neige y était foulée sur une grande largeur. Agenouillé, brandissant son fouet et hurlant, la Fumée amena son attelage de front avec l’autre. Il remarqua que le bras droit d’Arizona Bill pendait inerte à son côté, ce qui l’obligeait à manier le fouet de la main gauche et l’empêchait de se cramponner ; plus d’une fois il dut interrompre les coups de fouet pour éviter une chute. La Fumée se souvint de l’échauffourée qui s’était produite au départ et comprit à quel point étaient sages les conseils du Courtaud.

« Qu’est-il arrivé ? demanda la Fumée qui commençait à prendre les devants.

— Je ne sais pas, répondit Arizona Bill, j’ai dû me démettre l’épaule dans la bagarre. »

Il ne cédait le terrain qu’à regret et pourtant, quand le dernier relais fut en vue, il se trouvait distancé d’au moins un kilomètre. En avant, la Fumée aperçut enfin le gros Olaf et von Schrœder collés l’un à l’autre. Il s’agenouilla de nouveau et enleva ses chiens fatigués à une allure que pouvait seul obtenir un homme connaissant à fond la manière de conduire ces animaux. Il arriva tout contre l’arrière du traîneau de von Schrœder, et c’est dans cet ordre que les trois dévalèrent un terrain plat, au-dessous d’une digue de glace, où attendaient un grand nombre d’hommes et de chiens. Dawson était à vingt-quatre kilomètres de distance.

Von Schrœder, avec ses relais de seize kilomètres, avait changé d’attelage à huit kilomètres en arrière, et devait changer de nouveau à huit kilomètres en avant. Aussi maintenait-il ses chiens à toute vitesse. Le gros Olaf et la Fumée accomplirent au vol leur transbordement, et leurs attelages frais regagnèrent immédiatement ce qu’ils avaient perdu sur le baron. Le gros Olaf le dépassa d’abord, et la Fumée passa à sa suite sur la piste étroite.

« Ce n’est pas mal, mais il y a mieux encore », se dit la Fumée en paraphrasant Spencer.

Il n’avait plus peur de von Schrœder, resté à la traîne, mais il avait devant lui le meilleur conducteur de chiens du pays. Le dépasser semblait impossible. À maintes reprises, la Fumée poussa son chien de tête presque à toucher l’autre traîneau, et chaque fois le gros Olaf sembla filer du loch et reprit sa distance. La Fumée se contenta de suivre le train et de maintenir désespérément l’allure, se disant que la course n’était pas perdue pour l’un des deux tant qu’elle n’était pas gagnée par l’autre, et bien des choses peuvent arriver sur un parcours de vingt-quatre kilomètres.

À cinq kilomètres de Dawson, il arriva effectivement quelque chose. La Fumée fut tout surpris de voir le gros Olaf se redresser et, avec force jurements et coups de fouet, exiger de ses animaux une suprême dépense d’énergie. Il aurait dû réserver cet emballement pour les derniers cent mètres de la course au lieu de le commencer à cinq kilomètres du but. Si meurtrière pour les chiens que fût cette allure, la Fumée la soutint. Son propre attelage était superbe. Aucun chien sur le Yukon n’aurait pu être en meilleure forme après avoir fourni un effort aussi dur. En outre, la Fumée avait peiné avec eux, et couché avec eux ; il connaissait chaque bête individuellement, et savait s’adresser à son intelligence pour en extraire toute la bonne volonté possible.

Ils franchirent un petit tassement de glaçons et s’engagèrent sur le terrain plat en aval. Le gros Olaf avait à peine quinze mètres d’avance. Tout à coup un traîneau s’élança de côté et se rapprocha du sien. La Fumée comprit alors le but de son dernier coup de collier : il voulait gagner de l’avance pour changer de véhicule. Ce nouvel attelage qui l’attendait pour l’étape d’arrivée était une surprise, et même ceux qui pariaient pour lui n’en avaient pas eu connaissance.

La Fumée essaya désespérément de le dépasser pendant l’échange. À force d’encouragements et de coups, il rogna peu à peu les quinze mètres de distance, jusqu’à ce que son chien de tête galopât de front avec le chien de pivot du gros Olaf. De l’autre côté, à la même hauteur, courait le traîneau de relais. À la vitesse où ils marchaient, le gros Olaf n’osait pas risquer le saut en voltige : s’il manquait son coup et tombait, la Fumée serait en tête, et la course perdue pour lui.

Il essaya de reprendre de l’avance et enleva magnifiquement son attelage, mais le chien de tête de la Fumée se maintenait à la même hauteur. Pendant huit cents mètres les trois traîneaux filèrent côte à côte. Ils étaient presque à l’extrémité du terrain uni quand le gros Olaf risqua le coup. Au moment où les véhicules se rapprochaient les uns des autres, il

L'équipage du gros Olaf avait à peine quinze mètres d'avance.
L'équipage du gros Olaf avait à peine quinze mètres d'avance.
bondit, et à peine avait-il touché l’autre traîneau qu’il était à genoux, pressant la nouvelle escouade de la voix et du fouet. Comme le terrain uni se rétrécissait en une piste étranglée, il y lança ses chiens avec une avance d’un mètre à peine.

Un homme ne doit pas désespérer tant qu’il n’est pas battu, se dit la Fumée, et le gros Olaf eut beau presser, il ne réussit pas à se débarrasser de lui. Aucun des attelages que la Fumée avait conduits cette nuit-là n’aurait pu, après un train si vertigineux, se maintenir de front avec une équipe fraîche. Néanmoins cette allure l’exténuait, et quand ils commencèrent à contourner la hauteur de Klondike-City, la Fumée sentit faiblir l’énergie de ses animaux. Ils retardaient d’une façon presque imperceptible, mais, pied à pied, l’avance de l’autre s’éleva à une vingtaine de mètres.

Un hurrah prolongé fut poussé par la population de Klondike-City assemblée sur la glace, au confluent du Klondike et du Yukon. À huit cents mètres de distance, sur la rive Nord du Klondike, se dresse Dawson. Une volée d’exclamations plus nourries s’éleva d’un certain point, et la Fumée aperçut un traîneau qui s’élançait vers lui. Il reconnut les superbes animaux qui le tiraient : c’étaient ceux de Joy Gastell ; et elle les conduisait en personne. Le capuchon de sa parka en peaux d’écureuils, rejeté en arrière, révélait l’ovale de son visage en relief comme un camée sur la lourde masse de ses cheveux. Elle s’était dégantée, et de ses mains nues elle manœuvrait le fouet et s’accrochait au traîneau.

« Sautez ! » cria-t-elle, au moment où son chien de tête grognait à l’adresse de la Fumée.

Celui-ci retomba derrière elle, et le traîneau oscilla sous le choc, mais elle, bien calée sur les genoux, ne cessa pas de manœuvrer le fouet.

« Allez ! vous autres, courez ! kiss ! kiss ! »

Les chiens jappaient et gémissaient dans leur ardeur à dépasser le gros Olaf.

Quand le chien de tête atteignit l’arrière du traîneau de celui-ci, puis, mètre par mètre, arriva de front avec son rival, la foule massée sur la rive de Dawson devint folle d’enthousiasme. C’était une grande cohue, car sur toutes les rivières les mineurs avaient abandonné leurs outils pour venir voir le résultat, et une arrivée de pair après une course de cent soixante-seize kilomètres justifiait toutes les extravagances.

« Attention ! Quand vous serez en tête je descendrai ! » cria Joy par-dessus son épaule.

La Fumée essaya de protester.

« Et méfiez-vous de la courbe à moitié chemin du talus ! » ajouta-t-elle.

Écartés de deux mètres, les deux attelages galopaient de front. Du fouet et de la voix, le gros Olaf réussit à se maintenir encore une minute. Puis, lentement, presque insensiblement, le chien de tête de Joy commença à prendre les devants.

« Apprêtez-vous ! cria-t-elle à la Fumée. Je vais vous quitter. Prenez le fouet. »

Comme il avançait la main, ils entendirent le gros Olaf rugir un avertissement, mais trop tard. Son chien de tête, furieux d’être dépassé, obliquait pour attaquer les autres. Ses crocs se plantent dans le flanc du chien de tête de Joy. Les attelages rivaux se prennent à la gorge. Les traîneaux passent par-dessus les bêtes entrelacées et se renversent. La Fumée se remet sur pied et essaye de relever Joy. Mais elle le repousse, en criant : « Courez ! »

Le gros Olaf, toujours attentif à terminer la course, bondissait déjà à cinquante mètres en avant. La Fumée s’élança et, en atteignant la rive, il était sur les talons de l’autre. Mais, en montant le talus, le gros Olaf, par de puissantes embardées, regagnait quatre mètres.

Le bureau de l’Enregistrement faisait partie du cinquième pâté de maisons dans la rue principale. Celle-ci était bondée comme au passage d’un défilé militaire. Cette fois la Fumée trouva plus difficile de rattraper son gigantesque rival, et quand il le rejoignit il fut incapable de le dépasser. Côte à côte ils couraient dans une allée étroite entre deux murs compacts d’hommes emmitouflés qui les acclamaient. Tantôt l’un, tantôt l’autre, au prix d’un élan convulsif, gagnaient un pouce environ, pour le reperdre immédiatement.

Si leur allure antérieure avait été mortelle pour les chiens, celle qu’ils s’imposaient maintenant ne l’était pas moins pour eux-mêmes. Mais l’enjeu était d’un million de dollars, sans parler d’une honorable notoriété dans la contrée du Yukon. La seule impression qui parvint à la Fumée dans cette finale et folle randonnée fut un profond étonnement qu’il y eût tant de gens au Klondike. Jamais auparavant il ne les avait vus rassemblés.

Puis il se sentit ralentir malgré lui, et le gros Olaf le devança d’une bonne enjambée. Il semblait à la Fumée que son cœur allait éclater, et il avait perdu toute conscience de ses jambes. Elles volaient sous lui, mais il ignorait comment il continuait à les actionner, et il n’aurait su dire par quel miracle, leur imposant un regain de force, il les obligea à le ramener au niveau de son gigantesque rival.

Devant eux apparut la porte ouverte du bureau de l’Enregistrement. Les deux hommes firent un effort final et inutile. Aucun ne put se décoller de l’autre : côte à côte ils trébuchèrent sur le seuil, entrèrent violemment en collision et tombèrent la tête en avant.

Ils se mirent sur leur séant, trop épuisés pour se relever. Le gros Olaf, ruisselant de sueur, respirant en halètements effroyablement pénibles, esquissait dans l’air des gestes décousus et essayait en vain de parler. À la fin il tendit la main avec une intention bien évidente ; la Fumée la lui serra cordialement.

« C’est une course au pair, déclara le préposé de l’Enregistrement. » La Fumée entendait comme en rêve cette voix qui sonnait affaiblie et lointaine. « Tout ce que je puis dire, c’est que vous êtes tous deux gagnants. Il faudra vous partager la concession. Vous voilà associés. »

Leurs mains unies exécutèrent un mouvement de pompe pour ratifier cette décision. Le gros Olaf secoua la tête avec une grande énergie et bredouilla quelque temps avant de pouvoir s’exprimer.

« Satané Chéchaquo ! proféra-t-il, mais avec une note d’admiration dans la voix. Je ne sais pas comment vous avez fait, mais ça y est. »

Au-dehors était massée une foule bruyante, et le bureau même était envahi et bondé. Les deux associés se décidèrent à une nouvelle tentative, et s’aidèrent mutuellement à se remettre sur pied. La Fumée sentait ses jambes trembler sous lui et titubait comme un ivrogne. Le gros Olaf s’approcha en chancelant.

« Je suis fâché que mes chiens aient sauté sur les vôtres.

— Vous ne pouviez pas les en empêcher, haleta la Fumée. Je vous ai entendu crier.

— Dites donc ! continua le gros Olaf avec des yeux brillants, cette jeune personne-là… hein… quel beau brin de fille ?

— Pour sûr ! » approuva la Fumée.



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  1. Little lord Fauntleroy, par Hodgson Barnett : histoire d’un jeune garçon américain qui hérite d’un domaine seigneurial anglais, et devient précieux et affecté.
  2. Dans Croc-Blanc (ch. xvi, Le Dieu fou), Jack London nous apprend que : « … les quelques hommes blancs qui se trouvaient à Fort-Yukon se dénommaient eux-mêmes, avec orgueil, les Sour-Doughs, ou les Pâtes-aigres, parce qu’ils préparaient, sans levure, un pain légèrement acidulé. Ils ne professaient que du dédain pour les autres hommes blancs qu’amenaient les vapeurs et qu’ils désignaient sous le nom de Chéchaquos, parce que ceux-ci faisaient, au contraire, lever leur pain pour le cuire. »